Impressionnisme

Abir Amina CHEKROUNI

Introduction

Le 15 Avril 1874, dans l’ancien atelier du célèbre photographe Nadar à Paris, trente jeunes artistes s’étaient réunis afin d’exposer leurs œuvres au public. Ce fut la première exposition sans l’intervention de l’état et sans la tutelle d’un jury. Le public fut scandalisé par leurs œuvres. Jugées révolutionnaires et provocatrices, elles avaient bousculé toutes les conventions et les règles académiques de l’art. Paysages, sujets de la vie quotidienne et scènes urbaines, tons lumineux et ambiances vives, leurs tableaux exprimaient la spontanéité et la sincérité de leurs créateurs protestant contre un art d’atelier rigide qui limitait leur inspiration à la représentation fidèle des personnages historiques, bibliques et mythologiques. Ainsi fut né l’un des mouvements les plus marquants et les plus fascinants de l’histoire de l’art : l’Impressionnisme.

Conditions de sa genèse

Les circonstances culturelles et socio-historiques du XIXe siècle jouèrent un rôle primordial dans l’évolution de l’art en France, marquant la fin de sa période classique qui avait commencé à l’époque de la Renaissance. Le modèle de l’absolutisme français instauré par Louis XIV avait abouti à la révolution française de 1879 et fut le modèle de la révolution bourgeoise qui s’étendit dans toute l’Europe. La société bourgeoise de France se distingua des autres sociétés européennes par l’évolution rapide et cohérente du domaine de la vie artistique et de la formation du goût, donnant à Paris le titre incontestable de « capitale du XIXeme siècle ».

L’impressionnisme naquit dans un environnement artistique florissant où diverses tendances, distinctes les unes des autres, se succédèrent ou coexistèrent dans une polyphonie artistique qui participa à l’émergence de ce mouvement.

Le classicisme était la tradition la plus importante et l’expression la plus appropriée pour servir toutes les orientations sociales conservatrices et stabilisatrices, l’artiste étant au service de sa société. Il puisait ses sujets de l’Histoire, de la mythologie et de la Bible. L’art devait traduire la noblesse et la beauté qui était soumise à des lois et des critères pour la créer, et devait incarner la perfection qui régissait l’inspiration de l’artiste. Ce mouvement était représenté par l’Ecole des Beaux-Arts et sa figure dominante était Jean Auguste Dominique Ingres qui avait valeur d’autorité patriarcale à l’époque où les impressionnistes commençaient leur vie artistique.

Le pôle opposé du classicisme était représenté par Delacroix, l’un des peintres les plus fougueux et les plus passionnés de l’histoire de l’art. Ses couleurs étaient vives, ses sujets contemporains et ses pinceaux marquaient la toile de traits visibles. Ce qu’il dit dans son journal se rapproche de la vision des impressionnistes et on peut y voir les prémices d’un art nouveau : « Il est bon que les touches ne soient pas matériellement fondues. Elles se fondent naturellement à une distance voulue par la loi sympathique qui les a associées, la couleur obtient ainsi plus d’énergie et de fraicheur. »

D’autre part, l’école romantique apporta des innovations essentielles à tout le domaine artistique, innovations qui influencèrent fortement l’impressionnisme et précipitèrent sa genèse. De là est né le concept selon lequel l’expression personnelle de l’artiste transcende toutes les conventions et les limitations imposées, et qu’il était non seulement permis, mais aussi héroïque d’être rejeté et incompris par sa société. Le romantisme dans sa représentation fidèle de la réalité devait apprendre au spectateur comment considérer et admirer la nature d’une façon nouvelle. Il est nécessaire de souligner que cette pensée, moins aboutie certes, était présente en Angleterre avant que le romantisme ne soit en vogue dans toute l’Europe. Cependant, cette facette du romantisme n’intéressera pas les impressionnistes dont la vision se rapprochera plutôt de celle exprimée par l’école de Barbizon.

Face au désaccord politique et à la scission sociale qu’engendra la révolution française de juillet 1830, un groupe de jeunes artistes se retira dans la forêt de Fontainebleau à la périphérie de paris, créant ainsi ce qu’on appelle l’école de Barbizon. Les plus illustres étaient Théodore Rousseau, Jules Dupré, Charles-François Daubigny, Camille Corot et Jean-François Millet qui formaient le noyau de cette école. Leur profonde compréhension de la nature et la sincérité de leur amour soigneusement exprimées sur les toiles leur vaudront la plus grande admiration des impressionnistes.

La nouvelle conception de la réalité trouve également son origine en Extrême-Orient. Les fameuses estampes japonaises d’Hiroshige et d’Hokusai -auteur de La grande vague de Kanagawa-, parmi tant d’autres, inspireront plus tard Monet et Manet particulièrement.

Développement de l’impressionnisme

Ce groupe de peintres se forma au début des années 1860 dans l’atelier du professeur Charles Gleyre, artiste qui, selon ses apprentis dont il était quelque peu méprisant, incarnait la peinture classique. Claude Monet, Frédéric Bazille, Alfred Sisley, Auguste Renoir et Camille Pissarro avaient reçu sous la tutelle de cet artiste une formation classique tout en restant libres dans leur conception de l’art et indépendants des exigences traditionnelles. Pour eux, la nature offrait plus de matière à admirer que les sujets mythologiques et bibliques. « Les grandes compositions classiques, c’est fini. Le spectacle de la vie quotidienne est plus passionnant », disait Bazille. Ces jeunes gens rêvaient déjà d’une nouvelle renaissance et se donnèrent le nom d’ « intransigeants ». Leurs rencontres s’animaient de débats chaleureux et d’échanges fougueux où chacun exposait ses idées et la grandeur de sa passion. « L’école officielle, imitation de l’imitation des maitres ; était morte. Renoir et ses compagnons étaient bien vivants. (…) Les réunions des « intransigeants » étaient passionnées. Ils brulaient du désir de communiquer au public leur découverte de la vérité. Les idées fusaient, s’entrecroisaient, les déclarations pleuvaient. L’un d’eux proposa très sérieusement de brûler le Louvre », écrit Jean Renoir.

Quittant l’ombre de l’atelier classique, les jeunes artistes se rendirent à la forêt de Fontainebleau où ils pouvaient jouir de paysages richement colorés et changeant au soleil. Edouard Manet, pourtant du même âge que Monet, Renoir et Sisley, était considéré comme un maître par les impressionnistes. L’exposition de son tableau, Le déjeuner sur l’herbe, au « Salon des refusés » (organisé par Napoléon III afin d’apaiser le mécontentement général qu’avait engendré le refus de plus de 4000 œuvres au Salon de 1863) fut considéré par le public comme une effronterie et une atteinte à la morale provoquant ainsi une forte polémique. Ses œuvres étaient le témoin de sa hardiesse et de son indépendance artistique très appréciées par Monet et ses amis. Du reste, le scandale du « salon des refusés » représente l’un des évènements qui eurent le plus d’influence dans la genèse du mouvement.

Claude Monet, « Bassin aux nymphéas »
L’exposition des impressionnistes

Après la première exposition universelle qui s’était tenue à Londres en 1851, une deuxième fut organisée à paris en 1855 afin de promouvoir l’art français et étendre son autorité internationale, principalement pour des raisons économiques et expansionnistes. Comme le Jury était composé principalement d’artistes classiques, les œuvres qui répondaient aux critères de « l’ancienne école » étaient très favorisées, tandis que les œuvres des peintres de l’école de Barbizon entre autres n’étaient acceptées qu’en nombre extrêmement limité. Courbet fut tellement marginalisé qu’il décida d’exposer à son propre compte, construisant ainsi un pavillon à proximité du terrain de l’Exposition du Salon. « J’ai voulu tout simplement puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité. Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée, être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, en un mot, faire de l’art vivant, tel est mon but », disait Courbet.

Cet évènement marquant ainsi que les multiples refus essuyés de la part de l’académie encouragèrent les impressionnistes à organiser leur propre exposition. Après de longs débats, d’hésitation et d’appréhension, ils décidèrent de prendre le risque d’exposer à leurs propres frais. Afin que l’exposition privée fasse écho, il fallait inviter des artistes. A cet effet, d’autres exposants se joignirent à eux : des peintres, des graveurs et des sculpteurs allaient donner plus de légitimité et de poids à l’exposition. Le célèbre photographe Gaspard Félix Tournachon, connu sous le pseudonyme de Nadar, céda avec bienveillance son atelier aux trente exposants : les élèves de Gleyre, Edgar Degas, Berthe Morisot, Paul Cézanne et d’autres. Cent soixante-cinq œuvres dissemblables furent exposées sur les murs de l’atelier.

Origine de l’appellation

C’est au critique d’art Louis Leroy que l’on doit cette appellation lorsqu’il critiqua dans un article écrit sur les colonnes du Charivari, un journal satirique, l’œuvre de Monet Impression, soleil levant, un paysage du Havre, afin de moquer les jeunes artistes et leurs œuvres jugées méprisables. Il dit : « Que représente cette toile ? Impression ! Impression, j’en étais sûr. Je me disais aussi puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans. Et quelle liberté, quelle aisance dans la facture. Le papier peint à l’état embryonnaire est encore plus fait que cette marine- là ! ». Ce nom fut fièrement repris par les impressionnistes qui l’adoptèrent.

Caractéristiques du mouvement

L’impressionnisme est d’abord une manière de voir avant d’être une technique. Il souligne l’importance de la vision de l’artiste par rapport aux règles académiques. Face à l’invention de la photographie au XIXe siècle et sa popularité croissante, il était urgent de donner un nouveau souffle à la peinture en créant une nouvelle technique. Le travail en plein air permettait à ses partisans de saisir les impressions fugaces de l’instant présent qu’ils cherchaient à reproduire avec sincérité et modestie. Pour cela, il fallait peindre rapidement et directement à partir des tubes sans mélanger les couleurs en superposant de petites touches en virgules de sorte que les objets ne sont reconnaissables que si le spectateur se place à une certaine distance du tableau. Les ombres sont colorées, les reflets brillants et les limites floues et imprécises afin de garder la spontanéité et l’éclat naturel des sujets. L’artiste peint ce qu’il ressent face à une scène à un moment donné de la journée en faisant abstraction de ce qu’il sait ; il renonce à l’interprétation et peint uniquement l’impression. Les impressionnistes montraient un intérêt particulier pour la nature et les scènes de la vie moderne (les loisirs de la société, les gares, les villes, les usines… etc.). Monet est sans conteste la figure dominante du mouvement et celui dont la vision se rapproche le plus des principes de l’impressionnisme. Il passe son enfance et sa jeunesse au Havre et apprend l’art du plein air de Boudin. Entre 1861 et 1862, il effectue son service militaire en Algérie. A son retour il entre dans l’atelier de Gleyre où il discute sa vision artistique avec Bazille, Sisley et Renoir. Ses voyages en Europe ravivent son inspiration et approfondissent son amour de la nature. En 1890, il remplit son fameux jardin de plantes et y construit un pont japonais au-dessus d’un étang rempli de nymphéas dont il s’inspire pour peindre Le Bassin aux nymphéas en 1899.

Issu d’une riche famille d’amateurs d’art, Degas n’adhère pas totalement à la vision impressionniste et s’affirme comme le « peintre classique de la vie moderne ». Il s’intéresse peu à l’art du paysage et se consacre au monde de la danse dont il fait sa passion. Il tente comme ses amis de capter l’éphémère des gestes spontanés des danseuses en plein exercice comme les aurait vus le spectateur. Malgré sa distinction artistique, « le peintre des danseuses » accompagne le mouvement dans sa révolution et ne s’en détache que dans ses dernières années. La classe de danse (1874) est l’une de ses œuvres les plus connues.

Edgar Degas, « La classe de danse » (1974)

Renoir privilégie la figure humaine et les nus féminins en se basant sur les principes impressionnistes dans leur élaboration. Tout au long de sa carrière, il puise son inspiration des œuvres de Raphael, de Manet et de Courbet. Il fréquente l’atelier de Gleyre et se lie d’amitié avec les futurs impressionnistes. Aucun d’eux ne réussit à capter le bonheur de l’instant comme le fit Renoir avec sa lumière et ses ombres. En 1912, la polyarthrite rhumatoïde le frappe et déforme ses doigts compliquant son travail artistique. Malgré son handicap, il continue à produire des toiles.

Pierre-Auguste Renoir, Le bal du moulin de Galette (1876)

D’origines anglaises, Sisley est l’un des impressionnistes les plus convaincus et les plus fidèles à cette vision. Il passe son enfance à Paris, sa ville natale, et fait des études de commerce international en Angleterre. Là-bas, il passe plus de temps à visiter les musées et se passionne pour les paysagistes anglais dont Turner, Bonington et Constable. De retour en France, il entre dans l’atelier de Gleyre avec ses amis et commence sa carrière en tant qu’impressionniste. Il peint un millier de toiles, presque toutes des paysages et très peu de portraits. Stéphane Mallarmé décrit ses paysages et dit: « [Sisley] fixe les moments fugitifs de la journée, observe un nuage qui passe et semble le peindre en son vol. Sur sa toile, l’air vif se déplace et les feuilles sur les branches légères poussent à l’envi, quand, rouges d’or, vert roussi, les dernières tombent en automne, car espace et lumière ne font alors qu’un, et la brise agite le feuillage, l’empêche de devenir une masse opaque, trop lourde pour donner l’impression d’agitation et de vie. » Atteint d’un cancer, il cesse de peindre et ne connaitra la gloire qu’après son décès.

Alfred Sisley, Inondation.

Aux côtés des hommes, les femmes jouèrent également un rôle fondamental dans la genèse du mouvement. Les restrictions sociales imposées et la marginalisation dont elles étaient victimes réduisaient au néant leurs chances de se distinguer auprès des artistes classiques. Ainsi, l’impressionnisme exprimait leur fureur contre une société foncièrement sexiste et misogyne qui emprisonnait l’esprit de la femme et l’excluait des domaines de l’art, de la science et de la pensée.

Berthe Morisot est issue d’une famille bourgeoise qui s’installe à Paris en 1852 alors qu’elle a 16 ans. Elle découvre sa passion pour la peinture à un jeune âge. Encouragée par sa famille, Morisot prend des cours de peinture et étudie avec Corot à partir de 1861. Elle peint des paysages au début de sa carrière et les expose dans quelques salons officiels qu’elle délaisse pour rejoindre le groupe des futurs impressionnistes. Morisot est la seule femme à avoir participé à l’exposition de 1874 et reçoit plus de critiques que le reste de ses amis. Elle peint des femmes, des enfants et des scènes familiales avec des couleurs claires et une touche légère. Elle épouse Eugène Manet, le frère d’Edouard, qui pose pour elle dans ses tableaux. Malgré sa riche production artistique, elle est mentionnée « sans profession » sur son certificat de décès.

Mary Cassatt, d’origines américaines, se distingue comme Morisot par sa forte personnalité et son indépendance sociale et artistique. Elle étudie l’art à l’Académie des Beaux-arts de Philadelphie et décide très vite d’emprunter un autre chemin. Suite aux refus des salons à reconnaitre ses œuvres, Cassatt rejoint les impressionnistes dans leur mouvement et reste la seule américaine à avoir exposé avec eux. L’historien Achille Segard rapporte les propos de l’artiste dans son livre Mary Cassatt, une peintre des femmes et des enfants (1913) : « Enfin, je pouvais travailler avec une indépendance absolue sans m’occuper de l’opinion éventuelle d’un jury ! Déjà j’avais reconnu quels étaient mes véritables maîtres. J’admirais Manet, Courbet et Degas. Je haïssais l’art conventionnel. Je commençais à vivre ». Cassatt donne à ses sujets féminins une beauté ordinaire et une expression qui traduit une certaine profondeur d’esprit s’opposant ainsi à l’érotisme de la femme et valorisant son rôle dans la société. Elle milite pendant toute sa vie pour la cause féminine et l’émancipation de la femme.

L’impressionnisme n’a jamais été une école avec des principes bien codifiés comme l’a été l’école de Barbizon. Ses artistes avaient chacun une personnalité artistique distincte et leurs tableaux s’illustraient par leur manque de cohérence et de cohésion. Claude Monet écrit dans ce sens : « J’ai toujours eu horreur des théories… Je n’ai que le mérite d’avoir peint directement, devant la nature, en cherchant à rendre mes impressions devant les effets les plus fugitifs, et je reste désolé d’avoir été la cause du nom donné à un groupe dont la plupart n’avaient rien d’impressionnistes. »

A partir de 1885, le groupe se dissocie et chacun se concentre sur son propre chemin. De nouveaux mouvements ayant presque les mêmes perspectives apparurent. On parle de l’ère néo-impressionniste où des apprentis de l’ancien mouvement s’en détachèrent notamment Cézanne, Van Gogh et Gauguin.

Conclusion

L’impressionnisme représente une révolution dans l’histoire de l’art et le début d’une peinture moderne non figurative. Il reste aujourd’hui, malgré son déclin et l’émergence d’autres tendances, l’un des mouvements favoris des admirateurs de l’art.

Si les grands musées de Paris abritent les chefs-d’œuvre du mouvement et offrent au visiteur un voyage artistique unique, le musée des Beaux-Arts d’Alger trouve accrochées sur ses murs, parmi tant d’autres merveilles, de nombreuses œuvres impressionnistes qui méritent toute l’admiration du spectateur.


Références

Natalia Brodskaïa (2001), « L’impressionnisme »

Pierre Francastel (1962), « La fin de l’impressionnisme : esthétique et causalité »

Mark Powell-Jones (1994), « Impressionism »

Ingo F. Walther (2002), « La peinture impressionniste »