Ma Ville Était Rouge
Abir Amina CHEKROUNI
Etendue sur l’herbe mouillée et chatouillante des matins frais de l’automne, mes pieds, nus, délicieusement gelés se balançaient avec nonchalance dans l’air, avant de tomber brusquement sur le sol, m’arrachant partiellement à ma torpeur. Je retrouvai aussitôt mes esprits et me mis à observer avec délectation l’admirable paysage qui s’offrait à moi. Le soleil naissant envoyait ses premières lueurs dorées à travers un ciel brumeux et obscure encore fidèle à sa cape nocturne. Mes membres, endoloris et meurtris par le froid de la nuit agonisante, accueillaient avec joie et reconnaissance l’ardeur du soleil qui à présent s’imposait invinciblement à la voûte céleste. Mes yeux éblouis défiaient obstinément sa lumière aveuglante, mes pupilles épousaient ses contours et mon coeur palpitait à un rythme essentiel ; l’esprit en branle, mes idées éparses tourbillonnaient en un tout merveilleusement confus. À travers le disque lumineux, j’entrevis le soleil de mes neuf ans, dans une ville où les frissons de la douce fraîcheur estivale se confondent avec ceux du bonheur ; à une époque où mes plus grandes ambitions étaient de gagner une peluche à la maudite machine à pince ou de réussir à dessiner, après plus de cinq cents échecs, douze ravissantes sirènes parfaitement alignées dans un même tableau. Mais victime de mon perfectionnisme maladif, je ne suis devenue qu’une éternelle insatisfaite. J’atterris sur la place du port et assise sur le bord de la fontaine, l’eau clapotait sous mes pieds frénétiques, comme dans mon rêve, éclaboussant mes soeurs, les enfants à côté de moi et même le chien d’un jeune homme.
Je bondissais et courais dans tous les sens, perchée sur les statues féminines qui ornent les quatre coins de la place, faisant des pirouettes et m’abandonnant au tourbillon de ma vie, à ses vertiges, à mes rêves puérils, à la femme qui dormait en moi, à l’enfant qui ne s’éteindra jamais… Le gosier brûlant, j’observais non sans curiosité l’eau qui coulait sans interruption, limpide et pétillante de l’abreuvoir en pierre qui, plus grand que moi d’une tête, m’obligeait à me tenir sur la pointe des pieds pour étancher ma soif et apaiser mes joues enflammées. L’odeur omniprésente du goudron qu’exhalaient les vieux voiliers et les bateaux soigneusement amarrés au quai, mêlée à celle des goémons fragiles en décomposition, offrait le plus beau souvenir olfactif à des narines depuis longtemps nostalgiques des villes côtières du Nord et de leurs ports. Mes oreilles s’animaient quand l’accordéoniste, avec ses mains habiles, faisait danser son instrument au coin de la rue tel un charmeur de serpents, et déversait des airs joyeux dans la foule d’où s’élevaient des acclamations et des rires. Les notes musicales s’évanouissaient et se fondaient dans le brouhaha des passants quand mes yeux, inlassablement passionnés, apercevaient le goéland, dessiné là où le présent querelle l’avenir, là où le ciel embrasse la terre, à l’horizon. L’oiseau raillait avec grâce et longeait mer et maisons dans une danse posée et majestueuse se proclamant roi de la mer, et guettait d’un oeil attentif quelque poisson téméraire qui, avant d’émerger son corps, se trouvait la tête piégée dans le bec du navigateur. J’appris, bien plus tard, que le goéland n’était autre que l’âme de ce brave marin, mort dans une lutte féroce contre ces flots qui jadis le nourrissaient, et qui désormais juraient tonnerre et tempête à l’infortuné, abandonnant à leur triste sort une veuve désespérée et quelques orphelins. Dans son poème « l’Homme et la mer », Baudelaire dépeint admirablement cette complicité, cette relation tumultueuse qui unit l’homme à la mer, passionnelle et destructrice à la fois. Et machinalement je récitais :
« Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n’a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connait tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord.
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables ».
Lentement, après un temps qui me sembla infini, je repris conscience de mon corps, et assise devant mon chevalet, la tête penchée sur ma palette, je mélangeais, pour la énième fois, dans un mouvement circulaire, les nuances du rouge qui viraient progressivement du vermeille au cramoisi, m’évoquant tour à tour, comme des madeleines proustiennes, les images familières des coccinelles que je prenais entre mes doigts, des granges provinciales en bois rouge de Falun, du drapeau qui partout flottait, des coquelicots que parfois je cueillais. Je mis une fine couche du rouge de ma mémoire sur la toile et murmurai enfin à mes pinceaux : « pourrait-on voir l’invisible ? Une oreille tendue, un brin d’attention, voici l’indicible. »