La Barbarie Douce – J. P. Le Goff

Nazih Mohamed Zakari KOUIDRAT

La Barbarie Douce, oeuvre de Jean Pierre Le Goff, intervient en réponse à un phénomène social qu’il nomme « La Culture de l’Insignifiance ». Autrement dit, une déculturation mondialisée à travers un discours pseudo savant et fantasque véhiculé principalement par le monde managérial. De plus, il imprègne insidieusement les écoles et les différentes initiatives collectives (Associations, Clubs, Magazines, etc). Le danger de ce discours réside dans son caractère « chewing-gum » qui s’adapte indifféremment aux idées les plus contradictoires, maintenant le sens de la réflexion endormi pour obtenir une adhésion superficielle et finir par dénier le pouvoir de ceux qui l’exercent au nom de l’émancipation de ceux qui le subissent.

Introduction

Dans la construction des images médiatiques, la vie dans les pays occidentaux est imprégnée de douceur, alors que dans celle du tiers-monde, elle est associée à une barbarie banalisée. Or, cette image consolante qu’ont les peuples dits développés d’eux-mêmes est symptomatique d’un autre type de barbarie, celle qui détruit la culture, les repères historiques et in fine le sens commun.

Le Goff dénonce cette batterie communicationnelle qui, s’abritant derrière le bouclier de la modernité, se distingue par un discours équivoque et imprécis sur ‘‘l’autonomie’’, la ‘‘transparence’’ et la ‘‘liberté’’ ; des passe partout hétérogènes toujours invoqués mais jamais véritablement explicités, dont la rhétorique constitue le principe actif essentiel pour emporter un assentiment léthargique, sans fondements tangibles. La généralisation de la déculturation fournit un terrain propice au développement exponentiel de concepts creux et d’idées plates qui détruisent les capacités de réflexion, de jugement et de tout ce qui a trait à la vie ensemble. C’est en ce qu’elle extrait le caractère Humain de la vie qu’elle est barbarie.

Elle reste néanmoins douce car le plus souvent, ses défenseurs ont les meilleures intentions du monde en brandissant, sourire aux lèvres, les thèmes ‘‘d’éthique’’, de ‘‘valeurs’’ : « Nous sommes passés de la propagande politique traditionnelle au règne de la communication, véhiculant des formules insignifiantes qui ne peuvent susciter des adhésions fortes, mais qui agissent par des effets de déstabilisation. Quand les mots perdent leur signification, quand tout peut être dit et son contraire dans une sorte de tourbillon de la communication, le terrain est propice à toutes les manipulations. »

Sur l’entreprise

Pendant que les employés sont en tout temps sommés ‘‘de toujours faire plus, d’être flexibles, d’adhérer et de défendre leur entreprise’’, les employeurs se demandent toujours pourquoi les employés ne sont pas motivés, ne partagent pas naturellement leur enthousiasme et pourquoi sont-ils physiquement ou intellectuellement épuisés ?

Le management paradoxal des émancipateurs de l’ère nouvelle :

Tout d’abord, le discours ambiant des managers n’est pas seulement insensé mais volontiers alarmiste. L’employé est plongé dans une atmosphère anxiogène où il doit constamment se préoccuper de son poste, de son être et même de son paraître, selon des conditions déjà pensées pour lui. Comme en témoigne le document publié par EDF-GDF ‘Entreprise Individualisée’, qui considère la concurrence internationale comme incompatible avec la sécurité d’emploi et que : ‘‘Des connaissances et compétences précieuses deviennent rapidement dépassées, souvent à un rythme plus rapide que celui auquel les individus peuvent apprendre.’’ Tout en admettant implicitement l’impasse physique et mentale de leur méthode, ces émancipateurs en herbe n’hésitent pas à surenchérir sur le plan moral en prétendant l’affranchissement des travailleurs : ‘‘Le paternalisme, voire l’arrogance, qui sous-tend les contrats d’emploi à vie […]. L’entreprise veille à offrir non une sécurité de l’emploi qui rend dépendant, mais la liberté qu’apporte l’employabilité […]. Il faut abandonner la stabilité de l’emploi en faveur de la force stimulante que sont l’apprentissage continu et le développement personnel […]. En échange, l’entreprise s’engage à l’aider en investissant dans la formation.’’ Presque indécent tellement ridicule. Ainsi, les acquis sociaux peuvent attendre patiemment la fin de la concurrence…

Par ailleurs, la docilité et l’assentiment des employés ne sont que de surface. L’auteur affirme qu’ils sont intérieurement perturbés par la contradiction inhérente à la situation ; dans la forme, on leur chante l’autonomie, dans le fond, on leur démontre qu’ils n’ont pas d’autres choix que de se plier aux logiciels et aux objectifs érigés en normes. S’ajoute à cela la pression d’être toujours et à tout moment au maximum de leurs capacités, conjuguée à celle du chômage, lorsque les compétences et les emplois ne cessent d’être volatils et éphémères : « L’entreprise use de plus en plus de la notion d’insuffisance professionnelle pour se séparer de salariés, en faisant valoir un manque de résultats ou la non-réalisation d’objectifs. » Englués dans la toile paralysante de la menace continuelle, les employés sont tout sauf libres et maîtres d’eux-mêmes et ne peuvent que courber l’échine et devenir serviles, instables en refoulant toutes ces tensions.

Évaluation des compétences et déshumanisation du travail :

Il serait propice de rappeler que les intentions des managers ne sont pas remises en question, ce qui l’est, c’est leur conception erronée du travail et la déshumanisation qui en découle, conduisant à des discours totalement déconnectés de la réalité.

En effet, les nouveaux cadres fraichement diplômés et avides d’appliquer leurs connaissances théoriques sur les travailleurs, se trouvent déphasés par rapport à la réalité du travail. Les salariés, les chômeurs et les jeunes en difficulté ont souvent une expérience pratique et humaine, bien plus riche que celle des nouveaux cadres et particulièrement résistante à la décomposition par des algorithmes : « L’expérience professionnelle est réduite à un processus d’acquisition d’informations, le savoir-faire à des stocks d’énoncés et de procédures que les spécialistes vont s’empresser de formaliser. Les mots et les représentations sont ramenés à des signes vidés du contenu de signification que leur donnent ceux qui travaillent. Évaluer consiste à mesurer l’écart par rapport à l’objectif grâce à un certain nombre d’indicateurs qui permettent de quantifier le degré de performance atteint. Et comme le modèle de la performance se veut total, et comme tel pratiquement impossible à atteindre, l’évaluation et la détermination de nouveaux objectifs n’ont pas de fin. »

De même, modernité oblige, des logiciels informatiques (exemple PerfomanSe & Orient Expert) sont conçus et présentés comme des outils ‘‘conviviaux, accessibles à tous permettant de s’autoévaluer en toute liberté, pour bien se connaître’’. Peut-on s’opposer à ce concentré d’éthique et d’autonomie teinté de guimauve ? Nullement. Mais l’on peut s’opposer à la conséquence directe de ce procédé, en l’occurrence le contrôle et la maîtrise des salariés par des comportementalistes artificiers. A terme, la chimère de l’auto-servitude rendra possible le fait que l’employé choisisse de s’auto-licencier en toute ‘‘autonomie’’ et ‘‘transparence’’, car le logiciel le lui a suggéré, après l’avoir déjà défini dans son être et sanctionné dans son devenir. Sans oublier l’intérêt suprême de l’entreprise auquel il est lié qui lui impose ce choix en toute ‘‘liberté’’ : « Le modèle libéral rejoint celui de l’autonomie comme figure de la déréglementation. »

Ces méthodes, souligne l’auteur, rappellent les principes du Taylorisme qui fragmente le travail humain en une série de gestes élémentaires stéréotypés. Cette conception machiniste est transférée vers la cognition et le comportement humains qui sont à leur tour fragmentés en unités élémentaires et stockés en database susceptible à de multiples manipulations et expérimentations. Les aspects relationnel, émotionnel ainsi que ceux des valeurs subissent la même logique frigide pour obtenir une version 2.0 plus productive, plus performante et plus obéissante de l’homme-machine. « L’‘‘éthique’’, les ‘‘valeurs’’, la ‘‘culture d’entreprise’’, brandies par les directions sont censées « donner du sens » par en haut à une activité que dans le même temps on déstructure par en bas et qu’on rend, à proprement parler, insignifiante. »

Ce type d’évaluation qui réduit l’Homme en une somme de données, lui miroite une image dégradée de lui-même. La haine de soi qui en découle est sublimée par un paradoxe culpabilisateur qui le persuade qu’il est autonome et que l’évaluation est scientifique, donc infaillible ; celui qui est faillible, c’est lui-même. Blessé au fond de son être, sans repères solides, il devient favorable aux discours les plus disponibles tendus par ses managers sur un plateau orné ‘‘d’éthique, de liberté, de professionnalisme, d’émancipation et d’indépendance’’, moyennant l’argent comme fétiche et ciment qui comble le vide intellectuel et explique la vie dans sa totalité, celle d’hier et celle de demain.

Selon Le Goff, la gouvernance de ‘‘gauche’’ à partir des années quatre-vingt, a constitué un terreau fertile à la décadence culturelle et politique sur lesquelles se sont greffés les principes modernistes. Le discours des managers et autres experts en communication, dont les intentions ne sont pas remises en question, ne représentent pas la source du problème mais son résultat. Il remplit le vide de l’imaginaire collectif par un autre vide émotionnellement stimulant mais intellectuellement mutilant : « Ses discours et ses pratiques véhiculent l’utopie d’une société qui pourrait devenir transparente à elle-même, où tout se résoudrait par l’argumentation rationnelle, la négociation et un contrat strictement égalitaire et sans reste, dans lequel tout le monde serait gagnant. Une tel angélisme est significatif de l’évitement de l’affrontement et des conflits. Et quand il entend pacifier les esprits, cet angélisme devient manipulateur et pervers. »

Sur l’école

Bien qu’ayant des finalités différentes, l’auteur déplore la situation de l’école dans son pays qui subit des pressions pour s’adapter à l’entreprise et au marché, avec autant de bonnes intentions que d’insignifiance, en usant des mêmes thèmes fourre-tout à type ‘‘d’autonomie’’, ‘‘élève au centre’’ et ‘‘adaptation de l’école à l’élève’’.

L’école sous pression moderniste :

Sous l’étendard de l’autonomie, l’école n’a pas été épargnée par les déstructurations afin de satisfaire l’élève devenu client, pour qui elle doit devenir toujours plus amusante et ludique. En particulier, l’écriture et la lecture sont assimilées à des armes pour se défendre contre l’ordre établi par des parents autoritaires, des maîtres répressifs et une société oppressive.

L’auteur disconvient avec cette approche belliqueuse, qui produirait des enfants agressifs, obsédés par leur nombril. A travers une conception aussi réductrice, comment l’élève arrivera à situer son savoir par rapport à un passé et une réalité qui l’ont précédé et qui existeront avec ou sans lui, qu’il en soit conscient ou non ?

La culture permet de se situer dans le monde et fournit une trame sur laquelle repose l’exploration de ses vérités, sans quoi, l’enfant croira qu’il ne doit rien à personne et qu’il est une sorte de mutation ponctuelle capable de penser et de se penser indépendamment du monde. Son rapport à la temporalité en devient altéré, ne cherchant à vivre que l’instant présent : « Plus fondamentalement, ce sont les notions d’oeuvres et d’institutions qui se trouvent mises en cause, dans la mesure précisément où celles-ci s’inscrivent dans la durée historique. »

Tout et tout de suite, où le bonheur se résume en une somme de plaisirs ponctuels qui cherchent constamment à être renouvelés. Tout compromis, sacrifice ou contrainte contre cette vie bohémienne devient source de révolte et d’indignation ; la télé devient réalité. Pourquoi la société s’opposerait-elle automatiquement aux intérêts et au bonheur des individus qui la constituent ? Pourquoi la faute de nos malheurs est toujours incombée à autrui, à la société ? Les envies et les pulsions sont sanctifiées d’une positivité inaltérable sachant que ces affects comportent également des vices et des envies égoïstes constituant un danger pour l’harmonie avec un autre être dont les envies sont autant sacrées. Enfin, la somme des êtres ne fait-elle pas société ? Faire société c’est être en équilibre intérieur et extérieur : « L’apprentissage implique un effort et un décentrement de la part du jeune vis-à-vis de sa propre subjectivité. L’enfant est amené à se confronter à un univers de signes qui lui préexiste et ne lui est pas directement et immédiatement intelligible. La pédagogie, pour indispensable qu’elle soit, est démagogie lorsqu’elle dénie ce décentrement et l’effort qu’il implique, lorsqu’elle laisse penser que la culture ne serait qu’une simple réponse aux besoins et aux désirs des jeunes. Elle est illusion si elle laisse croire que ses méthodes permettraient de rendre transparentes et immédiatement accessibles les significations. En ce sens, la lecture et l’écriture comportent nécessairement au départ une dimension ‘fastidieuse’ et la rupture avec la logique de la suprématie du ‘moi’. La pédagogie vise à aider à accomplir ce passage, mais ne saurait le faire disparaître. »

En s’opposant sottement à la société, on compromet toute possibilité de mouvement social fruit d’une expérience collective et d’une analyse partagée, dirigé par une boussole civilisationnelle et un système de valeurs communs. Comment pourrait-on penser un contrepouvoir ou une contre-société quand les liens sociaux et les structures de base sont désintégrés ? Toute tentative d’opposition en groupe sera précocement avortée.

Synthèse

L’auteur compare la situation des sociétés occidentales à l’anomie de Durkheim, c’est-à-dire une société sans normes. Les règles collectives sont de plus en plus combattues et annihilées par des leurres relativistes qui court-circuitent la réflexion et maintiennent l’esprit dans une béatitude narcotique. A ce titre, cette absence de cadre est récupérée par la culture (ou la non-culture) dominante dans un paradoxe destructeur : la liberté nait de l’affranchissement des règles dites traditionnelles et prospère dans l’adhésion à de nouvelles lois que l’on a choisies pour nous, en toute ‘‘transparence et liberté’’, « Est-ce une crise plus structurelle de la dimension anthropologique de l’existence sociale ? », interroge Le Goff, avant de reprendre : « Les difficultés que traverse notre société ne proviennent pas d’une simple inadaptation aux évolutions, elles condensent une crise de l’idée de l’homme et de la vie commune en société. » (Cf article – الجدلية التّاريخية في القرآن الكريم Medpress N°4 Avril 2020, susceptibe de donner des éléments de réflexion sur ce sujet).

Comment résister ?

Rien de plus simple. La première des choses est de redonner aux mots leur vrai sens et en faire un usage correct. Dans toute organisation collective, face aux discours pseudo-savants torrentiels, alambiqués et euphémistiques, il faudrait, en évitant les procès d’intention, poser les questions suivantes : Définir les thèmes et les termes ainsi que leur relation concrète avec la réalité concrète. L’objectif étant de déconstruire certaines évidences, souvent acceptées passivement car produites et médiatisées à un rythme industriel, ce qui leur confère un caractère faussement consensuel et universel.

Il serait également judicieux de résoudre les problèmes de terrain sur le terrain et s’opposer aux machineries comportementalistes, en adoptant une bonne hygiène de communication. Le progrès scientifique et technique facilite certes le travail mais ne doit pas outrepasser l’expérience humaine dans laquelle il s’intègre. Exemple : Deux idées A et B totalement opposées dans les faits. Les protagonistes de chacune peuvent défendre leur idée par une argumentation plastique : « Mon idée est Juste, Efficace, Professionnelle et promeut la Liberté ». Tant que l’on n’a pas défini dans les faits ce qu’est une idée juste, efficace, professionnelle et la liberté, cette argumentation par des slogans s’appliquera à n’importe quelle idée et restera irréfutable. L’emballage par ces mots est séduisant et émotionnellement attractif mais objectivement, les idées sont vides. Ce genre d’argumentation ectoplasme, s’adapte indifféremment au vase qui la contient sans rendre réellement compte de son contenu.

En outre, dans la société du divertissement, les élèves sont constamment bombardés par des flux d’informations visuels et auditifs, tellement massifs qu’il devient presque impossible de démêler le vrai du faux, l’essentiel du secondaire, le central du périphérique. C’est dans ces conditions que les élèves ont le plus besoin de bagages culturels solides, d’esprit critique sans négliger une fine connaissance du fonctionnement des médias. L’éducation doit favoriser la socialisation en réintroduisant le rapport à la temporalité et le sentiment de faire partie d’un continuum historique, car les idées d’une époque ne naissent pas spontanément, elles ont, elles aussi, leur histoire.

Enfin, la philosophie, la littérature, la poésie et les arts doivent tenir un rang central dans la formation des élèves et même des travailleurs, en ce qu’ils offrent des possibilités d’analyse multidimensionnelle sur la condition humaine à travers les âges. Ils donnent du sens au travail et à la vie, et constituent des repères identitaires et culturels, en dehors des préoccupations d’efficience et d’utilitarisme, car la survie d’une société réside dans l’idée qu’elle se fait d’elle-même, donc de l’idée que se font ses membres d’eux-mêmes : « S’il est vrai qu’une civilisation ne vit que dans un difficile équilibre entre adaptation et désadaptation, le rapport qu’elle entretient avec ce qui lui paraît le moins immédiatement utile est le signe de l’importance que cette civilisation accorde à la liberté de l’esprit. »