L’Histoire à Travers les Yeux d’Arnold Toynbee

Arslan ALLOUACHE

Présentation de l’auteur

Arnold Joseph Toynbee, né en 1889 et mort en 1975, est un historien britannique ayant marqué par son travail gigantesque le monde de la philosophie de l’histoire et celui des sciences humaines en général. Considéré comme l’un des plus grands penseurs du XXème siècle, il a principalement été influencé par Ibn Khaldoun qu’il considère comme l’un des pionniers de la philosophie de l’histoire, et par Thucydide, historien grec, auteur de La Guerre du Péloponnèse (cf article de Y. AFIR – La Guerre du Péloponnèse – Medpress n°2 septembre 2019), guerre que Toynbee considère comme une miniature de la première guerre mondiale. Il doit principalement sa notoriété à son oeuvre majeure A Study of History à laquelle il a consacré 52 ans de sa vie et dans laquelle il se démarque de ses contemporains, principalement Oswald Spengler, auteur de Déclin de l’Occident, dont la thèse consiste en une vision cyclique de l’histoire où toute civilisation est fatalement destinée au déclin. En revanche, Toynbee, de par son abord « métahistorique », c’est-à-dire une lecture de l’histoire de l’humanité dans sa globalité, s’intéressera aux causes de l’essor et du déclin des civilisations. De ce fait, il se fera connaître par son approche déterministe attribuant aux civilisations elles-mêmes et à leur histoire les causes de leur décadence.

L’oeuvre de Toynbee fut naturellement accueillie avec beaucoup de réserve de par la cassure qu’il opère avec les théories de ses prédécesseurs, sa réticence vis-à-vis du modèle des états-nations, l’auteur préférant raisonner en dimensions civilisationnelles plutôt qu’étatiques, et de par l’importance capitale qu’il attribue aux religions dans la genèse des civilisations et dans le contact et les échanges inter-civilisationnels. Il n’en demeure que, adulé ou rejeté, Toynbee a offert à l’humanité une vision inédite sur son histoire, ce qui vaudra à son oeuvre sa place parmi les plus grandes oeuvres historiques jamais écrites, et dont l’impact sur l’histoire future de l’humanité reste à découvrir.

Introduction

Dans notre précédent article, nous avions abordé un extrait de textes d’Arnold Toynbee autour du thème de « la guerre et les civilisations » tirés d’une oeuvre beaucoup plus volumineuse dénommée « Étude de l’Histoire », ce qui nous a permis de donner une introduction à la méthode de réflexion de cet auteur et son abord « Global » de l’histoire de l’humanité. Cette fois-ci, nous nous sommes attelés à l’étude de l’oeuvre intégrale en nous basant encore une fois sur une version abrégée réalisée par l’auteur lui-même, l’étude du texte intégral en 33 volumes étant bien plus adaptée à une thèse de doctorat en histoire qu’à ce modeste article de néophyte.

Cette oeuvre monumentale, « la plus célèbre et la plus controversée de l’historiographie contemporaine, refusée avec un mélange d’indignation, d’envie et de mépris » selon la préface de Raymond Aron, a la particularité d’être l’une des premières approches globales de l’histoire de l’humanité. Toynbee, comme tout historien ayant vécu à la période de troubles qu’a constitué la première moitié du vingtième siècle, s’aperçoit du développement technique de l’humanité au détriment des sciences humaines, de ce fait l’homme moderne possède des moyens techniques inouïs sans pour autant avoir la sagesse de ne pas les utiliser à but autodestructeur. C’est pourquoi, il se propose dans une tentative d’interprétation globale du passé humain pour en tirer non seulement des leçons à but pratique mais aussi pour y déceler les rouages permettant d’expliquer la mécanique par laquelle elle se meut, cette mécanique que ses prédécesseurs attribuaient à une destinée intangible et inévitable de l’humanité.

Définitions et unité de champs intelligible

Cette oeuvre, étant pourtant le résultat de 52 ans de recherche, ne manque pas pour autant d’homogénéité dans sa structure. Dès le début, l’auteur pose les bases épistémologiques de son étude en posant des définitions strictes pour les termes qu’il emploie. C’est ainsi qu’il définit la société comme un réseau complet de relations entre les êtres humains, les composants de la société ne sont donc pas les êtres qui la constituent mais bien les relations qu’ils tissent entre eux ; ce qui fait de l’individu non pas un constituant de la société mais un foyer de relations sociales, contrairement à la vision de Hobbes, son prédécesseur, dans son Léviathan. Il définit également la culture comme une régularité dans le comportement interne et externe des membres d’une société et la civilisation comme un genre particulier de culture ou période particulière de culture, ou même une configuration particulière de la société où une minorité, dite minorité créatrice, est libérée de la tâche de production de vivres pour se consacrer uniquement à la production de culture. C’est alors en se basant sur cette dernière définition qu’il pose la civilisation comme Atome primaire de son étude ou unité de champs intelligible, faisant par cette approche une coupure avec l’approche de ses prédécesseurs et contemporains qui plaçaient le concept de nation au centre de leurs études, cette approche étant réductrice de par l’importance des emprunts culturels entre les nations et leur labilité tant temporelle que géographique.

Nature et genèse des civilisations

Toynbee, après avoir défini les paramètres sur lesquels sera basée son analyse, commence par rechercher les causes de la genèse des civilisations, quel ingrédient ou quel élément fait en sorte qu’un groupe d’humains parvient à s’ériger en civilisation aux dépens d’autres ? Il examine de prime abord l’hypothèse raciale, qu’il rejette fermement de par l’abondance des civilisations dénombrées (trente-et-une en tout), et l’importante hétérogénéité des races ayant contribué auxdites civilisations. Il se tourne ensuite vers l’hypothèse d’un milieu propice à la genèse mais il se rend vite compte que les civilisations les plus florissantes ont vu le jour dans des conditions naturelles défavorables, à l’instar de la civilisation hellénique qui était défavorisée par sa situation au niveau de l’attique, une zone aride et peu encline à l’agriculture. C’est alors que, après avoir écarté le jeu des forces inanimées, il émet l’hypothèse d’une dynamique au sein de l’histoire où interagiraient des forces d’ordre et de désordre, à l’instar du modèle dualiste du Yin et du Yang dans le taoïsme. En effet, il remarque que l’essor civilisationnel prend bien plus naissance dans l’interaction des peuples avec les forces de leur milieu, de leur race, ou de manière générale, avec les conditions de leur genèse que dans ces conditions elles-mêmes. C’est ainsi qu’il émet sa « théorie du défi » dans laquelle c’est la réponse des peuples à des conditions de vie particulièrement difficiles qui conditionne leur développement et non le résultat des forces d’ordre et de désordre auxquelles ils sont soumis, comme une sorte de libre arbitre historique.

Mais quelles sont donc les caractéristiques de ce défi capable de niveler une société vers la civilisation ? Le premier défi auquel a été confronté l’Homme a sûrement été celui de dépasser sa condition d’animal en domptant son milieu, s’en suivit une myriade de défis aux effets tant créateurs que destructeurs sur les peuples auxquels ils furent soumis. C’est ainsi qu’un défi peut se manifester sous la forme d’un milieu aride forçant sa société à dominer les peuplades voisines pour survive, comme ce fut le cas pour Athènes dans l’exemple cité plus haut de la civilisation hellénique. Il peut également se manifester sous la forme d’un adversaire militaire forçant la société à combattre ou disparaître, ou alors sous la forme d’une discrimination sociale envers une catégorie donnée, la forçant à se démarquer, comme ce fut le cas pour la communauté chrétienne sous l’empire ottoman qui, exclue des activités militaires, a investi le domaine administratif au point de devenir le partenaire privilégié de la famille régente des Osmanlis. Néanmoins, si le défi est nécessaire pour faire naître une civilisation puis la pousser à se développer, il ne doit pas être excessif au point d’étouffer toute créativité, comme le démontre la multitude de civilisations avortées du fait qu’elles ne purent répondre de manière adéquate à un défi trop puissant.

Il apparaît dans l’analyse de notre auteur que, quelle que soit la nature du défi, il existe un degré d’intensité optimal permettant de stimuler positivement son sujet : « trop faible, le défi ne stimule pas, trop fort, il étouffe ». Ainsi, le défi lancé par la naissance d’une civilisation islamique au monde chrétien a permis d’observer trois réponses distinctes :

  • Pour les chrétiens monophysites d’Abyssinie, le défi a été trop faible, et la société qui lui fut soumise est demeurée somnolente.
  • Pour les chrétiens orthodoxes du moyen orient, il a été trop fort, d’où la disparition de l’église chrétienne d’orient.
  • Pour la chrétienté occidentale, le défi a été optimal, d’où sa renaissance.

Croissance et déclin des civilisations

Toynbee pose la mimésis au centre du développement civilisationnel, c’est-à-dire que la croissance d’une civilisation repose sur la créativité d’une minorité créatrice, sorte de caste sacerdotale servant de locomotive pour le restant de la société, c’est alors par un processus d’imitation que cette caste parvient à imposer son rythme à une majorité passive. Néanmoins, il apparaît qu’au cours du développement des civilisations, ce processus de mimésis mettant le sort de toute la civilisation sur les épaules d’une minorité finit par la pervertir. Le processus d’imitation devient alors la porte d’entrée vers le totalitarisme de la minorité dominante et vers la mécanisation de la majorité passive, incapable alors de suppléer au manque de créativité de la minorité.

Pour l’auteur, « les civilisations meurent par suicide, non par meurtre. » Il se met alors en quête d’identifier les mécanismes par lesquels les civilisations entrent dans le déclin. Il dira que : « les déclins ne sont ni inévitables ni irréparables, mais si le processus de désintégration est à même de se poursuivre, je découvre qu’il suit apparemment un modèle commun dans la plupart des cas ». Il découvre alors deux formes par lesquelles les civilisations perdent leur élan créateur et entrent dans une phase de décadence qui se poursuivra jusqu’à leur disparition :

  • La forme passive :
  • consiste en une sorte de passivité dans laquelle entrent les minorités créatrices après une phase de gloire et de conquête, comme un guerrier s’endormant sur ses lauriers, idolâtrant un passé depuis bien longtemps révolu. Il semble qu’un groupe ne puisse pas relever plus d’un défi ou qu’un peuple ne puisse réaliser deux fois le même miracle*. Ce fut le cas de la civilisation hellénique qui, aveuglée par son rôle « d’éducatrice de la Grèce », finit par se perdre dans l’idolâtrie de sa grandeur d’antan jusqu’à sa disparition.
  • La forme active : consiste en une précipitation dans la catastrophe par la répétition effrénée d’une technique militaire ou par le maintien acharné d’une institution administrative incapable de répondre au défi posé par l’évolution constante de l’humanité sans pour autant disposer d’assez de ressources en matière de créativité pour réformer ses institutions et les adapter au présent. Ce fut le cas de l’empire romain d’orient qui, pendant 1000 ans, n’a pu ressusciter sa gloire d’antan faute de ne pouvoir s’extirper du bourbier de ses administrations séculières.

Etats et églises universels

Bien qu’aucune civilisation connue n’ait réussi à embrasser l’ensemble de l’humanité dans l’espace et dans le temps, il n’en demeure que bien rares ont été les civilisations ayant fleuri spontanément, bien au contraire, plus on se rapproche de notre ère plus on s’aperçoit que l’histoire des civilisations n’est qu’une suite d’emprunts et de filiations. Comme un destin commun à l’humanité où chaque peuple et chaque civilisation aurait son rôle à jouer. Naturellement, notre auteur, issu d’une culture occidentale dominante en son temps, voit ce continuum de civilisations se cristalliser sous peu sous la forme d’un état universel avec la civilisation occidentale moderne en son centre.

Pour l’auteur, ces contacts entre civilisations d’où sont issues les relations empruntes d’influence et de filiation, n’ont été possibles qu’après l’apparition des religions supérieures, véritables agents de palingénésie, qui eurent la particularité de s’adresser aux individus séparément et directement, assurant par ce moyen, un rapprochement entre les hommes, et par extension, entre les civilisations.

Conclusion : pourquoi étudier l’histoire ?

Contrairement à la méthode scientifique moderne qui impose au chercheur de prouver l’intérêt de son étude avant de l’entreprendre, ce n’est qu’après avoir clos son analyse que notre auteur s’emploie à une réflexion sur l’intérêt de son oeuvre. Cette démarche démontre à elle seule de la liberté dont jouissent les chercheurs en sciences humaines en comparaison avec ceux en sciences de la matière dont l’élan créateur se veut utile, voire pragmatique, avant d’être passionnel.

C’est ainsi que Toynbee, après avoir examiné la vie des civilisations, leurs relations réciproques et leur apport dans l’émergence des religions élaborées, s’échine non seulement à prouver l’apport général des études historiques au capital scientifique humain, mais aussi à déterminer la mission qui incombe aux historiens. En effet, le métier d’historien ne se limite pas au rôle d’observateur silencieux des faits historiques, il a pour principale vocation de les expliquer et de rendre cet amas désordonné de « données » compréhensible. Il écrit « les historiens, comme tous les observateurs humains, ont pour objectif de rendre la réalité compréhensible, et cela les entraîne dans des jugements continuels sur la nature de la vérité et sa signification ». Néanmoins, cette étude historique doit d’abord reposer sur un postulat selon lequel l’histoire a un sens, que, parmi les myriades de phénomènes recensés, il existe une logique à laquelle obéissent les faits passés, présents, et futurs ; c’est alors à l’historien de comprendre cette logique. En effet, comme précisé plus haut, la vocation de l’historien n’est pas de collectionner les faits historiques qui s’égrènent vers les abysses insondables du passé, mais bien d’en tirer, à forces de similitudes et de récurrences, des lois permettant d’expliquer les phénomènes historiques et de prédire leurs cours, pour enfin permettre à l’humanité, à travers une mémoire universelle, de tirer des leçons de ses erreurs, faire dévier de par son libre arbitre le cours néfaste de son histoire, et tendre vers un avenir universel commun.

Références

  • Arnold Toynbee – l’Histoire, Grande bibliothèque Payot
  • L’Evolution en Histoire selon Arnold Toynbee, Gérard Donnadieu.
  • *Citation tirée d’une conférence du Pr BOUHAMIDI
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Arnold_Toynbee