Guerre et Civilisation – Arnold Toynbee

Arslan ALLOUACHE

Si Toynbee est bien davantage connu pour son oeuvre colossale « A Study of History » dans laquelle il présente une analyse rétrospective de l’histoire générale de l’humanité, afin d’y déceler les facteurs menant à la genèse des civilisations et les causes de leur décadence, il en demeure qu’un problème majeur saute aux yeux du lecteur qui n’est autre que le problème de la guerre.
C’est pourquoi dans ce modeste recueil de textes, Toynbee examine dans la vaste perspective du passé ce problème au centre de l’histoire de l’humanité en le présentant non pas comme un fléau, ce qui serait considéré comme une mièvrerie sans réel soutien historique, mais comme une institution ayant contribué à l’organisation des peuples autour de nations puis à l’érection de civilisations. Il présente par la suite le corolaire inhérent à la guerre qui est le militarisme et qui, à maintes fois, a contribué à la décadence de ces mêmes civilisations.

Contexte politico-historique

L’ensemble des textes constituant ce recueil sont tirés de « Étude de L’Histoire », qui fut écrite en grande partie après la deuxième guerre mondiale puis jusqu’en 1961, pendant la guerre froide. Ce qui explique non seulement l’intérêt que porte notre Historien au problème du militarisme montant, étant l’un des spectateurs directs de ce phénomène et en ayant subi les conséquences, puisque Toynbee fut délégué lors de la conférence de Paris en 1919, puis a participé aux pourparlers de paix après la seconde guerre mondiale. Ceci lui a octroyé une place de choix pour parler du problème majeur du XXème siècle et tenter d’y proposer des solutions.

La guerre comme institution

« L’horreur généreuse du saint face au péché de la guerre risque d’être beaucoup moins puissante que l’aversion qu’éprouve le mortel ordinaire contre l’obligation de payer le terrible tribut du sang et de larmes que prélève la guerre. »

Toute personne s’intéressant à l’Histoire de l’humanité remarquera que la guerre est au centre de celle-ci. Tantôt elle apparait comme la fille de la civilisation, puisque la possibilité de participer à une guerre présuppose déjà un minimum de technique et d’organisation, elle permet dès l’unification des peuples contre une menace commune qui manquerait de les asservir ainsi qu’elle permet aux civilisations naissantes d’exercer leur domination sur les autres peuples afin de croitre tant sur le plan géographique qu’économique et démographique. Néanmoins, elle apparait également comme un fléau immédiatement lié à l’effondrement de toute civilisation dont on sait de façon certaine qu’elle s’est effondrée. Elle apparait alors comme une terrible épée de Damoclès pesant au-dessus du destin de toute civilisation et finissant par y mettre fin.

Naissance d’une civilisation

Théorie du défi :

Il est inconcevable de parler d’une oeuvre de Toynbee sans faire référence à son oeuvre majeure « Etude de l’histoire » dans laquelle il recense 23 civilisations et retrace leur parcours depuis la naissance jusqu’à leur déclin afin de tirer de leurs parcours les facteurs ayant influencé leur évolution. Toynbee, une fois les civilisations classées selon leurs particularités culturelles, présente l’histoire de chacune d’elles comme une succession de défis-réponses, où des conditions extrêmes font surgir une minorité créatrice à même de guider la société vers son développement. Ce défi peut se présenter comme un milieu naturel défavorable, ou alors une explosion démographique forçant la société à quitter ses frontières pour s’étendre vers les territoires voisins. Cette théorie lui permet alors d’expliquer l’évolution des civilisations en termes de causes à effets sans pour autant épouser la théorie déterministe de Spengler en accordant une place particulière aux qualités intrinsèques des peuples.

« Voilà mes chevaux rassemblés, je vais à présent les mettre à l’épreuve. Qu’est-ce qui amène une civilisation à naître ? Je risque d’abord la race puis le milieu, et je trouve ces deux explications non satisfaisantes, parce qu’elles supposent que les hommes sont soumis aux lois inexorables de la nature, à l’instar de la matière inanimée. Aussi, je recherche une explication qui met en oeuvre la vie, qui, dans les affaires humaines, signifie le libre arbitre. Je la trouve dans les intuitions de la mythologie et de la religion, qui présentent la création comme le résultat d’une rencontre-processus que je décrirai sous la forme de défi-et-réponse. J’essaie alors de découvrir les limites dans lesquelles les effets réciproques du défi-et-réponse sont effectivement créateurs dans la pratique. Dans ce but, j’examine un certain nombre de cas qui font autorité, et je trouve que, même si un stimulant puissant amène nécessairement une civilisation à l’existence, le défi ne doit pas être si sévère qu’il étouffe la créativité. »

Qu’est-ce qu’une civilisation

Le terme de civilisation est un terme nouveau qui ne cesse de changer de signification à travers les siècles. Il ne fit son apparition qu’au XVIIIème siècle pour signifier le passage de l’état primitif à un état « civilisé ». Il est ainsi introduit comme antonyme de la barbarie. Ce terme ne va passer de sa valeur morale à sa valeur matérielle qu’avec Marx qui déterminera les facteurs de ce processus évolutif et les classera en infrastructures et superstructures, celles-ci dépendantes étroitement de celles-là. Puis ce n’est qu’en 1819 que le mot « civilisation » perd son sens d’évolution et de progrès pour désigner l’ensemble des caractères que présente la vie collective d’un groupe ou d’une personne. C’est donc par ces caractéristiques qu’est définie une civilisation, et ces caractéristiques peuvent aussi bien être économiques, sociologiques, psychologiques ou bien son itinéraire et son évolution dans l’histoire.

« Une civilisation est toujours un passé, un passé vivant. »

Militarisme et vertus militaires

Que « le militarisme soit mortel au sein même des civilisations où il règne » voilà un truisme que l’auteur ne cherche pas à démontrer, et les exemples de civilisations où le militarisme se présente comme un mode autodestructeur de l’emploi de la force militaire foisonnent. Cependant, le problème posé par l’auteur est de chercher une alternative à la guerre.

La première contrainte se manifestant face à la démarche de l’auteur est l’existence de vertus militaires et leur importance dans la protection et la genèse des nations, a fortiori les naissantes d’entre-elles qui, si elles ne prennent pas soin de cultiver ces vertus de courage, d’honnêteté et de sacrifice, s’exposent à la menace extérieure. C’est pourquoi les récits historiques ne manquent pas de glorifier de nombreux personnages connus, s’étant démarqués non pas par leur science mais par leur férocité au point de les élever au rang de mythes.

Cependant, l’auteur émet la remarque que cet ensemble de vertus dites militaires, bien qu’essentielles en soi, ne sont pas l’apanage unique de la guerre et trouveraient bien au contraire un champs d’application bien plus étendu en temps de paix. Le mythe du guerrier cultivé par des millions de jeunes prêts à se sacrifier pour les guerres du XXème siècle ne l’est donc que par défaut d’autres perspectives d’application disponibles et ces jeunes aspirants à devenir des parangons de ces dites vertus militaires ne le font que par défaut d’autres nourritures spirituelles disponibles.

L’auteur, toujours en suivant sa lecture rétrospective, cherche alors à déceler les origines de cette culture de la guerre. Il adopte pour ce faire l’hypothèse de Moltke selon laquelle les vertus militaires et la tendance militariste qui se sont accaparées l’esprit de l’occident après les lumières pour aboutir vers le modèle des états particularistes totalitaires du XXème siècle, ne se sont développées qu’après la chute du système du moyen âge fondé sur la papauté et l’identité religieuse. La société occidentale, rejetant l’esprit chrétien, s’est alors retournée vers ce qui faisait son union d’avant l’ère chrétienne qui n’est autre que l’idéologie hellénique fondée sur l’idolâtrie primitive pour la tribu et l’état. S’en suivit la résurgence du militarisme. Néanmoins, cette adoration de la guerre ayant été privée de ses vertus spirituelles qui ne trouvaient leur incarnation que dans la chrétienté, cette résurgence du militarisme au sein de l’occident ayant apostasié sa chrétienté, s’est trouvée réduite à un culte morbide de la violence dépourvue de noblesse.

Pour conclure, l’auteur termine son analyse par son souhait de voir un jour la guerre passer vers la prochaine étape de son évolution. Car de même que le culte du guerrier n’est autre que l’évolution de celui du chasseur-cueilleur, faisant tomber la chasse du rang d’effort vital de survie à celui de sport superflu, ce même culte du guerrier pourrait évoluer vers sa négation qui n’est autre que son ascension vers le guerrier-saint Homo catéchumenus pour faire tomber la guerre physique dans la désuétude.

Exemples de civilisations

Sparte, l’état militaire :

La cité-état de Sparte représente un cas unique d’évolution car à un certain moment de son histoire, elle s’est démarquée des autres états Helléniques en répondant d’une manière tout à fait particulière au défi démographique auquel était en proie l’ensemble des états Helléniques. Et cette réponse ne fut autre que de coloniser les états voisins en instaurant un régime unique en son genre où tous les citoyens nés libres, hommes et femmes, étaient considérés comme « égaux » et ce concept d’égal constituait la base de la citoyenneté chez les spartiates. En effet, dès leur naissance, les jeunes spartiates étaient soumis à un eugénisme sans merci qui prélevait les enfants sains pour en faire de futurs soldats et abandonnait les infirmes et les handicapés à la mort. Une fois ce premier test passé, les jeunes garçons et filles étaient soumis à un entrainement continu jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge adulte, ce système permettait de garantir en tout temps des garnisons de soldats prêts à se battre. Les traits principaux du système auquel ils étaient soumis étaient la sélection, la spécialisation, l’esprit de compétition et l’emploi simultané d’une stimulation négative par le châtiment et positive par la récompense. Et c’est donc ce système basé sur une rigidité fatale à l’encontre de la nature humaine qui leur assura pendant tout la période Hellénique leur domination sur les peuples voisins.

Néanmoins, dès la conquête de la Messénie, les spartiates se sont vus obligés d’administrer Athènes et donc de se charger de ses responsabilités impériales alors que leur système était d’avantage porté sur la conquête, et donc, afin de conserver leurs terres conquises, ils se sont vus contraints à changer de mode de gestion de leur état.

Ils passèrent d’un régime d’autarcie locale à un régime de commerce international, de l’économie naturelle à l’économie monétaire et d’un régime politique basé sur la naissance à un régime politique fondé sur la propriété.

En revanche, les Spartiates s’étaient adaptés de manière si précise à leur ancien système qu’ils sont devenus imperméables à toute tentative de changement et donc il leur était impossible de s’adapter à ce nouveau système politico-économique. Ils finirent par perdre cette hégémonie qu’ils exerçaient sur leur voisin pour sombrer dans la décadence.

Cet exemple illustre à merveille à quel point les états fondés sur le militarisme finissent par périr une fois ce militarisme devenu désuet en temps de paix.

L’Assyrie, Charlemagne et Tamerlan :

Toynbee poursuit en balayant l’histoire afin d’en prélever les exemples de royaumes ayant péri par le militarisme. Il commence en citant l’Assyrie qui engendra sa propre ruine en causant l’unification de leurs ennemis en un royaume commun, celui de Babylone. Il poursuivit en abordant l’exemple du royaume carolingien et son Charlemagne qui tourna ses armes contre la chrétienté occidentale naissante au lieu de réserver ses forces militaires à la lutte contre les tribus saxonnes qui lui eut permis d’imposer la paix aux nomades eurasiens. Ce royaume finit par se désagréger dès la mort de son fondateur car il échoua dans sa mission unificatrice et sécuritaire de l’Europe occidentale.

De la même manière, Tamerlan, qui eut débuté comme un champion de la civilisation contre la barbarie et qui conduisit son peuple, les Mongols, à une victoire chèrement acquise au bout de 10 ans de lutte pour l’indépendance, a fini comme un chef barbare mettant à feu et à sang les principales capitales des royaumes Abbassides et Chrétiens. Son enivrement de ses victoires contre les cités musulmanes l’amena à toujours pousser plus loin dans la conquête des villes d’Iran, d’Irak, d’Inde et d’Anatolie dans une réelle stratégie unificatrice de son royaume, ce qui l’amena à épuiser ses forces dans un effort effréné de conquête. Au lieu de marquer l’histoire comme un fondateur de royaume, le nom de Tamerlan ne sera remémoré que comme exemple de barbarie et de lutte sanguinaire effrénée, ce qui illustre à merveille le caractère autodestructeur du militarisme.

Conclusion

Dans cet ouvrage, Toynbee dresse un lourd constat sur l’état actuel de la civilisation occidentale. non seulement l’art de la guerre est une institution encore en vigueur dans le monde moderne, mais en plus, la montée du militarisme au XXème siècle a fait que le progrès technologique soit davantage axé sur le développement d’outils d’extermination : « L’art de la guerre seul fait des progrès au détriment de tous les arts de la paix ».

Ces deux vérités fondamentales amènent l’auteur vers une conclusion alarmante : toute nouvelle guerre en occident sera inévitablement une guerre d’extermination. La Pax Oecumenica, dans un monde en constante appréhension d’une nouvelle catastrophe qui risquerait d’annihiler son édifice social, devient alors une nécessité urgente.

Néanmoins, Toynbee finit son étude en se faisant un prophète optimiste quant à l’avenir de l’humanité. Il exprime la ferme conviction que tout comme elle a jadis abandonné son édifice social centré sur le modèle du chasseur-cueilleur, l’humanité finira également par renoncer à celui du guerrier, pour peu qu’elle prenne conscience du danger auquel elle est exposée. L’humanité entrera alors dans une ère nouvelle où les champs de bataille sanglants seront transférés vers une guerre spirituelle qui, au lieu d’opposer les hommes les uns aux autres, les unira contre un ennemi commun : leur propre extermination.

Références :

  • Arnold Toynbee – Guerre et Civilisation, Gallimard, 1973.
  • Arnold Toynbee – l’Histoire, Grande bibliothèque Payot, 2007.
  • Fernand Braudel – Grammaire des Civilisations, Editions Flammarion, 2013.
  • Raymond Aron – Les Sociétés Modernes, Presses universités, 2006.