صفراءٌ فاقعٌ لونُها

Thinhinane SARI

Maladroitement, les doigts de l’officier tapaient sur le clavier les coordonnées de mon adresse. Touche après touche, lettre après lettre. Ses mains étaient moites, son geste imprécis, son regard égaré sur un écran qui semblait l’aveugler. Il devait écrire juste et, en écriture, il était mauvais. Sur son bureau, deux ou trois dossiers poussiéreux étaient éparpillés, probablement pour la forme. Dans l’armoire d’à côté, quelques objets et accoutrements du métier, probablement pour le décor. La salle était petite, la lumière terne, l’air humide, l’odeur acide.

– Quand as-tu perdu ta carte ? Demanda-t-il.

– Il y a quelques jours, répondis-je.

Il hocha la tête, et continua de taper bruyamment, laissant à peine distinguer les informations qui grésillaient de la radio, dans l’étagère de l’armoire. Le ton pourtant était haussé. Un grand trafiquant, connu pour ses crimes nocturnes, ayant la sève et la carrure d’un monstre mythique, dont les antécédents judiciaires étaient louches et soupçonneux, fut arrêté la matinée du même jour, caché dans un quartier oublié de la banlieue de la capitale. Recherché depuis des mois déjà dans tous les recoins de la ville, sans succès, les autorités durent investir des « moyens colossaux » afin de renforcer les rangs et les stratégies des brigades de recherche pour le retrouver. Personne ne l’avait jamais vu, mais l’affaire était nationale, classée grave, et l’accusé des plus redoutables, paraissait-il. L’officier, qui ne semblait pas écouter jusqu’à présent, répliqua :

– Il arrive chez nous, et il serait préférable que tu ne sois pas là.

En effet, depuis mon arrivée, le poste était en effervescence inhabituelle. Les allers et retours des officiers se faisaient de plus en plus fréquents. Impétueusement, ils complétaient des dossiers, passaient des appels, faisaient sortir des détenus. Corps menus, jambes grêles, visages brunis et anguleux et tuniques toutes en sueur, les officiers se ressemblaient tous, et avaient tous la même attitude machinale. Seul le Chef était différent. Visage charnu, silhouette plutôt arrondie, il était, vraisemblablement, de ces hommes qui, avec leur suffisance dans le verbe et dans l’acte, savent imposer l’ordre. A son entrée, les passages s’écartent, à sa parole les oreilles se tendent. A ses ordres les cellules s’ouvrent et se referment.

 Et des cellules, il fallait en libérer. L’attendu était non seulement grand, mais dangereux. Tout dépassement, toute tentative de fuite ou de résistance, devaient être envisagés. Pour ce faire, et parmi les moyens colossaux mis à disposition, sous la supervision du Chef, l’on pouvait distinguer un dispositif de mise en garde de qualité hautement supérieure : de grosses menottes d’un diamètre d’un pied d’éléphant, des chaines à grandes mailles d’un métal scintillant, des pulvérisateurs, des bâtons, et de lourdes cordes de ficelles tressées, dont la manipulation nécessita l’entraide de plusieurs des mains chétives des infortunés officiers. « Vite, vite ! », rudoyait le Chef d’une autorité solennelle, « il arrive ! ». 

 En effet, l’alarme du fourgon de police commençait à s’entendre à proximité du poste. L’agitation s’accroissait au rythme de la tonalité grandissante, qui laissait deviner l’approche du moment fatidique. « Tu restes ici », me dit l’officier, qui sortit de la salle. J’accourus vers la fenêtre blindée. Tous armés, s’organisant en rang, les officiers se tenaient là alignés, le Chef derrière, tous résignés, prêts à accueillir, neutraliser et expier l’effroyable bête sauvage, monstre épouvantable des nuits fuligineuses. Le calme s’installa.

 Quelques minutes passèrent, et la voiture s’arrêta devant l’entrée du poste de police. Quatre officiers avancèrent vers la voiture. La porte s’ouvrit, l’accusé sortit. 

Je ne saurai dire comment j’ai pu enfin l’apercevoir, tant je le cherchais haut dans le ciel. Un petit être, d’une taille frôlant presque le sol, à la physionomie squelettique et courbée en S, malingre, d’une chétivité maladive, regard à la fois fouineur et absent, dents brunâtres, tabac à chiquer se dégageant en relief de sa lèvre supérieure, violacée de surcroit ; il était habillé d’une tenue sportive et d’une casquette occultant une chevelure rare et frisée. Il paraissait asthénique, obnubilé, étant probablement sous l’effet de quelque substance aphrodisiaque. Rien de son allure ne correspondait à la description animale présumée, sinon sa forte ressemblance à un rat d’égout. « الفار » était son surnom, a-t-on su un peu plus tard.

 Gémissant, trépignant à peine devant les tentatives d’attache, de cerclage et d’escorte des officiers, il fut conduit sans peine vers la cellule préparée préalablement à son effigie, le Chef derrière lui, bougonnant, jurant de tous les noms : « Tu fais moins le malin maintenant. Je vais te faire voir le lait de ta mère entre tes dents crasseuses. Enfermez-le, qu’il pullule en cellule ! »

– Quelle est son accusation ? Me suis-je aventurée de demander à l’officier, qui regagna la salle.

– Ah, oui, tu es toujours là ! Agressions, drogues, vols, il a tout un paquet de crimes de tous les goûts. Mais aujourd’hui, on le ramène pour l’affaire des vaches.

Nous allons l’interroger, Ajouta-t-il.

« الفار » était un jeune homme dépassant la trentaine, issu d’une famille modeste, habitant un quartier populaire. Ayant évolué dans un milieu sordide, peu opportun à la poursuite de son éducation et son enseignement, il quitta l’école et se retrouva très vite livré aux tentations méandreuses des fléaux sociaux, et accumula sitôt une panoplie de dossiers d’accusation. Cheminement fatal, du moins pour certains. Mais pas une fin en soi. Petit à petit, il s’évertua à se reconstruire une vie et à expier ses bêtises. Il réussit à trouver un petit boulot d’agent de sécurité à la mairie de sa cité, et reconsolida sa relation avec Dieu. Mais « الفار » est ambitieux, et de la rue, il a appris la ruse, l’intelligence et la malice. Sa situation était certes stable, avec un salaire mensuel, mais il était loin de vivre aisément, et loin encore de se satisfaire de ce qu’il avait, lui qui avait tant vu dans sa vie. Il décida donc de faire un prêt bancaire, dans le cadre d’un programme national d’aide aux jeunes qui veulent entreprendre et créer leur propre projet. On lui assigna au bureau des prêts, le projet de créer une étable d’élevage de bétail d’importation, dans la lisière de la capitale. On lui expliqua qu’il suffisait de préparer un grand dossier contenant tous les papiers administratifs nécessaires, de le déposer au bureau des prêts, puis de revenir afin de passer devant la commission le jour de sa réception, dans six mois, le temps que son dossier soit étudié « en profondeur ». 

 Il prépara laborieusement son dossier, falsifia ce qu’il pouvait falsifier de son statut de recherché et, six mois après, il revint pour son rendez-vous. La commission accepta son dossier. Le prêt fut validé. Il devint propriétaire d’une étable.

– Epargne-nous tes harangues, misérable, tu trembles de la tête aux pieds ! S’exclama le Chef.

 L’interrogatoire s’arrêta pour un moment. L’accusé, toujours obnubilé par les psychotropes, répondant difficilement aux questions, devenait maintenant fiévreux et tremblotant. Une aide médicale avait été demandée, et ne risquait pas de tarder. 

L’ambition est corrélée aux moyens ; les moyens à l’action. « الفار » ne comprenait rien à l’entrepreneuriat, lui l’oisif, et n’avait aucune affinité pour l’élevage et le bétail, lui le citadin, mais ayant l’esprit Thénardier*, il avait sa petite idée. Dans une étable en un petit hameau isolé au ponant de la capitale, il reçut ses vaches hollandaises, yeux en amande, avec deux rives de cils touffus comme des branches, d’un noir authentique, au museau rosé et aux bourrelets bombés. Elles étaient belles et, à leurs sabots nettoyant leurs selles, il se sentait laid, mais il les entretenait soigneusement et les nourrissait des meilleures herbes. « Plus elles sont portantes, mieux elles rapportent » disait-il en pensant au profit escompté.

 Toutefois, par des nuits sombres et froides, après des journées passées les jambes dans la fange, les mains sèches et puantes, seul, il récidivait à ses habitudes antérieures, se laissant emporter vers un paradis qu’il ne vit jamais, concentrant toutes ses envies, ses rêves, ses fantasmes, ses complexes et ses rancunes, et ses tentations les plus sombres.

 Un an était passé, il toisa ses vaches. « Bien, pensa-t-il, il est temps que mes soins payent. » Il cousit un réseau de quelques contacts sûrs et, se servant des leçons apprises à la rue, il convainquit un client d’acheter ses vaches à un prix exorbitant. Cependant, la commission de surveillance du bureau des prêts devait passer inspecter l’état des lieux. Il était conscient qu’il ne pouvait pas vendre, ne possédant toujours pas les vaches administrativement. Il pouvait faire passer sous la table quelques billets pour étouffer l’affaire, mais lui qui, jamais n’avait mis sa confiance en quelqu’un, comment pouvait-il le faire maintenant ?

En Thénardier qu’il était, il avait mieux.

 Il n’avait plus de vaches dans l’étable, et il devait en avoir. Il descendit alors au marché, et acheta une demi-douzaine de petites vaches chétives et crasseuses à petit prix, et les mit dans l’étable, attendant le jour opportun pour finaliser ses plans, soit la veille de la visite de la commission. 

 Quelques instants étaient ainsi passés, quand l’équipe médicale arriva. Elle trouva l’accusé dans un état général second, tout moite, délirant. Le conte de son histoire ayant aggravé sa condition, son score neurologique se dégradait, prélude d’un coma toxique. 

– Mes vaches, maudites soient-elles ! Balbutiait-il. Qu’elles crèvent et que vous mourriez tous !

– Qu’as-tu fait, minable ? Criait le Chef.

– Que vous mourriez tous, et que je sois à mon tour sacrifié. Dieu sait, il a dit ‘صفراءٌ‭ ‬فاقعٌ‭ ‬لونُها il savait qu’elles allaient m’aveugler, répétait-il dans une logorrhée incoercible.

– Où as-tu caché l’argent, où sont les vaches ? Insistait le Chef.

 L’accusé se tut pour un moment, puis rétorqua en soliloquant : « elles ne sont plus ».

Nuit fuligineuse, pénombre huileuse, ni étoiles ni lune lumineuse, ciel courroucé pleurant ses misères en une pluie diluvienne, grondant les hommes par des coups de tonnerre assourdissants. « الفار » se dirigea à l’étable, les vaches maigrichonnes étaient réveillées, leurs yeux percés comme des olives. Il chercha du carburant, en trouva, en arrosa le sol paillé, prit une allumette et, en un jet démentiel, mit feu à l’étable. Le feu crépitant s’étendit sans pitié en faisant briller tous les yeux, puis encore plus d’yeux. Puis tout ne fut que cendre et fumée volante.

 La commission passée le lendemain matin, trouvant l’étable brulée et les vaches carbonisées, n’y voyant que du feu, nota sur son rapport, au bout de la visite « projet échoué », et clôtura le dossier. 

Il avait désormais de la fortune, mais que pouvait-il en faire ? Il n’en savait rien. L’infortuné qu’il était, n’ayant jamais palpé de fortune, ne connaissant que les attitudes sinueuses, il continua de mener une vie misérable, et se coinça dans plusieurs autres affaires de vols et autres délits. Toutefois, en dépit de sa ruse et de sa malice, il demeurait « وليد‭ ‬حومة », à l’esprit égaré et au cœur sensible, ayant de la foi et de la croyance de quoi faire naître inconsciemment des remontrances. A chaque engourdissement, l’image du feu crépitant réapparaissait dans son sommeil, se voyant à chaque nuit brûler des pieds jusqu’à la tête. La police ayant élucidé l’affaire entre temps, le recherchait avec acharnement. Il tenta de fuir encore et encore, et d’oublier. Stupéfiants, drogues, somnifères, il rasait les murs le jour, et cherchait la nuit de nouveaux trous à rats, se réfugiant des fantômes de sa propre confusion. Intimement, il savait que son rêve n’était autre qu’une prophétie, révélant la misère de son sort, lui le condamné.

La société enfante le crime, les criminels n’en sont que l’outil. Quand l’école ne prépare pas l’enfant à être adulte, quand elle théorise sans expérimenter et oriente sans évaluer ; quand la rue reçoit sans filtrer, et quand le travail paye sans récompenser, quand le rat ne connait que l’égout, comment peut-il ne pas être rat ? Lui donner une vache ? Elle est lourde, encombrante, elle dérange quand l’espace est étroit. Plutôt faire de lui un monstre, pour ainsi le passer sur les ondes. 

 L’accusé se leva alors en un saut, se débattant de ses chaines, les mains sollicitant le ciel tout puissant, en un sanglot maladif et dégénératif, frôlant la folie. « Je suis laid, ignoble et lépreux, et sur le péché je peux prêcher, mais Dieu est Clément, il me pardonnera. Il nous accueillera tous, et il nous pardonnera, nous les misérables. » Puis il ajouta, en un dernier soupir « car personne de nous ne s’est cru digne de Son Salut. »

 Son corps frêle et menu, fiévreux et convulsivant, prit alors feu. Les flammes naquirent de ses membres et montèrent vers son tronc, puis vers sa tête, exactement comme dans sa prophétie. Sa peau commença à s’ulcérer, puis à se désintégrer, ses rares cheveux se carbonisèrent, ses dents restantes tombèrent, et ses yeux rouges et secs laissèrent perler quelques larmes finales, gouttelettes ultimes de ses fluides corporels. Cris, pleurs, imprécations et remontrances, toute la cellule prit alors feu, faisant resurgir tous les accusés qu’elle a abrités, toutes les histoires et toutes les misères qu’elle a connues, pour les ensevelir enfin, à jamais dans les profondeurs de l’oubli.

Bien des années plus tard, je me rappellerai encore ce lointain après-midi où « الفار », reste d’une substance cramée, fut transporté de sa cellule, linceulé dans un petit drap froissé, porté par deux officiers vers l’ambulance à l’entrée du poste, lui qui fut entré par quatre. Attendu comme un monstre, il fut sorti dehors comme un rat, n’ayant plus que ce que son surnom lui réservait comme destinée.

*Thénardier : personnage dans le roman « Les Misérables » de Victor Hugo, connu pour sa ruse.