Origines du Nationalisme Arabe
Adel HAMANA
« Le patriotisme c’est aimer son pays, le nationalisme c’est détester celui des autres. » Charles De Gaulle.
Des ensembles ethnographiques qui peuplent la terre, peu d’entre eux captivent autant d’attention que les populations de culture arabe, la disparité budgétaire n’y reflétant pas l’homogénéité culturelle.
Des soulèvements populaires du printemps 2011 aux luttes contre le terrorisme dont ses populations sont majoritairement victimes, le monde arabe cristallise une attention non dépourvue d’arrière-pensées. Car depuis la vague migratoire vers l’Europe en provenance du Moyen- Orient, nombreux sont les peuples européens qui, par crainte d’un péril arabo-musulman, se réfugient dans des partis politiques nationalistes qui, en exacerbant le risque de menace étrangère, assurent le support d’une population prolétaire appauvrie par des conjonctures économiques affectant la croissance, en pleine recherche d’un bouc émissaire à qui imputer les fins de mois difficiles.
Cette récupération politique des déboires d’une population par des nationalistes n’est pas inédite. En effet, le nationalisme existe sous des formes plus ou moins atténuées dans une société donnée, mais sa virulence ne se manifeste que lors de moments de crise où l’assise de cette même société se trouve dés-lors ébranlée par des facteurs divers, aussi bien internes qu’externes, d’ordres économique, idéologique et bien d’autres encore. En témoignent les vagues révolutionnaires parfois violentes ayant accompagné la chute du bloc de l’est vers la fin des années 80 jusqu’au début des années 90 ; un conflit tant idéologique qu’économique entremêlé d’ethnicité, telle est la recette parfaite d’un cocktail explosif.
Mais au-delà de son rôle catalytique de révoltes et de soulèvements, le nationalisme est bien plus sou- vent un ciment culturel, l’unificateur d’un peuple entouré d’ennemis, le raviveur d’une flamme depuis bien trop longtemps éteinte. Et ce fût afin de servir ce noble dessein, qu’une élite arabe développa à la fin du XIXème siècle une théorie nationaliste afin d’unifier sous la même égide des contrées dont le ciment culturel principal était, au-delà d’une religion qui n’y était pas exclusive, l’arabité.
Contextualisation
Si l’arabité, en d’autres mots, la revendication de la langue arabe comme langue maternelle, constitue la définition acceptée du monde arabe à partir de la deuxième moitié du XXème siècle, elle en demeurait in- connue à une population qui s’identifiait davantage à sa contrée natale, au clan d’appartenance ou générale- ment à l’Empire Ottoman, s’étant fait garant de la protection de la Oumma (communauté musulmane) face à la menace expansionniste croissante d’empires infidèles occidentaux.
Cependant, suivant l’hégémonie de l’Empire sur les terres d’Egypte et du Moyen-Orient, et l’extrême centralisation du pouvoir aux mains du Sultan ; moins de trois siècles de subjugation brutale et fiscalité étouffante ont suffi à faire des provinces, jadis prospères et berceau de civilisations, de simples points de passages précédant l’arrivée aux Indes britanniques.
Cette gestion hasardeuse de provinces majoritaire- ment arabo-musulmanes ne fit que raviver des tensions enfouies entre arabes dominés et turcs dominateurs. Le célèbre poète Al-Mutanabbi aurait eu ces célèbres paroles prémonitoires un millénaire auparavant : « Qui fait de ses esclaves ses maîtres ». Couplée aux failles des gestionnaires de l’Empire et à l’incapacité de ce dernier d’assurer la défense des lieux saints de l’islam, suite à la capture de la Mecque et de Médine ainsi que d’autres villes de la péninsule arabique par les armées fanatisées du courant wahhabite, coupables par ailleurs d’exaction sur la population civile de Karbala lors du sac de cette même ville, s’accompagnant du pillage du mausolée de l’imam Ali ; ces facteurs ont sévèrement menacé la légitimité du pouvoir en place, qui ne dût son salut qu’à sa position de seul Empire musulman capable de s’interposer face à une menace croisée ; une position partagée par le lointain ancêtre Seldjoukide lors de la 1ère croisade.
Néanmoins, cette faiblesse flagrante du pouvoir turc fit entrer en éruption des Oulémas. Parmi-eux, Muhamed Rashid Rida, Abd al Rahman el Kaouakibi ou Jamal al Din al Afghani, farouches critiques des Turcs, accusant par ailleurs les dirigeants ottomans d’avoir fait péricliter la Oumma par leur impiété et la fatuité de leur politique d’éducation, à l’origine du retard scientifique qu’accusait l’Empire face aux occidentaux.
Cependant, aussi virulente que soit la contestation de l’autorité morale de la Sublime Porte* par les Oulémas, ces derniers n’envisageaient aucunement de menacer l’intégrité territoriale de l’Empire par des rébellions à visées indépendantistes.
En effet, de telles velléités affaibliraient davantage un Empire en quête d’unité, afin de mettre en œuvre les réformes nécessaires à sa survie, d’autant plus qu’un morcellement des territoires de l’Empire aurait comme conséquence majeure l’intervention occidentale chrétienne en terres d’islam, d’où l’abstention de moindre rébellion.
En dépit de leur dédain pour le nationalisme, considéré comme une invention occidentale menaçant la solidarité islamique, et qui, en plus d’être une source de dissension entre les musulmans, serait une porte menant vers l’apostasie ; les oulémas, par leur critique ou- verte du régime autoritaire, allumèrent un flambeau de dissension politique qui fut repris rapidement par les arabes de confession chrétienne. Ces derniers, accueillant avec enthousiasme les idées de réformes sécularistes développées par leurs coreligionnaires occidentaux, n’eurent pas de remords à œuvrer pour la fracturation d’un Empire fortement régulé par le religieux, où leur appartenance à une minorité religieuse leur conférait un statut de citoyen de seconde catégorie.
L’un des premiers nationalistes à militer pour une indépendance totale vis-à-vis de l’Empire, s’accompagnant de la création d’états arabes indépendants, est Negib Azoury, chrétien originaire de Syrie qui partageait le dédain des Oulémas cités précédemment pour les turcs. Il ne reprochait cependant pas à ces derniers leur impiété à l’égard d’une foi qu’il ne partageait pas, mais la ruine qu’a causée la domination turque aux arabes qui, selon Azoury, seraient parmi les plus éclairées des nations dans le monde. Une nation qui, comprenant des arabes de toutes confessions, s’étendrait de la Mésopotamie à la Méditerranée en excluant l’Egypte dont l’arabité est remise en cause par le nationaliste chrétien, car appartenant à la race berbère ; ironique quand ce fut ce même pays qui, par son influence sur tous ses voisins, sera le fer de lance du nationalisme arabe.
L’engouement de l’élite nationaliste chrétienne était bien plus timoré chez leurs confrères musulmans, en dépit des appels répétés des nationalistes chrétiens, tels qu’Ibrahim Yaziji, de s’unir au nom de la race arabe outrepassant les animosités religieuses. Ces appels d’union tombèrent dans l’oreille d’un sourd. En effet, l’élite musulmane, irritée par la volonté séculariste des chrétiens, se souciait davantage de l’unité de la Oumma que de celle des arabes.
Dans ce sens, Gertrude Bell, exploratrice britannique et femme forte du pouvoir hachémite d’Irak, déclarera sans retenue à propos du nationalisme arabe :
« De quelle valeur sont les associations panarabes et les brochures enflammées qu’ils sortent des imprimantes étrangères ? La réponse est simple, elles ne valent absolument rien. Il n’y a pas de nation arabe, le marchand syrien est séparé du bédouin par un golf plus large que la distance qui le sépare de l’Osmanli. Le pays syrien est habité par des races arabophones toutes plus désireuses de sauter au cou de l’autre, si elles n’en étaient pas empêchées par un soldat enguenillé à moitié affamé. »« De quelle valeur sont les associations panarabes et les brochures enflammées qu’ils sortent des imprimantes étrangères ? La réponse est simple, elles ne valent absolument rien. Il n’y a pas de nation arabe, le marchand syrien est séparé du bédouin par un golf plus large que la distance qui le sépare de l’Osmanli. Le pays syrien est habité par des races arabophones toutes plus désireuses de sauter au cou de l’autre, si elles n’en étaient pas empêchées par un soldat enguenillé à moitié affamé. »
Ce témoignage du début des années 1920, remet en cause la portée symbolique et l’importance historique de la grande révolte arabe menée par le Sharif Mecquois Husayn Ibn Ali. Cette rébellion fut symbolisée dans la mémoire nationaliste comme l’étincelle qui alluma le brasier de la lutte pour l’indépendance de la nation arabe.
Les faits furent différents. En effet, le contexte de cette rébellion est bien moins flatteur, car, précédant sa révolte contre l’Empire, le Sharif fut leur loyal serviteur n’hésitant pas à mettre ses troupes au service des turcs afin de mater des révoltes dans la péninsule ara- bique. Il devient impossible désormais d’ériger le Sharif en unificateur des arabes quand il a été en premier leur adversaire ; rien d’étonnant à ce que son propre fief Mecquois fût dans sa quasi-totalité fidèle aux turcs.
Il fallut attendre l’or britannique, affluant à foison, offert en récompense aux chefs de tribus se ralliant au Sharif, pour que le mouvement puisse compter un nombre suffisant de combattants pour ouvrir un nouveau front de guerre au sud de l’Empire qui précipita ce dernier à sa dissolution suite à l’armistice de Moudros signée avec les alliés.
L’armistice de Moudros permit aux chantres du nationalisme arabe de retrouver une indépendance, quoique relative, perdue depuis l’occupation turque.
Sati-al-Housri et théorie du nationalisme arabe
La souveraineté intérieure acquise, le gouvernement Irakien du roi Fayçal 1er fils de Husayn et de son homme fort Sati al-Housri chargé de l’éducation nationale, s’efforça de transmettre sa fibre nationaliste à la population locale et à l’entièreté du monde arabe. Convaincu que le renouveau d’une nation passe absolu- ment par l’éducation de sa jeunesse et son nationalisme exacerbé, Sati al-Housri fût amené à ériger la théorie nationaliste comme point focal du système éducatif.
Or, une telle théorie était inconnue aux bataillons, tant les filiations tribales et régionales étaient dominantes, d’autant que le terme « arabes » désignait pour les populations urbaines « les bédouins du désert d’Arabie aux manières peu raffinées ».
La tâche fut ardue, mais l’expérience récente de l’unification allemande durant la deuxième moitié du XIXème siècle offrit à Al-Housri le moule sur lequel calquer sa politique d’éducation.
En effet, similairement à la nation Arabe fragmentée, le modèle allemand est flagrant de ressemblance. L’unification de l’Allemagne en 1870 au lendemain de la capitulation de Sedan** lors de la guerre franco-prussienne, n’est que la conclusion d’un processus entamé des décennies auparavant. La déconvenue subie par l’armée prussienne à la bataille d’Iéna face à la Grande Armée de Napoléon priva le monde germanique d’une stabilité dont jouissaient ses puissants voisins. Cette va- cuité d’un pouvoir fort centralisant fut primordiale lors du développement du concept de nation et lors de la théorisation du nationalisme allemand. Car contraire- ment au modèle nationaliste français dans lequel les notions d’état et de nation sont intervertibles, où la nation est dépendante des institutions, des valeurs et de la défense que lui apporte l’état, tout en conservant sa stabilité suivant la volonté du peuple ; une nation étant malléable à souhait tel que le résume l’historien et philosophe Ernest Renan : « Une nation est un plébiscite quotidien » ; le modèle nationaliste germanique de son côté se tient en opposition totale à celui de son voisin français. En effet, bercé par une influence considérable de l’école romantique, le concept volk y occupe une place centrale. Au-delà de sa traduction littérale en « peuple », volk ne se limite pas au peuple de culture allemande mais englobe l’entité métaphysique qui crée et entretient un langage commun, une culture magnifiée par l’éclat d’hommes forts issus de son sein.
La nation n’étant pas une construction sociopolitique, et ne pouvant l’être puisqu’elle se bâtit à travers des siècles d’homogénéité et d’uniformité culturelle la distinguant d’autres groupes culturels ; c’est donc la nation qui crée l’état.
Dans sa définition autoritaire d’une nation, Sati al-Housri, planificateur de l’idéologie arabe, a opté catégoriquement en faveur du concept allemand, contes- tant la définition d’une nation de Renan. Il rétorque que la volonté de vivre ensemble d’une population n’est qu’une conséquence d’un langage commun et d’une histoire partagée. Et donc n’est pas à l’origine de la formation d’une nation. Par analogie au modèle allemand, al-Housri entame la construction de son nationalisme arabe à partir de deux points focaux : un langage unique et une histoire partagée.
Les conquêtes islamiques s’étant occupées à unifier le langage, il s’attèle à la création d’une histoire arabe commune soigneusement sélectionnée, flatteuse de lointains ancêtres bâtisseurs de civilisations. Tout en omettant les passages peu flatteurs de guerre civile, conflits religieux, esclavage et la longue domination étrangère ; la citation d’Elie Kedourie, historien Irakien, prenant tout son sens : « Les nationalistes utilisent le passé pour subvertir le présent ».
Sati al-Housri, d’ailleurs, explique clairement sa volonté révisionniste de l’histoire arabe lors d’un message adressé aux enseignants Irakiens. Il déclare : « L’objectif ultime à tirer de l’enseignement de l’histoire à l’école est le renforcement du sentiment patriotique et nationaliste dans le cœur des élèves ».
Conclusion
De la théorisation du nationalisme arabe à son enseignement ne s’écoula que quelques décennies, mais ses répercussions sur la géopolitique régionale et mondiale par l’unification d’un bloc de nations culturellement sœurs, permit le raffermissement d’une souveraineté nationale, mais également, l’uniformisation culturelle et religieuse achevant une déculturation entamée par l’avenue des premiers colons.
Sati al-Housri a réussi un coup de maitre en faisant de son modèle de pensée le modèle idoine, car le para site le plus résistant n’est ni une bactérie, ni un virus ou un ver intestinal… mais bien une idée.
*nom donné à la porte du grand vizir du califat ottoman, désignant par extension le pouvoir ottoman.
**bataille de sedan : bataille décisive lors de la guerre franco-prusse s’étant soldé par la défaite de l’armée française, la chute de Napoléon III et la proclamation du kaiser prusse Guillaume Ier Empereur d’Allemagne