L’Ancien Régime et la Révolution – Alexis de Tocqueville

Nabil GUERBOUKHA

Il est remarquable de constater ce qu’une Révolution, comme celle qu’a connue la France à la fin du XVIIIème siècle, a pu engendrer comme bouleversements majeurs à tous les niveaux, social, économique, religieux et au sein même des esprits. Un événement aussi grandiose et aussi unique dans sa forme, et dont ces acteurs même espérant de vagues changements et réformes, ignoraient sa venue et n’avaient point une idée précise de tout ce à quoi cela allait aboutir.
Tocqueville pense que c’est loin d’être le fruit du hasard, que cette Révolution est une forme aiguë d’un cumule de circonstances sous l’ancien régime et d’un long travail auquel dix générations d’hommes avaient travaillé. De là, il va se poser des questions sur l’objet réel de cette Révolution et ses caractéristiques. Il va même s’approfondir pour comprendre la société d’avant la Révolution et ses spécificités, le fonctionnement de ses institutions et les transformations touchant les individus de classes différentes. Un travail si minutieusement élaboré a fait l’objet d’une de ses œuvres les plus connues, « L’Ancien Régime et la Révolution », que nous essayerons, à travers cet article, d’en faire ressortir les principales idées.

1- Oeuvre propre de la Révolution française et ses caractéristiques

Plusieurs sont les jugements erronés portés sur la Révolution. On pourrait croire, vu son caractère violent, qu’elle était là pour perpétuer le désordre, comme lui ont souvent reproché ses premiers adversaires, qu’elle avait pour but de détruire les croyances religieuses et de remplacer tout avancement civilisationnel arrivé jusque-là. Bien au contraire, celle-ci était le moyen d’accroitre la puissance et les droits de l’autorité publique.
La Révolution était l’événement fortuit, qui portait des réformes sociales et politiques égalitaires. Elle avait comme objet principal l’abolition immédiate des institutions de l’ancien régime despotique commun à l’Europe d’autrefois, destinées à périr.
« La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue. Telle fut son oeuvre. »

Une des premières étapes de la Révolution était de s’attaquer à l’église. Tocqueville nous explique que cela n’était qu’un incident de cette grande Révolution. La passion irréligieuse était bel et bien présente bien avant son commencement, elle était le produit des philosophes du XVIIIème siècle, qui étaient, au même temps, parmi les principaux acteurs de la Révolution. D’autre part, les églises étaient l’une des institutions politiques de l’ancien régime, une des plus puissantes et des plus proches du peuple, où les prêtres bénéficiaient de privilèges. Le peuple, dans son processus de rupture avec tout ce qui le liait à l’ancien régime, n’a pas fait d’exception à l’église, elle a subi donc le sort de l’abolition comme toute autre institution. L’auteur précise qu’après cela, l’église retrouvait sa place et sa puissance graduellement dans les esprits et s’y réaffirmait.
« Croire que les sociétés démocratiques sont naturellement hostiles à la religion est commettre une grande erreur : rien dans le christianisme, ni même dans le catholicisme, n’est absolument contraire à l’esprit de ces sociétés, et plusieurs choses y sont très favorables. L’expérience de tous les siècles d’ailleurs a fait voir que la racine la plus vivace de l’instinct religieux a toujours été plantée dans le coeur du peuple. »

Le soulèvement populaire de la Révolution ne s’est pas limité à la destruction des institutions. Nous avons vu le soulèvement du pauvre contre le riche, le roturier contre le noble, le paysan contre son seigneur. Tous, luttaient pour l’égalité naturelle des hommes, la souveraineté du peuple, l’omnipotence du pouvoir social, l’uniformité des règles, ainsi que l’abolition de tous les privilèges de castes, de classes et de professions. Ces doctrines représentent la substance même de la Révolution.

2- Institutions et moeurs de l’ancien régime

Si on revenait au moyen âge, presque dans toute l’Europe, il y’a eu un régime constitué d’institutions dont les lois étaient très similaires. Les mêmes assemblés politiques et les mêmes maximes conduisaient leurs gouvernements. Quant aux sociétés, elles étaient divisées de la même manière, par la même hiérarchie entre les différentes classes. Arrivé au XVIIIème siècle, il était à moitié en ruine partout. Cela revient aux changements majeurs des sociétés où les anciennes maximes n’ont plus lieu d’être. Ce qui vit, agit et produit avec des principes nouveaux est tout à fait contradictoire à la société du moyen âge, et cela mène inévitablement à la dégénérescence d’un des deux.
La centralisation administrative est la seule portion de la constitution politique de l’ancien régime qui a survécu, cela revient à son accommodation à l’état social nouveau que la Révolution a créé. Il existait ce qu’on appelait, le conseil du roi, un corps administratif, qui semble décider toutes les affaires importantes et surveille les pouvoirs secondaires, tout cela, bien entendu, sous le bon plaisir du roi. Le roi était au centre de toutes les décisions, le seul et l’unique. Le conseil, formé de personnages médiocres, n’était là que pour donner des avis et exécuter les ordres de sa majesté. Dans chaque province, il y avait un agent, appelé intendant. C’est par ce système que le gouvernement central, seul, maintenait l’ordre public, cassait souvent les règlements de police institués par les corps de justice. Il est même parfois passé du rôle du souverain à celui du tuteur.
« Il agit d’ordinaire discrètement et sans bruit, montrant toujours moins de prétentions que de pouvoir. Aussi n’a-t-il par lui-même aucun éclat ; ou plutôt il se perd dans la splendeur du trône dont il est proche, si puissant qu’il touche à tout, et en même temps si obscur que c’est à peine si l’histoire le remarque. »

L’ancien régime utilisait une ruse, de peur du caractère démocratique, il vendait aux villes le droit d’élire leurs magistrats, qui une fois élus, étaient juste changés ou subordonnés par le pouvoir central. Le peuple, bien plus malin que ces manigances, ne participe plus et s’isole, ou bien, il est plus juste de dire que c’est en réalité le pouvoir qui s’isole de plus en plus du peuple. Car au final, c’est toujours ceux qui cassent la liberté, qui viennent demander de façonner son image.
« Presque tous ont échoué dans cette entreprise, et ont bientôt découvert qu’il était impossible de faire durer longtemps ces menteuses apparences là où la réalité n’était plus. »

Il n’y avait pas une ville ou un village, une fabrique, un hôpital ou un collège qui pouvait, en ce temps-là, avoir le libre choix dans ses affaires internes, tout était sous la tutelle de l’administration.
Pour ce qui est de la justice, les tribunaux ordinaires ont gardé leur aspect indépendant. Cependant, on avait fait usage de tribunaux exceptionnels, sous l’emprise de l’intendant et du conseil, qui lui-même avait le pouvoir de choisir les affaires qui l’intéressaient. L’intervention de l’administration dans la justice, aux yeux de Tocqueville, rend les hommes à la fois révolutionnaires et serviles.
Une autre caractéristique de l’administration en France, était la haine violente de toute initiative qui vise à s’occuper des affaires publiques. Elle mettait des bâtons dans les roues à tout bourgeois ou noble qui tentait une affaire : « Elle préférait la stérilité à la concurrence ».

Au sein de la population, se propageait l’idée que seul le gouvernement est maître du maintien de l’ordre. Il est à lui seul responsable de tous les maux de la société, on l’invoque dans chaque nécessité. L’intendant et son subdélégué, à leur tour traitent les paysans de paresseux de nature qui ne travaillent que par obligation pour ne pas mourir. D’ici, nous apercevons le vide immense et dangereux entre le pouvoir central et le peuple.
« La soumission du peuple à l’autorité est encore complète, mais son obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté ; car, s’il lui arrive par hasard de s’émouvoir, la plus petite émotion le conduit aussitôt jusqu’à la violence, et presque toujours c’est aussi la violence et l’arbitraire, et non la loi, qui le répriment. »

3- Faits anciens qui ont préparé la Révolution

En 1789, Paris est devenue la France même. La dépendance directe des provinces à la capitale, par effet de la centralisation, a engendré ce qu’on appelle la Révolution sourde, qui signifie le dépeuplement des provinces. Les gens, munis de talent, ambitieux, n’ont plus rien à faire dans leur Province qu’ils considèrent inerte. L’auteur constate que la prépondérance politique qu’avait la capitale revient avant tout à la nature du gouvernement déjà suscité.
De ce fait, Paris devint le centre des affaires administratives et de l’industrie, une ville d’échanges, de consommation et de plaisir. La pensée émerge toujours du centre. Plus la Révolution s’approchait et plus l’omnipotence de Paris continuait à croître. Tocqueville fait le lien et pense que cette centralisation des affaires dans la capitale a joué un rôle prépondérant dans la chute si soudaine et violente de l’ancien régime.
Par toutes les formes de privilèges et de corruptions « La nation, dit Turgot à son Roi, était devenue une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très peu de liens, et où, par conséquent, personne n’est occupé que de son intérêt particulier. Nulle part il n’y a d’intérêt commun visible. Les villages, les villes n’ont pas plus de rapports mutuels que les arrondissements auxquels ils sont attribués. Ils ne peuvent s’entendre entre eux pour mener des travaux publics qui leur sont nécessaires. Dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d’entreprises, Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d’autrui, quelquefois pour exercer les siens propres. »

Le rapprochement de ces hommes était la conséquence de la cause même de leur séparation. Les bourgeois et les nobles, confrontés aux mêmes problèmes avec le régime en place, avaient plus d’intérêt commun. Les conditions du paysan empiraient encore plus par l’oppression. Ces hommes étaient devenus plus semblables entre eux.
« Quand les différentes classes qui partageaient la société de l’ancienne France rentrèrent en contact […] après avoir été isolées si longtemps par tant de barrières, elles ne se touchèrent d’abord que par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent que pour s’entre-déchirer. Même de nos jours leurs jalousies et leurs haines leur survivent. »

Au milieu de la population, une espèce de liberté et de résistance était toujours présente. Selon l’auteur, en plus des institutions judiciaires qui étaient libres, malgré tous leurs défauts, la propriété foncière inspirait à une certaine liberté. La puissance morale du clergé a aussi joué un rôle car elle inculquait à ses fidèles l’esprit indépendantiste.
« Il faut reconnaître que, dans la défense de leur propre indépendance et de leur honneur, ils se montraient toujours intrépides, et qu’ils communiquaient leur âme à tout ce qui les approchait. »

4- Acteurs influents dans la Révolution

Comment, vers le milieu du XVIIIème siècle, les hommes de lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et quels effets en résultèrent ?
Les hommes de lettres, furent d’une grande contribution à la Révolution et à son génie. Ils imaginaient la société de leur temps, totalement nouvelle, puisée dans la raison et dans la loi naturelle. Ils avaient en commun ce dégoût des choses anciennes et des traditions, et notamment celui de la religion. Ils conservent une forme de liberté à philosopher sur l’origine des sociétés, sur la nature essentielle des gouvernements et sur les droits primordiaux du genre humain, notamment l’égalité des conditions au vu des abus et des privilèges. Ces philosophes furent des acteurs politiques très écoutés par le peuple, leurs théories, une fois admises par lui, se transformèrent en passions politiques et en actes.
D’autres acteurs, qui ont initié la prise de conscience au sein du peuple que l’Histoire a moins retenu et dont l’impact était tout aussi important, sont les économistes. C’est d’après leurs écrits, selon Tocqueville, qu’on pourrait le mieux étudier la vraie nature de la Révolution.
Leur pensée portait toutes les réformes sociales et administratives qu’ont eu lieu par la suite, avant même que l’idée des institutions libres ne fut apparue. Ils ne tenaient pas à ce que ce pouvoir absolu soit détruit mais converti. Leur théorie était ce qu’on pourrait appeler le despotisme démocratique, selon lequel l’état pouvait faire des hommes ce qu’il voulait, et qu’il était lui seul maître du maintien de l’ordre. La seule garantie qu’on pouvait avoir était l’éducation publique.
Ceci dit, les Français ont voulu l’égalité bien avant de penser à la liberté. Cependant, un peuple si longtemps mal conduit, conçoit, inévitablement, le désire de se gouverner lui-même. On a vu l’esprit indépendantiste, déjà existant et enrichi davantage par les idées des philosophes, s’accroître de plus en plus. Un amour de la liberté.
« Ce qui, dans tous les temps, lui a attaché si fortement le coeur de certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre, indépendant de ses bienfaits ; c’est le plaisir de pouvoir parler, agir, respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. Ce ne sont pas les biens matériels qu’elle leur donne que ceux-ci aiment alors en elle ; ils la considèrent elle-même comme un bien si précieux et si nécessaire qu’aucun autre ne pourrait les consoler de sa perte et qu’ils se consolent de tout en la goûtant. »

Conclusion

Cette étude sur la Révolution, présentée ainsi par Tocqueville, nous a permis de replonger dans des temps lointains. Et de là, observer et comprendre une société qui a abouti à la Révolution, la comparer et dégager ses spécificités, pour enfin donner des explications sur ses actes et ses fruits.
Il a été porté à notre attention, les faux jugements émis sur leur Révolution qui sont nocifs à la bonne compréhension de leur histoire.
Nous apprenons par cette expérience humaine unique, par son caractère et par la complexité des paramètres de son aboutissement, qu’il n’y a pas deux Révolutions produites dans l’Histoire qui se ressemblent entièrement.
Ceci nous pousse, si on voulait arriver à comprendre une Révolution, à aller rechercher le fonctionnement propre de sa société. Cependant, des similitudes existent entre les formes de Révolution des différents peuples, ce qui constitue une bonne raison de lire et de savoir davantage sur les peuples et leur histoire.

Un mot sur l’auteur et sa pensée

Alexis-Henri-Charles Clérel, Comte de Tocqueville, généralement appelé Alexis de Tocqueville, est un philosophe politique, historien, sociologue et homme politique français. Né à Paris le 29 juillet 1805 dans une vielle famille aristocratique de Normandie, mort à Cannes le 16 Avril 1859.
Il aboutit à la fin de sa vie, après de grandes recherches, à sa grande oeuvre, L’ancien Régime et la Révolution, dans laquelle il répond à plusieurs questionnements sur l’avènement de la révolution française, ses acteurs et ses circonstances.
Tocqueville est par excellence le sociologue comparatiste. Après avoir déterminé les traits structurant des sociétés, anciennes ou modernes, il met en confrontation ces sociétés par leur similitude et leurs différences, pour enfin comprendre les institutions politiques, ce qu’il lui sert pour enrichir sa propre vision des concepts politiques et ses jugements de l’histoire de sa nation.Dans sa pensée, Tocqueville donne la primauté au fait démocratique. Il constate les fondements communs des sociétés modernes ou démocratiques, il analyse les caractéristiques de l’essence de chacune d’elle, et il arrive à dire qu’il y’a pluralité de régime politique possible, qui peut et doit différer entre les sociétés.
Selon lui, les sociétés démocratiques peuvent être libérales ou despotique. Il voit en la démocratie, l’égalité des conditions entre les individus. Une société dite démocratique est celle qui a éliminé toute forme de distinction des ordres et des classes. Cela ne signifie pas que ces individus sont intellectuellement égaux, ce qui est absurde. Encore moins économiquement égaux ce qui, d’après lui, serait impossible.
Tocqueville a beaucoup glorifié la révolution française et les Français acteurs de cet événement historique au caractère unique dans un arrière-plan nationaliste indétournable. Cependant, il aurait souhaité que le mouvement démocratique de la révolution sauvegarde la forme monarchique et aristocratique de l’ancien régime, qui, à son avis aurait mieux préservé la liberté des hommes et leur bien-être. Il pense que toute inégalité existante avait à s’atténuer dans une société de plus en plus démocratique à tendance égalitaire où il n’y a guère place à une hiérarchie durable, il croyait surtout à la théorie du welfare state* ou encore de l’embourgeoisement généralisé.

*Welfare State : une expression d’origine britannique traduite en français en « état-providence » qui renvoie à un ensemble de réformes sociales sur des citoyens ‘passifs’ et ‘déresponsabilisés’.

Références

  • L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville, Paris : Les Éditions Gallimard, 1952.
  • Les étapes de la pensée sociologique, Raymond Aron.
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_de_Tocqueville.