Où en Sommes-Nous ?
Une Esquisse de l’Histoire de l’Humanité
Emmanuel Todd

Arslan ALLOUACHE

Introduction

Alors que la révolution technologique a permis la libre circulation du savoir et des marchandises, qu’images et paroles s’échangent instantanément et que le progrès médical a permis un allongement considérable de l’espérance de vie humaine, un étrange sentiment d’impuissance et d’inaccomplissement plane sur nos sociétés modernes, comme si les progrès accomplis étaient inutiles faute de n’avoir su leur allier les structures sociales et économiques qui leur siéent. En effet, si le libre échange du capital a entrainé une remontée fulgurante des taux de profit, il a été accompagné d’une chute des revenus ordinaires, une progression des inégalités sociales et une insuffisance de la demande, à présent devenue planétaire.
Et si le malaise régnant dans nos sociétés n’était pas tant dû au manque de ressources économiques où à notre incompétence à se les partager mais à notre profonde incompréhension de la dynamique qui meut nos sociétés. Comme si l’on s’ingéniait à expliquer les agissements d’un homme par ses motivations rationnelles alors que ses décisions sont principalement dictées par des pulsions inconscientes.
C’est dans ce contexte qu’Emmanuel Todd, dans une vision anthropologique de l’Histoire, tente d’expliquer le développement des sociétés humaines par le développement des structures qui leur sont sous-jacentes, essentiellement dominées par celui des structures familiales, de la religion et de l’éducation qui constituent le subconscient commun à nos sociétés.
C’est alors qu’il découvrit de nouveaux moyens pour expliquer certains évènements qui ont surpris la plupart des analystes modernes issus de l’establishment ; tels que l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis d’Amérique à l’heure où sa population célébrait avec émerveillement sa diversité culturelle, ou encore le Brexit et le lamentable échec de l’Euro alors que ses systèmes économiques avaient le plus besoin de contrer ceux de l’anglosphère.

Différenciation des Systèmes Familiaux & Evolution de la Famille

Typologie Familiale Simplifiée :

Nos sociétés ont été sujettes à d’importantes mutations anthropologiques, opérées par le biais de changements au sein de la structure familiale interne. Il est donc impératif de définir les différents stades par lesquels sont passés ces systèmes avant de tenter de les expliquer :
– Famille nucléaire pure : véritable unité domestique autonome, constituée d’un couple et de leurs enfants qui, une fois mariés, constitueront à leur tour un foyer nucléaire sans possibilité de résider avec la génération précédente, à quelques exceptions de résidence temporaire, le plus souvent avec le père, on parle alors de famille nucléaire à corésidence temporaire patrilocale.
– La famille souche, où la famille est dominée par un héritier unique, un patriarche avec lequel résident les ménages créés successivement par ses enfants mâles. A sa mort, son statut est légué à l’un des héritiers, généralement l’ainé des fils, qui prend alors la chefferie de la famille par un phénomène de patrilinéarité. Cette patrilinéarité s’étend alors sur plusieurs degrés selon la complexité de l’organisation familiale avec, au premier degré, une cohabitation du couple avec les parents du mari ; cette forme sera principalement observée en Allemagne et au Japon. Au second degré d’organisation, il s’agit de la famille communautaire exogame où tous les fils cohabitent avec leur père et trouvent leurs épouses en dehors du groupe familial initial. Tous les hommes sont alors égaux entre eux et supérieurs aux femmes. Cette forme sera observée en Chine, en Russie du XVIIème siècle et en Inde où elle sera caractérisée par un antiféminisme extrême marqué par une surmortalité des enfants de sexe féminin. Au troisième niveau de patrilinéarité, on observe la famille communautaire endogame où la cellule familiale est constituée du père, de ses fils et de leurs épouses et enfants qui, à leur tour, prendront pour épouses des femmes issues de leur cellule familiale, cousines germaines préférentiellement ou cousines de second degré. C’est cette forme qui nous est familière au sein de nos villages que l’on retrouve au Maghreb et dans le monde arabe.

L’Homo sapiens Primitif :

L’homme moderne, par un mélange de méconnaissance de son histoire anthropologique et d’égo inhérent à notre époque où l’humanité a dominé la nature, croit que les principes sociaux qui font les bases de la société moderne, sont modernes. On est alors surpris de découvrir que bien des caractéristiques sociales qu’on croyait issues du siècle des lumières trouvent leur origine au sein des sociétés primitives. Ces données ont été établies grâce à un principe de base d’anthropologie qui est le conservatisme des zones périphériques qui stipule que le développement des sociétés s’étend en tâche d’huile du centre culturel vers sa périphérie. Il est donc possible d’établir une chronologie des évolutions sociales en partant de la périphérie vers le centre. On découvre également en étudiant les populations isolées d’Amérique du sud et d’Afrique que l’humain primitif partageait bien des caractéristiques sociales avec nos sociétés modernes, telles que la structure familiale nucléaire pure où hommes et femmes, de même statut, s’unissent librement après consentement mutuel, que le divorce est possible, la polygynie aussi, les couples se font et se défont dans un espace comprenant plus d’un millier d’individus. On note également une tolérance relative de l’homosexualité allant parfois jusqu’à l’acceptation quasi absolue de l’homosexualité féminine.
Ce n’est qu’après l’avènement de l’agriculture que les structures sociales se sont complexifiées, que les groupes sociaux sont devenus de moins en moins individualistes et que la famille, d’abord nucléaire, s’est organisée en famille souche, d’abord exogame puis endogame à mesure qu’elle acquérait de nouveaux codes sociaux. Cette patrilinéarisation de la famille s’est souvent faite au détriment du statut de la femme, de plus en plus bas à mesure que la domination masculine gagnait du terrain.

Christianisme & Transformation Européenne

Le christianisme a été le premier vecteur civilisationnel de la société occidentale. Son avènement a profondément changé la structure anthropologique de la société occidentale primitive. Les principaux éléments de ce changement ont été l’exogamie radicale, par extension du tabou de l’inceste aux cousins germains, ce qui a fait la promotion de la famille souche caractérisée, comme sus-expliqué, par la transmission des biens et des connaissances à un héritier, ce mode inégalitaire de transmission a permis la conservation et l’accumulation des savoirs de génération en génération. D’autre part, de par son anti-sexualité et la promotion du célibat, le christianisme a entrainé un retard au mariage et une chute considérable du nombre de naissances, ce qui a profondément marqué le visage démographique de l’Europe. Cependant, la réforme protestante, de par l’introduction du concept de rapport direct à Dieu, a obligé le croyant à se référer aux textes religieux en posant l’immédiateté de la relation avec Dieu, ce qui a imposé au croyant l’apprentissage de l’écriture, d’où la fabuleuse ascension du taux d’alphabétisation qui a accompagné l’installation du protestantisme en Europe.

Pour les sociétés humaines, l’un des principaux défis a été la conservation de l’acquis. Bien avant l’avènement de l’écriture, la primogéniture de la famille souche a été l’un des moyens de le relever de par son système de transmission des savoirs et des biens d’une génération vers la suivante par héritage inégalitaire, d’un patriarche vers son héritier ; d’où la conservation de l’État monarchique, du fief, de l’exploitation paysanne. Il est donc logique de retrouver sur les cartes de l’Europe du nord du XVIIIème siècle la proximité de trois éléments que sont la famille souche, l’écriture et la religion luthérienne. Cette dernière faisant la promotion de la famille souche par une sorte de coévolution entre protestantisme et primogéniture. Ces trois éléments, réunis simultanément en Europe ont alors permis l’essor des sciences et techniques qui ont fait le lit culturel de la révolution industrielle.

La Grande Transformation Mentale Européenne

Tout comme l’assimilation d’une langue étrangère nous ouvre les portes d’un nouveau mode de raisonnement, l’acquisition de la lecture et l’alphabétisation a profondément modelé le cerveau humain et lui a permis d’explorer de nouveaux horizons de pensée. Premièrement, le libre accès au savoir, principalement religieux, a permis un nivellement considérable de l’éducation dont peut en témoigner l’ascension des taux d’alphabétisation chez les peuples protestants, en particulier chez les femmes dont l’éducation a de prime abord été réprimée par la famille souche puis libérée par le protestantisme. Deuxièmement, l’homme, profondément transformé par la nouvelle conception de la vie, s’est orienté vers l’application de son savoir, d’où l’augmentation des heures d’activité et la chute des taux de fécondité et le retard de l’âge au mariage ; les hommes étant plus orientés vers le travail que vers leurs tâches domestiques. Une fois de plus, nous voyons s’illustrer le concept de coévolution entre alphabétisation et protestantisme, ce dernier ayant permis le libre accès à l’écrit et la société le lui rendant par la réalisation des principaux buts de la réforme protestante que sont l’adoration de Dieu par le travail, la promotion du célibat, et la répression de la sexualité.

Sécularisation & Crise de Transition

En Europe, une réforme religieuse fut la cause de l’alphabétisation massive qui permit à son tour une révolution industrielle, la foi a nourri le progrès. Cependant, le progrès scientifique a introduit à son tour une vision rationaliste, voire matérialiste du monde qui marqua profondément les esprits et ébranla les fondements de la foi chrétienne. Dans la population du bassin parisien, d’Espagne et du sud de l’Italie, les formes familiales avaient entre temps muté vers un retour de la famille nucléaire et une disparition du rôle du patriarche. Les frères et soeurs étaient égaux et aucune image forte du père n’était présente pour soutenir celle de Dieu, le choc du rationalisme ne put alors être amorti par un ancrage psychologique profond de la croyance, d’où la remise en cause puis la disparition de l’image du Dieu Tout Puissant faisant suite à la disparition du subconscient de l’image du père omnipotent. D’où le fait qu’on retrouve un centre géographique français à la crise de la foi ayant entrainé la sécularisation de la religion chrétienne. Plus tard, par une suite logique, la vacuité de la position du père et la disparition de celle de Dieu causée par l’effondrement de la croyance religieuse ont conduit à un vide dans le subconscient qui devait impérativement être comblé par une nouvelle figure de force, d’où l’émergence de régimes autocratiques au début du XXème siècle qui se sont soldés par les affres des deux Guerres Mondiales.
Parallèlement, en Russie et en Europe de l’Est, la crise occasionnée par la désintégration de la figure paternelle autoritaire a conduit à la recherche d’un substitut à la servitude familiale par l’adhésion à un parti unique à structure autoritaire, d’où la rapidité d’implantation des régimes communistes. Là encore, nous pouvons constater que les transformation sociales et anthropologiques ont constitué la toile de fond sur laquelle se sont joués les évènements historiques du XXème siècle.

La Démocratie Occidentale de Nos Jours

Depuis son élargissement à l’Est et la mise en place de la monnaie unique, l’Europe semble dysfonctionner. Nous ne pourrons entièrement le comprendre tant que nous restons prisonniers des thèses globalistes qui affirment la primauté des déterminismes économiques et l’hypothèse de la convergence des nations dans la société de consommation. Le monde occidental et au contraire mu par des forces plus profondes qui sous-tendent ses évolutions économiques ; c’est pourquoi il nous faut encore une fois remonter au socle anthropologique de l’Europe pour expliquer les métamorphoses auxquelles sont sujettes ses populations. En effet, la volonté de rassembler les États membres de l’Union a été motivée par la menace de la domination américaine au lendemain d’une Deuxième Guerre Mondiale dévastatrice. Cette volonté n’a pu être réalisée que par l’ouverture économique des marchés européens ainsi qu’un apport important en main d’oeuvre étrangère, principalement constituée d’ouvriers venus des anciennes colonies, et aujourd’hui alimentée par l’importation de diplômés des pays du tiers monde, par une sorte de prédation démographique selon les termes de l’auteur. Néanmoins, cet apport s’est fait dans la négligence des caractéristiques culturelles des populations nouvelles et des conséquences sociales de ce mélange. Les populations importées, au lieu de se dissoudre dans la globalisation, ont réussi à préserver leurs caractéristiques sociales et religieuses manquant de changer démographiquement leurs pays hôtes, pis encore, ces populations se sont repliées sur elles-mêmes échappant de cette manière au contrôle des États Européens. En contrepartie, les populations européennes, dans leur vision rigoriste héritée de la famille souche et du christianisme qui a été préservée socialement en dépit de la sécularisation de la religion chrétienne, par un phénomène que l’auteur désigne sous le terme de christianisme zombie, se sont tournées vers une vision politique autoritaire ; d’où la résurgence des nationalismes d’État et le succès croissant des partis politiques d’extrême droite prônant la fermeture des frontières et l’imposition des valeurs traditionnelles européennes aux populations immigrées, le Brexit étant l’illustration de cette nouvelle volonté des peuples occidentaux de retour à leurs traditions.

De l’autre côté de l’Atlantique, les populations d’Amérique du nord, celles des USA en particulier, ont suivi un développement anthropologique particulier. En effet, contrairement aux Américains d’aujourd’hui, les premiers colons obéissaient à un système de famille souche importé d’Angleterre, quoique quelque peu atténué par le recours à l’héritage par testament où la primogéniture a été remplacée par un partage préférentiel donnant la priorité dans l’héritage à la conservation des exploitations conquises en milieu hostile. Ce n’est que bien après la Deuxième Guerre Mondiale que l’orientation sociale fut vers la désactivation maximale des liens sociaux ainsi que la globalisation permettant d’asseoir l’hégémonie des USA sur les autres pays.

L’identité américaine s’est également formée différemment de celle des autres nations. A l’intérieur de chaque nation, l’État a défini une équivalence entre les individus par un « nous » commun, tandis qu’il a désigné une place à l’extérieur de ce Nous par la création d’un « autre » essentiel à la constitution d’un sentiment d’unité nationale. Aux USA, lors de leur constitution, l’horizontalité de la constitution des États et l’absence de nations voisines menaçantes a mené au transfert de cet « autre », censé être extérieur, vers l’intérieur de la société ; les Indiens menaçants ayant été exterminés, il sera donc attribué aux Noirs.


On comprend alors mieux les causes de la persistance du sentiment raciste envers les Noirs que démontre le fort taux d’incarcération et de violences policières à l’encontre de cette frange de la société américaine. La candidature de Donald Trump en 2016 ayant surpris la majorité des analystes politiques est l’occasion de montrer à quel point les représentations sociales au sein d’une population tracent la ligne directrice du destin politique d’une nation, et ceci au détriment des considérations économiques, politiques, ou même sécuritaires. En effet, suite à l’ouverture absolue de l’économie et des frontières américaines lui ayant garanti une main-d’oeuvre bon marché par l’afflux massif d’immigrants hispaniques et noirs, et la promotion de la Globalisation des marchés internationaux ayant permis le libre déversement de ces marchandises. Les USA ont pu se garantir une domination économique sans précédent. Cependant, le paramètre anthropologique a été négligé par les analystes de ce nouvel ordre mondial, si l’Américain Blanc de classe moyenne, dont le sentiment d’appartenance nationale s’est constitué par opposition à l’Américain non blanc devait être supplanté sur le marché du travail par l’immigré devenu rival économique, on assistera alors à un changement des représentations au sein de la classe moyenne s’imaginant mise en danger par une classe arriviste incarnant une Amérique future non blanche. Ce malaise et cette xénophobie sont illustrés par les statistiques de la deuxième moitié du XXème siècle montrant une hausse du taux d’alcoolisme et de suicides chez les Blancs d’âge moyen, ainsi qu’un faible taux de mariages mixtes Blancs-Noirs incarnant une persistance de la xénophobie érigée en politique nationale. Il n’est donc pas étonnant que le vote Trump ait été dans un but de réappropriation de l’Amérique blanche par un Make America Great Again.

Conclusion

Dans cet essai, l’auteur tente d’apporter une nouvelle vision de l’histoire de l’humanité, une vision centrée sur les rapports sociaux plus que sur les rapports de force matérialistes. Loin de présumer expliquer tous les évènements contemporains ou de donner une analyse exhaustive des éléments qui agissent dans les soubassements idéologiques de nos sociétés, il tente de mettre la lumière sur des forces trop souvent négligées par les analystes tout en mettant en garde contre une globalisation où les valeurs se perdent dans un moule libertaire, créant en contrepartie des extrémismes identitaires réactionnels, et contre une stratification intellectuelle ayant créé une élite coupée du monde réel, embourbée dans des dilemmes académiques et incapable de représenter les aspirations sociales de ses peuples.

Références

  • Où en Sommes-Nous ? Une Esquisse de l’Histoire de l’Humanité – Emmanuel Todd. Editions Du Seuil.