Les Origines du Totalitarisme – Hannah Arendt (2/2)

Yanis AFIR

Hannah Arendt est une philosophe politique américaine, d’origine allemande. Elle fut profondément marquée par les tumultes qu’elle a vécu pendant sa jeunesse, qui ont forgé en elle la détermination de penser le monde. Ainsi, elle est l’auteur de nombreux essais et réflexions, souvent au centre de sulfureuses polémiques, suscitant tour à tour l’indignation, la fascination ou encore l’admiration ou le mépris. Elle ne laisse que rarement indifférent son lecteur. Le présent article se veut une immersion dans ce volumineux livre qui est une des principales œuvres d’Hannah Arendt.

Après avoir abordé dans le précédent article les conditions socio-historiques qui ont conduit à l’émergence des mouvements totalitaires, nous tâchons dans les présentes lignes de décrire l’organisation interne et le mode de fonctionnement du totalitarisme.

L’Organisation Totalitaire

Contrairement à leur contenu idéologique et à leur propagande, les formes de l’organisation totalitaire étaient complètement nouvelles.

Le premier fait notable, et sans doute l’un des plus efficaces, fut la création « d’organisations de façade » qui avaient pour rôle de marquer une distinction nette entre les membres effectifs du Parti et les sympathisants externes. Les rangs de ces derniers étaient constamment élargis tandis que le nombre des membres était strictement limité.

Ces organisations de façade étaient essentielles au mouvement car les sympathisants jouaient le rôle de mur opaque qui entourait et protégeait les membres du Parti et les séparait du monde extérieur. De surcroit, le degré d’endoctrinement idéologique allait en crescendo à mesure que l’on se rapprochait du centre ; en conséquence, les organisations de façade faisaient également office de « pont vers la normalité », c’est-à-dire de zone tampon à travers laquelle les initiés regarderaient le monde profane, et sans laquelle, il y aurait un trop grand contraste entre les croyances des membres et celles des gens « normaux », entre les affabulations mensongères du Parti et la réalité du monde « normal ».

En ce sens, les sympathisants n’étaient en aucun cas des fanatiques résolus ; au contraire, c’est à travers eux que le mouvement totalitaire rendait ses mensonges fantastiques plus acceptables, il les utilisait pour diffuser sa propagande sous des formes plus douces à l’entendement, moins humiliantes pour la raison. Si bien que, peu à peu, l’ensemble de l’atmosphère intellectuelle se voyait empoisonnée par des éléments totalitaires à peine reconnaissables et qui passaient volontiers pour des opinions politiques respectables.

En somme, les organisations écran ont une fonction double : renvoyer une image édulcorée du mouvement totalitaire au monde extérieur, tout en emprisonnant les adhérents à l’intérieur de leur monde fictif.

Ce dispositif était si efficace qu’il fut reproduit à différents niveaux. Le Parti était soigneusement gradué selon une hiérarchie militante, de sorte que chaque rang était plus radical que le précédent. Ainsi, le mouvement totalitaire s’assurait non seulement que son noyau n’était jamais directement confronté au monde extérieur, dont l’image était plus fantasmée que vécue, mais surtout que ses élites restaient toujours les plus fanatisées et les plus radicales.

La seconde originalité du mouvement totalitaire fut d’avoir rendu dynamique son schéma de hiérarchisation. Un état de fluidité perpétuel était maintenu par l’insertion constante de nouvelles couches hiérarchiques et par l’introduction incessante de nouveaux degrés de militantisme. En fait, cet ajout perpétuel de rangs supérieurs qui s’accaparent tour à tour l’autorité est similaire aux procédés employés dans les services d’espionnage, où il faut sans cesse ajouter de nouveaux degrés de contrôle pour contrôler les contrôleurs, espionner les espions.

Le dynamisme de la hiérarchie est une arme redoutablement efficace qui permet au Chef de dégrader instantanément tout groupe qui vacille ou montre des signes de « déradicalisation », et ce par la simple insertion d’une nouvelle couche militante poussant automatiquement l’ancienne en direction centrifuge, loin du centre de décision.

Toujours dans l’optique de renforcer la réalité fictive à l’intérieur du Parti, les Nazis avaient habilement dupliqué chaque élément non totalitaire du monde réel. Ils avaient par exemple créé une série de faux départements gouvernementaux et de ministères (de l’éducation, de la culture, des affaires étrangères, etc.) ; ils disposaient même de leurs propres organisations paramilitaires. Ces dernières jouaient un rôle pivot au sein du Parti ; elles représentaient des formations d’élite, séparées du reste des militants, qui étaient chargées de mener les opérations d’assassinat. Lesdites opérations étaient publiquement revendiquées et officiellement admises par la haute hiérarchie nazie, de telle sorte que l’ensemble des membres du Parti en étaient de facto complices.

En l’occurrence, la fonction des formations d’élite est tout à fait opposée à celle des organisations de façade : si ces dernières confèrent au mouvement un air de respectabilité, les premières font clairement prendre conscience aux membres du Parti qu’ils ont laissé derrière eux le monde normal pour de bon et qu’il est plus dangereux pour eux de quitter le mouvement que de faire face aux possibles conséquences des crimes dont il se rendaient complices. In fine la violence organisée est le plus efficace des nombreux murs de protection que dresse le Parti pour protéger son monde fictif.

Par ailleurs, en termes psychologiques, les formations d’élite se distinguaient des membres ordinaires en ce qu’elles n’avaient besoin ni des mensonges propagandistes ni des homélies idéologiques. Leur esprit était formaté de sorte à convertir les énoncés en déclarations d’intention. Là où l’homme de masse croit à la déclaration « seule Moscou possède un métro », l’homme d’élite comprend, lui, que le vrai sens de la phrase est que tous les métros, à l’exception de celui de Moscou, doivent être détruits. L’homme d’élite ne se réfugie pas dans son monde fictif, il le crée de ses propres mains.

Tout ce système hiérarchique complexe sert en définitif à protéger le Chef qui se dresse au centre du mouvement, séparé des formations d’élite par un cercle d’intimes qui répandent autour de lui une aura de mystère impénétrable. Son ascension au pouvoir dépend moins de sa mainmise sur les instruments de violence que de sa capacité inouïe à fasciner les foules et son extraordinaire talent pour placer ses hommes de confiance aux postes clés. Hitler n’a-t-il pas pris l’ascendant sur Rohm, qui pourtant était le chef des SA ? Staline n’a-t-il pas gagné contre Trotsky, chef de l’Armée rouge et considéré par beaucoup comme l’homme le plus puissant de la Russie soviétique ? Hitler et Staline étaient tous deux des maîtres du détail, ils se consacraient presque exclusivement au choix de leur personnel, de sorte qu’au bout de quelques années, il ne restait pratiquement plus aucun homme d’importance qui ne devait sa position à la leur.

Une fois en place, le Chef gouverne selon le principe de « la volonté du Führer est la loi du Parti », toute la hiérarchie est soigneusement mise en œuvre dans le seul but de communiquer sa volonté à tous les grades de l’organisation. Ce n’est alors que le Chef devient irremplaçable, sans lui toute la structure du mouvement perd sa raison d’être. Malgré l’apparent chaos à l’intérieur du Parti et les interminables changements dans la hiérarchie, le Leader reste curieusement à l’abri des révolutions de palais. Et pour cause, pour la clique dirigeante, seule l’organisation compte, tout le reste est superflu, y compris le Chef lui-même. Bien qu’à la différence des rangs inférieurs du mouvement, ils ne voient en lui ni une personne dotée d’une infaillible raison ni une sorte de talisman protecteur, ils admettent cependant que sa présence est nécessaire, non en tant que personne, mais en tant que fonction. Il agit en toute liberté et n’a aucun compte à leur rendre, il ne craint aucunement leurs représailles, y compris lorsqu’il décide de les éliminer. Cette loyauté suicidaire ne saurait être expliquée que par leur intime conviction qu’une révolution de palais serait encore plus désastreuse pour le mouvement qu’une défaite militaire.

Le Chef représente le mouvement d’une manière tout à fait différente des autres leaders. Il revendique la paternité et la responsabilité personnelle de chaque acte, vertueux ou criminel, commis par les membres du Parti. Ce principe de responsabilité totale représente l’aspect le plus important de ce que Arendt appelle « le principe du Chef », selon lequel chaque fonctionnaire au sein du mouvement est une incarnation métastatique du Chef. Ce mode de fonctionnement est à l’opposé du despotisme ordinaire. Un tyran « normal » ne s’identifierait jamais à ses subordonnés, encore moins à chacun de leurs actes ; il n’hésiterait pas une seconde à se débarrasser d’eux si cela lui per[1]mettait de sauver sa peau. Au contraire, le Chef totalitaire ne peut tolérer la critique de ses hommes, car ils sont sensés agir en son nom. S’il veut corriger ses propres erreurs, il doit liquider ceux qui les ont commises en son nom, car dans ce cadre organisationnel, une erreur ne peut être qu’une fraude, une usurpation de l’identité du Chef par un imposteur.

« Le véritable mystère du Chef totalitaire réside dans une organisation qui lui permet d’assumer la responsabilité totale de tous les crimes commis par les formations d’élite du mouvement et de revendiquer simultanément la respectabilité honnête et innocente du plus naïf de ses compagnons de route. »

L’État Totalitaire

L’Histoire nous apprend que l’accès au pouvoir et à la responsabilité affecte profondément la nature des partis révolutionnaires. Il était donc justifié de s’attendre à ce que le totalitarisme, une fois au pouvoir, perde progressivement son élan révolutionnaire et son caractère utopique, et que les affaires quotidiennes du gouvernement modéreraient ses prétentions à dominer le monde et détruiraient progressivement son monde fictif. Mais encore une fois, les mouvements totalitaires démontrèrent leur singularité.

Le régime totalitaire n’est pas une structure monolithique, il repose sur la coexistence d’une double autorité, le Parti et l’État. En réalité, la machine gouvernementale n’est qu’une facette impuissante qui cache et protège le véritable pouvoir du Parti. En plus de dupliquer l’ensemble des organismes de l’État, l’organisation totalitaire ôte à ce dernier tout pouvoir réel.

Il est crucial pour le totalitarisme qu’aucune forme de réglementation ou de hiérarchie stable ne s’installe. Elles constitueraient un obstacle à la toute-puissance du Chef et à la totalitarisation du régime. En effet, si les fonctionnaires nommés par les centres de décision supérieurs possédaient une réelle autorité, le pouvoir serait délégué et régi par des lois. Or, une chaîne de commandement organisée hiérarchiquement signifie que le pouvoir du Chef dépend de celui de l’ensemble du système hiérarchique qu’il dirige. Toute chaine de commandement, aussi autoritaire soit-elle, tend à se stabiliser et restreindre le pouvoir du dirigeant, le Chef totalitaire ne peut en aucun cas tolérer un tel frein à son hégémonie. Pour pallier à ce problème, il déplace constamment le centre du pouvoir d’une organisation à une autre. Comme nous l’avons évoqué, il commence d’abord par créer des répliques de l’État au sein du Parti ; puis ces duplicatas sont eux-mêmes déchargés de leurs responsabilités au profit d’organisations nouvellement crées. Ainsi de suite, le centre du pouvoir est en perpétuel mouvement sans qu’il ne soit jamais révélé quels groupes ont été privés de leur pouvoir et quels groupes le détiennent à présent. Le siège réel du pouvoir était si mystérieux que les membres de la clique dirigeante eux-mêmes ne pouvaient être certains de leur position. Cette technique simple et terriblement efficace assurait au Chef le monopole absolu du pouvoir, car lui seul connaissait les courroies de transmission et choisissait en toute indépendance lesquels de ses subordonnés étaient chargés d’exécuter ses ordres.

Arendt cite cet exemple frappant de l’Institut d’Étude de la Question Juive (Institut zur Erforschung der Judenfrage) fondé à Munich en 1933, et dirigé par un historien bien connu, Walter Frank, qui était soigneusement caché derrière la façade du département d’histoire de l’université. En 1940, un autre institut chargé de l’étude de la question juive fut fondé à Francfort, dirigé par Alfred Rosenberg, un éminent membre du parti nazi. Ce dernier était censé prendre le pas sur celui de Munich, qui était relégué au simple rôle de façade, afin de recevoir et gérer les trésors des collections juives pillés partout en Europe. Néanmoins, lorsque ces collections sont arrivées en Allemagne, elles ne sont allées ni à Francfort ni à Munich mais à Berlin, où elles ont été reçues par le département spécial de la Gestapo pour la liquidation de la question juive, dirigé par Eichmann. Aucune des anciennes institutions n’a été abolie, et elles n’étaient même pas au courant qu’elles ne jouaient que le rôle de façade pour les vrais détenteurs de pouvoir.

En Russie également on retrouve au moins trois organisations strictement distinctes : l’appareil de l’État, l’appareil du Parti et l’appareil du NKVD, chacune ayant ses propres départements indépendants. La bureaucratie du Parti, qui avait pris l’ascendant sur l’appareil de l’État, s’inclinait à son tour devant le pouvoir réel de la police secrète. Mais ce n’est pas tout ; à l’intérieur même du NKVD il y avait une multiplication des services avec une complexité extrême ; on retrouvait un réseau interminable d’agents dans lequel un département était toujours chargé de superviser et d’espionner un autre et dont les membres n’étaient pas connus de l’organisme rival. Tous les rapports de ces services concurrents atterrissaient au Politburo à Moscou. Là était décidé lequel des rapports était pris en considération et lequel des différents services était chargé d’appliquer les mesures décidées par Staline.

« La seule règle sûre, dans un État totalitaire, est que plus les organes de gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont investis est grand ; que moins est connue l’existence d’une institution, plus celle-ci finira par s’avérer puissante. C’est conformément à cette règle que les soviets, reconnus par une Constitution écrite comme la plus haute autorité de l’État, ont un pouvoir moindre que le parti bolchevique ; que le parti bolchevique, qui recrute ouvertement ses membres et qui est censé former la classe dirigeante, a moins de pouvoir que la police secrète. Le pouvoir réel commence où le secret commence. »

Il est légitime de se demander pourquoi un mode de gouvernance si ingénieux et qui semble si efficace n’avait jamais été expérimenté auparavant dans l’Histoire. Là-dessus Arendt répond qu’en dehors des considérations idéologiques, l’organisation totalitaire est profondément « inutile ». La multiplication extrêmement lourde des verrous administratifs et le nombre considérable d’ordres contradictoires sont contreproductifs et retardent constamment le travail. La suppression, la rétrogradation et la promotion constantes des employés rendent impossible la formation d’équipes et la transmission de l’expérience.

« La raison pour laquelle l’ingénieux système du gouvernement totalitaire, avec cette concentration absolue, inégalée, du pouvoir dans les mains d’un seul homme, n’avait jamais été expérimenté auparavant est qu’aucun tyran ordinaire ne fut jamais assez fou pour écarter toute considération d’intérêt limité et local – économique, national, humain, militaire – en faveur d’une réalité purement fictive dans on ne sait quel avenir lointain et indéfini. »

Le monde non totalitaire est incapable de saisir cette mentalité qui fonctionne indépendamment de toute action calculable en termes d’hommes ou de matériel. Seul le Chef totalitaire est capable d’exprimer un désintérêt fascinant pour toute forme d’utilitarisme et de s’affranchir de la quête d’un quelconque profit.

La Police Secrète

La police secrète occupe une place importante au sein de l’organisation totalitaire, le Parti possède son service d’espionnage avant même d’accéder au pouvoir. Au départ, le rôle de cette police était similaire à celui de ses consœurs dans les autres pays, à savoir la liquidation de la résistance et des ennemis du mouvement. Cependant, à partir de 1930 en Russie et de 1935 en Allemagne, le rôle de la police secrète changea radicalement ; elle fut incorporée dans la dynamique globale du mouvement et n’était plus chargée de traquer les opposants mais de faire la chasse aux « Ennemis Objectifs », c’est-à-dire les personnes ou les populations objectivement identifiées comme ennemies par le régime, peu importe qu’elles soient ou non opposantes.

Les polices secrètes « classiques » cherchent à provoquer des actions accablantes pour incriminer un ennemi, ou encore à pénétrer ses pensées pour révéler ses intentions. La police totalitaire quant à elle s’attaque à des ennemis définis a priori. Ces derniers ne sont pas des individus dont les pensées sont dangereuses ou dont le passé justifie la suspicion, mais des « porteurs de tendances » condamnés sur la base de « crimes possibles ». « Concrètement, le dirigeant totalitaire agit comme un homme qui en insulte un autre avec opiniâtreté, jusqu’à ce que tout le monde sache que ce dernier est son ennemi : alors il peut, avec quelque chance d’être cru, aller le tuer en invoquant la légitime défense. »

À mesure que l’Ennemi Objectif est éliminé, d’autres sont constamment désignés pour le remplacer ; et cela pour obéir à la philosophie totalitaire, qui ne se veut pas un simple gouvernement mais un mouvement dont la finalité est la domination totale du monde et dont l’avancée doit constamment rencontrer des obstacles à éliminer. Les Nazis, prévoyant l’achèvement de l’extermination des Juifs et des populations de l’Europe de l’est, entreprenaient déjà la liquidation des Polonais et prévoyaient même la décimation de certaines catégories d’Allemands jugées inférieures. Les Bolcheviks ont commencé par liquider les descendants des anciennes classes dirigeantes, ensuite les Koulaks, qui à leur tour furent suivis par les Russes d’origine polonaise, les Tartares et les Allemands de la Volga, etc.

La désignation arbitraire de l’ennemi nie la liberté humaine plus efficacement que n’importe quelle tyrannie. Dans un régime tyrannique, il faut au moins être ennemi du gouvernement pour en être puni, la liberté d’opinion n’est pas abolie, à condition d’avoir le courage d’en assumer les conséquences.

Le concept d’Ennemi Objectif déposséda la police totalitaire de son pouvoir. Elle était le seul service secret qui ne constitua pas « Un État dans l’État ». Dans les formes classiques de gouvernement, la possession des informations a toujours conféré aux services secrets une supériorité décisive sur tous les autres appareils du système. En revanche, la police totalitaire est complètement aliénée à la volonté du Chef, car lui seul décide de l’identité du prochain ennemi potentiel ; la police n’ayant plus recours à l’espionnage et la provocation, elle se trouve privée des seuls moyens dont elle dispose pour agir indépendamment des autorités supérieures. La seule distinction dont elle jouit est d’avoir la confiance du Chef pour exécuter ses plans et de savoir avant tout le monde quelle ligne politique sera appliquée. Néanmoins, détenir ces informations n’est plus aussi décisif car les services ne savent rien que le Chef ne sache déjà et ne connaisse mieux. De décideurs de l’ombre, ils sont relégués au rang de simples bourreaux.

La Domination Totale

Le totalitarisme aspire à la domination totale de l’individu. Bien au-delà de la transformation du monde extérieur, c’est la nature humaine elle-même qu’il désire soumettre. Afin de perfectionner cet art funeste, les régimes totalitaires constituèrent de véritables laboratoires humains au sein desquels ils peaufinaient leurs méthodes : les camps de concentration.

Bien qu’ils n’aient pas été inventés par le totalitarisme, les camps de concentration constituaient la société la plus totalitaire jamais réalisée. Ils ont souvent été assimilés à l’Enfer, non pas seulement à cause de la cruauté qui y régnait mais parce que les masses humaines qui y étaient enfermées étaient traitées comme si elles n’existaient plus ; ce qui leur arrivait n’avait plus d’intérêt pour personne. Encore que l’idée de l’enfer demeure plus douce à l’esprit que celle des camps de concentration, car la damnation des âmes y est au moins précédée par le Jugement dernier, incarnation de la norme absolue, de la justice divine et de la grâce infinie ; les déportés des camps n’avaient pas autant de chance.

« Ces analogies, répétées dans maints récits du monde des mourants, semblent exprimer plus qu’une tentative désespérée de dire ce qui est étranger au domaine du discours humain. Rien peut-être ne distingue plus radicalement les masses modernes de celles des siècles passés que la perte de la foi en un Jugement dernier : les pires ont perdu leur peur, les meilleurs leur espoir. Aussi incapables qu’avant de vivre sans peur et sans espoir, ces masses sont attirées par toute entreprise qui semble promettre la fabrication par l’homme du Para[1]dis qu’elles avaient désiré et de l’Enfer qu’elles avaient redouté. De même qu’en ses aspects les plus populaires, la société sans classe de Marx présente une étrange ressemblance avec l’âge messianique, de même la réalité des camps de concentration ne ressemble à rien tant qu’aux représentations médiévales de l’Enfer. »

La domination totale de l’individu passe d’abord par l’élimination de sa personne juridique ; cela se fait en ignorant la justice. La procédure judiciaire classique est strictement régulée, elle dérive du contrat social des individus, qui consentent à se soumettre à une justice dont les peines sont prévisibles pour des délits déterminés. Or, le libre consentement est autant un obstacle à la domination totale que la libre opposition. De fait, l’ensemble des droits civils et juridiques doivent être abolis ; les déportés sont placés en dehors de la protection de la loi, les victimes sont sélectionnées arbitrairement et le camp agit indépendamment du système pénal normal.

La deuxième étape de la domination totale est l’élimination de la personne morale de l’individu. Pour ce faire, les régimes totalitaires rivalisaient d’ingéniosité abjecte. Les victimes des camps de concentration n’étaient pas seulement tuées, elles étaient rayées de l’existence. Leur histoire était effacée, leur corps supprimé, le deuil et le souvenir interdits. Les camps firent comprendre à la victime que plus rien ne lui appartenait, pas même sa propre mort. La mort, en devant anonyme, n’était plus l’acte ultime qui donnait du sens une vie, à un combat, mais une vulgaire épitaphe qui scellait une présence qui n’avait jamais réellement existé. La victoire macabre des régimes totalitaires a été d’avoir rendu impossible l’idée même de martyre.

La morale perd peu à peu son sens. Même les instincts les plus primitifs de l’individu tels que sa volonté de mourir en victime plutôt que de vivre en bourreau lui sont retirés. Lorsqu’un homme est confronté à l’alternative de trahir, et donc d’assassiner, ses amis ou d’envoyer sa femme et ses enfants à leur mort, que diable doit-il choisir ? Ce n’est plus une alternative entre le bien et le mal, mais entre le meurtre et le meurtre. Les SS étaient devenus des maîtres de la complicité consciemment organisée de leurs victimes dans leurs crimes, ils forçaient les détenus à choisir eux-mêmes les hommes envoyés au trépas, sous peine d’assassiner leurs proches. La limite entre persécuteur et persécuté était délibérément maintenue floue et la vertu perdait alors tout son sens.

Enfin, l’étape finale de la domination totale est l’abolition de toute différenciation entre les personnes, la destruction de l’identité unique de l’individu. À l’intérieur des camps, les personnes étaient entassées, nues ou portant les mêmes vêtements, le crâne rasé, de sorte à ne pas pouvoir distinguer les individus entre eux. Ils subissaient d’atroces tortures qui visaient non à les faire parler mais à affecter leur esprit par la douleur chronique, de la même manière que certaines maladies organiques induisent des troubles psychiatriques. Ne sachant plus qui ils étaient, les individus n’étaient plus que des ectoplasmes baignant dans un océan de similarités.

Lorsque tour à tour les personnes juridique, morale et individuelle sont détruites, il ne subsiste que d’effroyables marionnettes auxquelles on a ôté toute spontanéité ; véritables bêtes pavloviennes, incapables d’agir par leur propre volonté ou de prendre une initiative. Rousset raconte « Le triomphe des SS est que la victime torturée se laisse conduire à la corde sans protester, renonce, s’abandonne, dans le sens où elle cesse de s’affirmer. Et ce n’est pas pour rien. Ce n’est pas gratuitement, par sadisme uniquement, que les SS veulent cette défaite. Ils savent que le système qui réussit à détruire la victime avant qu’elle monte sur l’échafaud […] est le meilleur, incomparablement, pour maintenir tout un peuple en esclavage. »

Les régimes totalitaires ont tout bonnement réussi à réduire l’Homme à son état d’animal humain. C’est en ce sens qu’Arendt qualifie les crimes des camps de concentration de « mal absolu » : « En s’efforçant de prouver que tout est possible, les régimes totalitaires ont découvert sans le savoir l’existence de crimes que les hommes ne peuvent ni punir ni pardonner. En devenant possible, l’impossible devint le mal absolu, impunissable autant qu’impardonnable, celui que ne pouvaient plus expliquer les viles motivations de l’intérêt personnel, de la cupidité, de la convoitise, du ressentiment, de l’appétit de puissance et de la couardise ; celui, par conséquent, que la colère ne pouvait venger, que l’amour ne pouvait endurer, ni l’amitié pardonner. De même que les victimes, dans les usines de la mort ou dans les oubliettes, ne sont plus « humaines » aux yeux de leurs bourreaux, de même, cette espèce entièrement nouvelle de criminels est au-delà des limites où la solidarité humaine peut s’exercer dans le crime. »

La Nature, L’Histoire et l’Idéologie

Il est tentant à première vue de considérer le totalitarisme comme une forme extrême de tyrannie, c’est-à-dire une autorité sans loi, exercée dans l’intérêt de la clique dirigeante et hostile aux intérêts des gouvernés. Cependant, Arendt explique que le totalitarisme, dans son essence, n’est pas sans loi, bien au contraire, il prétend obéir à des lois supérieures dont dérivent toutes les autres. Pour les Nazis, cette loi était celle de la Nature, qui dictait la supériorité de la race germanique ; pour les Bolchéviques, c’était la loi de l’Histoire, qui prévoyait la disparition des classes sociales et le règne du prolétariat.

Loin d’être sans loi, le totalitarisme prétendait au contraire la transcender, aller aux sources de l’autorité ; loin d’être arbitraire, il était plus obéissant à ces forces suprahumaines qu’aucun gouvernement ne l’a jamais été auparavant ; et loin d’exercer son pouvoir dans l’intérêt d’un seul homme, il est tout à fait disposé à sacrifier les intérêts de chacun à l’exécution de ce qu’il supposait être la loi suprême. Son mépris des lois positives humaines était nourri par sa prétention de servir une forme supérieure de légitimité qui, étant inspirée par les sources elles-mêmes, pouvait outrepasser toute forme de légalité.

Dans la politique totalitaire, la place des lois positives était occupée par la terreur totale, qui visait à traduire en réalité la loi de l’Histoire ou de la Nature. La terreur devient totale lorsqu’elle devient indépendante de toute opposition. De même que la légalité est l’essence du gouvernement démocratique et le despotisme l’essence de la tyrannie, la terreur est l’essence de la domination totalitaire. La terreur est la réalisation de la loi du mouvement, le mécanisme par lequel la force de la Nature ou de l’Histoire se meut librement, écrasant de son omnipotence toute action humaine spontanée. La culpabilité et l’innocence n’ont plus de sens : coupable est celui qui fait obstacle au processus naturel ou historique qui a porté un jugement sur les « races inférieures » et les individus « inaptes à vivre », ou sur « les classes mourantes et les peuples décadents ». Tant que la loi est celle du mouvement d’une force suprahumaine, la terreur est la légalité.

À la fin de l’ouvrage, Hannah Arendt examine la question des idéologies et tente de comprendre pourquoi le Communisme et le Racisme, parmi toutes les autres idéologies, furent celles qui donnèrent naissance au totalitarisme. Elle part du principe qu’une idéologie est littéralement ce que le nom indique : la logique d’une idée, et son sujet est l’histoire à laquelle s’applique l’idée. Les idéologies traitent le cours des événements suivant une loi commune, dérivant de l’idée. Elles prétendent comprendre les secrets du passé, les subtilités du présent, les incertitudes de l’avenir en raison de la logique inhérente à leurs idées respectives.

La politologue affirme que le racisme, idéologie fondamentale des Nazis, et le communisme, idéologie fondamentale des communistes, n’étaient pas « plus totalitaires » que les autres idéologies du XXe siècle. Simplement, les idées sur lesquelles elles reposaient – la lutte entre les races et la lutte entre les classes – se sont avérées politiquement, en un temps donné et dans un espace géographique donné, plus importantes que celles des autres idéologies. En ce sens, la victoire idéologique du racisme et du communisme sur les autres « ismes » a été décidée avant que les mouvements totalitaires ne s’emparent de ces idéologies.

En d’autres termes, toute pensée idéologique renferme par définition des éléments totalitaires intrinsèques. De par leur prétention maladive à une explication totale, les idéologies ont tendance à théoriser non pas la chose mais son devenir, elles se matérialisent dans le mouvement. L’élément totalitaire réside précisément dans cette cinétique, qui part d’une prétendue connaissance intime du passé et d’une compréhension absolue du présent et qui va vers une prédiction infaillible de l’avenir.

Cependant, la nature sociale étant rebelle aux vœux des idéologues, la pensée idéologique s’émancipe rapidement de la réalité concrète et devient indépendante de toute expérience. Elle insiste sur une réalité occulte, imperceptible, « plus vraie », ne pouvant être détectée que par le biais du sixième sens idéologique. La propagande totalitaire a toujours pris soin d’émanciper la pensée de la réalité, s’efforçant d’injecter une signification secrète dans chaque événement tangible et de frapper de suspicion toute apparence spontanée.

Enfin, la plus grande force de la pensée idéologique est son implacable « logicalité ». Elle ordonne les faits au sein d’un système logique qui part d’une prémisse acceptée axiomatiquement et procède par déduction avec une cohérence qui n’existe nulle part dans le monde réel. Marx prédisait que la puissance d’une idée naissait lorsqu’elle était saisie par les masses ; les mouvements totalitaires comprirent que ce n’était pas l’« idée » en elle-même – le racisme ou le matérialisme dialectique – qui interpellait les foules, mais sa logique inhérente. L’argument implacable auxquelles sont attachées toutes les idéologies est que « vous ne pouvez pas dire A sans admettre B, ni dire B sans admettre C ». Ainsi de suite, l’alphabet meurtrier se décline et la force coercitive de la logique nous piège dans notre peur de nous contredire, devenant ainsi une arme politique infaillible.

« Les idéologies ont toutes été créées, perpétuées et perfectionnées en tant qu’arme politique et non doctrine théorique. »