Essai sur l’Origine des Langues. Jean-Jacques Rousseau

Mehdi KHETTAB

« L’homme est un animal parlant » nous disait Aristote, faisant remonter la naissance de la pensée rationnelle humaine aux origines du langage, et par extension ou par opposition, à celles de l’écriture. La communication apparait donc comme la clé du développement tant intellectuel que social de l’Homme. Jean-Jacques Rousseau tente alors de présenter dans cet ouvrage une somme de réflexions sur les origines du langage tant parlé qu’écrit et sur son action sur l’évolution de l’Humanité.

De la parole 

Contrairement aux thèses en vigueur à son époque, Rousseau affirme que l’invention de la parole ne vient pas des besoins mais des passions. En effet, si le besoin en avait été le motif principal, l’être humain aurait bien pu se contenter de gestes. Le geste, captant plus facilement l’attention de l’œil, en fait un outil bien plus utile à la communication que la parole. Si le langage avait été inventé pour le but de survivre, pourquoi l’Homme est-il donc le seul à avoir développé cette faculté ? Les animaux communiquent bien entre eux, mais ne se parlent pas. « On ne commença pas par raisonner mais par sentir. »

Rousseau avance l’hypothèse que les langues primitives sont nées du rapprochement des hommes entre eux, or, ce n’est point le besoin de survivre qui rapproche les hommes mais celui d’exprimer leurs passions et leurs sentiments, qui est à l’origine du langage. A-t-on besoin de former des sociétés pour cueillir des fruits ou chasser des proies ? « Ce n’est ni la faim, ni la soif mais l’amour, la haine, la pitié et la colère qui leur ont arraché les premières voix. »

L’originalité de Rousseau est donc, d’une part, d’avoir corrélé la parole et la passion, et d’autre part, d’en avoir conclu que les premiers langages furent poétiques et musicaux, et non logiques et méthodiques comme nos langues modernes.  La langue, venant des passions, ne pouvait que se reposer sur la mélodie pour faire parvenir la puissance des émotions ; et donc seule la musique pouvait exploiter toute la force expressive des langues primitives. 

Aussi, la parole primitive possède un caractère poétique et métaphorique : « Le langage figuré fut le premier à naître, le sens propre fut trouvé en dernier. » Selon Rousseau, la parole objective naquit d’une rupture entre le moi et le monde, alors que les langues originelles ne pouvaient prendre leurs racines que dans la subjectivité de l’émotion et du profondément personnel.  

De l’écriture

L’écriture, aux yeux de Rousseau, n’est pas une continuité de la parole, mais une coupure : « L’art d’écrire ne tient point à celui de parler. » 

Avec le temps, la langue change et évolue, elle devient plus claire, plus rationnelle, plus précise, mais aussi moins expressive, plus froide. Rousseau nomme cela une « dénaturation ». D’après lui, l’évolution de l’écriture passe par trois phases :

– Première phase : D’abord, l’écriture dessine les objets, soit de façon figurative (l’écriture mexicaine), soit de façon allégorique (les hiéroglyphes égyptiens). Cette écriture laisse peu d’espace au symbolisme et signifie moins qu’elle ne montre. Elle convient plus aux sociétés primitives qui ne sont pas régies par des conventions ou des lois communes. 

Deuxième phase : Ensuite, l’écriture teinte les paroles, comme c’est le cas pour l’écriture chinoise. Cette forme d’écriture correspond à un peuple barbare uni par des lois discrètes qui garantissent les échanges entre les membres du groupe.

– Troisième phase : Pour finir, l’utilisation de l’alphabet décompose les mots en voyelles et consonnes. Cette phase représente l’origine de la ‘rationalisation’ et de la ‘méthodisation’ finale de la langue. « Elle correspond aux peuples policés, soumis au pouvoir centralisateur d’un État qui détient le monopole de la puissance publique, édicte les lois et organise les relations d’échange entre les individus au sein de la société. »

En effet, l’un des motifs principaux de la création d’un alphabet est le cosmopolitisme et le besoin des sociétés d’établir divers échanges commerciaux et culturels entre les nations. L’écriture devient donc un instrument de négoce et de relations internationales, car l’alphabet dresse un code commun qui impose aux langues des lois générales bien établies. 

Néanmoins, Rousseau vient à regretter cette dénaturation, car au moment même où l’écriture représente la parole, elle la trahit : « Elle introduit la discontinuité des lettres de l’alphabet, substituant au chant, l’articulation ». Elle efface les sons uniques de par leur passion et leur émotion pour ne retenir que les sons communs, transcrits en caractères fixes et abstraits.

L’écriture a un ‘pouvoir d’abstraction’, contrairement à la parole qui a un sens propre à chaque contexte, à chaque prononciation et à chaque mélodie. 

Enfin, l’écriture ne s’occupe pas d’exprimer la pensée, mais de l’analyser. Avec son évolution, l’écriture devient plus policée. La grammaire s’étend, les académies fixent les règles du langage auxquelles la parole elle-même va devoir se plier. « L’on rend ses sentiments quand on parle (il s’agit bien entendu de la parole primitive) et ses idées quand on écrit. »

Conclusion

La parole et le langage, bien que de sens imparfaitement juxtaposés, sont intrinsèquement liés au développement de l’Humanité et à son devenir. De par son œuvre, Rousseau jette les bases d’une critique sociale et institutionnelle des formes modernes de communication et tente d’en tirer un modèle  de référence du développement des modes d’expression et de communication à même de faire prendre conscience de l’importance de certains conflits contemporains tels que la disparition des langues vernaculaires au profit de la montée d’impérialismes linguistiques.

Références

– Essai Sur L’Origine des Langues – Jean-Jacques Rousseau.

– Essai Sur L’Origine des Langues – Commentaire par Eric Zernic.

– Quelle est l’origine des langues – Par Simon Manon ; www.philolog.fr