L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident – Edward W. Saïd (2/2)

Reda Mohammed DJABOUR

Dans la première partie de l’article du numéro précédent (MedPress n°5, Août 2020), nous avons déjà vu que l’Orientalisme a évolué depuis une longue tradition dont le moteur a été la rivalité et l’esprit de confrontation, rendue éternelle par l’Occident en créant un espace imaginaire et géographique, pour produire un travail d’érudition consacré à comprendre (ou à faire comprendre) qui a toujours gardé le même fond, c’est-à-dire la production d’un groupe de représentations sur l’Orient de sorte que tout orientaliste en herbe, se retrouverait forcément entouré par les références de ses ancêtres bien corrélées dans le fond (ce qu’on appelle l’orientalisme latent) et différant dans le style (orientalisme manifeste), afin de garantir une acceptation certaine.

 

L’orientalisme est passé par plusieurs étapes : son élaboration au 15ème siècle, sa propagation au entre les 17ème et 18ème siècles et l’apogée de son application politique au 19ème siècle. Au 20ème siècle, le monde a connu de grands changements sur la carte politique et géopolitique ; la course du colonialisme avait connu son apogée notamment à travers la naissance du fascisme dans le continent antique et les manœuvres de domination qui ont plongé le monde dans deux guerres mondiales (d’ailleurs « mondiales » n’est pas tout à fait l’image de la vérité) où l’Europe a été hautement touchée. Après les deux guerres, le nationalisme arabe et les mouvements de libération se sont généralisés au niveau des pays colonisés ; en conséquence, la domination militaire française et britannique a été supplantée par une domination politique, celle de l’Union Soviétique dans un premier temps, puis par celle des Etats-Unis.

Le nouveau Leader

Toutefois, notre sujet ne concerne pas la géopolitique du monde. Sans nier également la place et l’importance de la technique et l’avancement militaire, priorité des nations impériales, notre auteur tentait de déterminer les éléments suivants : le rôle de l’orientalisme dans le recul de l’hégémonie européenne sur le monde et l’avancement de l’Amérique, et la comparaison entre l’orientalisme américain et européen. Enfin une mise au point sur l’état actuel de l’orientalisme européen.

Indiana Jones, le Cheikh 1921, voilà une image abondamment répandue sur le Moyen-Orient. De prime abord, on peut se dire que c’est normal, ce sont les coutumes, le mode de vie, l’atmosphère naturelle au Moyen-Orient ; mais le cadre où ces habitudes ont été formulées et représentées constitue un prototype qui passe de l’image de l’homme dans sa tente avec son harem vers le défaitisme continuel face à l’homme blanc. Si ce n’est pas le défaitisme qui est visé, c’est l’oriental hypersexué, malicieux, et surtout « violent et menaçant », toujours en groupe : « “Mes hommes vont vous tuer, mais ils veulent d’abord s’amuser’’. En parlant, il fait une grimace suggestive : “c’est cette image dégradée du cheikh de Valentino qui est en circulation’’ ». A noter que des images presque identiques sont retrouvées chez les anciens romanciers comme Flaubert. Ceci s’est transformé par la suite via les médias et le cinéma en « culture populaire ».

En fait, durant cette période, beaucoup de livres ont été produits au sujet de l’arabe et de l’islam. On pouvait tout dire sans obstacle, le leitmotiv fut de : montrer une hostilité envers cette ethnie et cette religion. Morroe Berger, professeur de sociologie et d’étude du Proche-Orient à Princeton, qui est censé être une référence dans les études de la région du Moyen-Orient, a écrit dans son article ‘‘Middle Eastern and North African Studies: Developments and Needs [Études sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord: développements et besoins]’’ : « Le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord d’aujourd’hui ne sont pas le foyer de grandes réalisations culturelles, et il ne semble pas que cette région le devienne dans un proche avenir […] Ainsi, le Moyen-Orient d’aujourd’hui ne présente qu’à un faible degré les traits qui semblent dignes de l’attention des savants. Cela ne diminue pas la validité des études sur cette région ni leur valeur intellectuelle, et cela n’influence pas la qualité du travail fait par les savants. Mais cela fixe des limites, que nous devrions reconnaître, aux possibilités qu’a ce domaine d’accroître le nombre de ses enseignants et de ses chercheurs ». Occultant tout le passé civilisationnel de la région et le présent des luttes anticoloniales, cet auteur s’intègre parfaitement dans la généalogie orientaliste et ses analyses caricaturales. L’orientalisme se transforma en étude philologique informe, vague et générale. D’ailleurs les titres de « savants » finissent par donner du crédit aux arguments d’autorité dans la diffusion de la culture populaire, avec toujours le même fond : l’hostilité à l’égard de la culture présumée orientale.

Le nouveau visage de l’orientaliste

Par ailleurs, l’étudiant qui s’intéresse au Moyen-Orient ne commence plus par la philologie. En effet, elle ne trouve presque plus de place dans l’étude de la langue, encore moins dans la littérature qui ne fasse plus partie de la formation des nouveaux orientalistes : « Ce qui semble compter beaucoup plus, pour l’expert régional, ce sont les « faits », pour lesquels un texte littéraire pourrait être un élément perturbateur». L’oriental est déshumanisé, le vécu et les sentiments exprimés via la poésie arabe ne comptent plus pour les américains ; la langue n’est donc devenue qu’un outil pour atteindre des buts plus élevés, d’intérêt politique, bref un outil de propagande. Voici un des passages de Harold Lasswell sur la propagande :

« Le point de vue du propagandiste combine en réalité le respect de l’individualité et l’indifférence pour la démocratie formelle […]. Cet intérêt pour des hommes dans la masse ne repose sur aucun dogmatisme démocratique considérant les hommes comme les meilleurs juges de leurs propres intérêts. Le propagandiste moderne, comme le psychologue moderne, reconnaît que les hommes sont souvent mauvais juges de leurs propres intérêts, voltigeant d’un choix à l’autre sans raison solide ou se raccrochant craintivement à des fragments de quelque antique rocher moussu. Calculer la possibilité de transformer de manière durable les habitudes et les opinions, cela implique bien plus que d’évaluer quelles sont, en général, les préférences des hommes. Cela veut dire tenir compte du tissu de relations dans lesquelles les hommes sont pris, rechercher des signes de préférence qui peuvent ne refléter aucune délibération et diriger un programme vers une solution qui convient en réalité. En ce qui concerne les ajustements que nécessite une action de masse, la tâche du propagandiste est d’inventer des symboles objectifs qui ont le double rôle de faciliter l’adoption et l’adaptation. Ces symboles doivent entraîner spontanément l’acceptation […]. Il s’ensuit que l’idéal du management est d’avoir en main la situation, non de manière imposée, mais par divination […]. Le propagandiste admet sans discussion que le monde est entièrement causal, mais qu’il n’est que partiellement prévisible […]. »

Ce passage poignant peut être complété par les propos de Noam Chomsky qui affirme que parmi les rôles les plus importants de la propagande est de conduire les populations à prendre parti en faveur des interventions militaires à l’étranger : c’est l’art de fabriquer l’opinion.

Cependant, l’intérêt des États-Unis d’Amérique pour l’Orient n’a pas commencé au 20ème siècle. Avant que les USA ne dominent le monde, leur préparation s’est déroulé au 19ème siècle ; d’abord par la fondation de l’American Oriental Society en 1842, dont le premier président Pickering a proposé de donner aux études de l’Orient la même forme que celle des puissances coloniales européennes, avec comme particularité une accentuation de la dimension politique de ces études.

L’intérêt de mieux connaitre l’Orient par les USA s’est accru pendant et après les deux guerres, surtout lorsqu’il s’agissait de la colonisation de la Palestine et bien-sûr pour mettre la main sur le pétrole : « Les Américains comprennent beaucoup mieux les forces qui sont en compétition avec les idées américaines au Proche-Orient. Les plus importantes de ces forces sont, évidemment, le communisme et l’islam[1] ». Dans la première partie de l’article, nous avons cité Gibb comme la figure qui incarne l’approche politique de l’orientalisme notamment à travers « l’écho» de son discours (cf. première partie). Cependant, von GruneBaum a préservé le style traditionnel du discours orientaliste, en ajoutant même que c’est l’islam qui constitue le frein du développement de l’Orient : « […] Si cette observation ne valait que pour l’islam contemporain, on pourrait être porté à la mettre en relation avec l’état profondément troublé de l’islam, qui ne lui permet pas de regarder au-delà de lui-même s’il n’est pas forcé à le faire… peut-être peut-on chercher à la mettre en relation avec l’antihumanisme fondamental de cette civilisation (islamique) ». A la lumière (ou à l’obscurantisme) de ce passage de la tradition orientaliste, on peut facilement noter la généralisation et le mauvais emplacement du mot « Islam » devenu unitaire, spécifique à une région enfermée, une société destinée à la décrépitude, ceci aboutissant à l’attribution de l’irrationalité à l’islam, la civilisation islamique, bref, à l’irrationalité de tout ce qui a trait à l’oriental.

L’étude de la région du Moyen-Orient comparée à celle de l’Occident, se trouve amputée des explications rationnelles du développement et du déclin des civilisations. De plus, le rôle de l’islam est systématiquement distordu et l’oriental est facilement affublé par l’incapacité de jugement, ayant besoin de l’imposition d’un nouveau régime présumé avancé et passe-partout pour leur apprendre à séparer les affaires de César des affaires de Dieu. L’image du prototype « arabe » est produite à l’échelle industrielle pour la consommation occidentale et même orientale, chez qui elle engendre la haine de soi provoquant une attitude d’échappement ou de fuite vers le système de valeurs occidentales présumé plus juste et plus consolant.

Conséquences et conclusion

Les aspects fondamentaux de l’orientalisme sous toutes ses formes ont pour finalité de légitimer la domination politique et culturelle occidentale sous prétexte de réaliser l’harmonie du monde : l’occidental, éternel dominant et l’oriental, éternel dominé et passif. D’ailleurs, toute protestation contre cette « harmonie » est un acte présumé naturel d’un oriental qui ne comprend pas. Cet ultimatum est illustré par E. Shouby dans son essai : ‘‘The Influence of the Arabic Language on the Psychology of the Arabs’’ dont les titres « Imprécision générale de la pensée» ou « Assurance excessive et exagération », sont parfaitement explicites.

Enfin, dans un élan de lucidité, Edward W. Saïd anticipe un malentendu que son livre est susceptible de causer, en pensant à tort que : « seul un Noir peut écrire sur les Noirs, un musulman sur les musulmans, et ainsi de suite ».Ceci n’est point l’objet du livre assure l’auteur. Le but de cette œuvre est de montrer l’étendue de l’investissement intellectuel, politique, financier et militaire pour comprendre et parfois reprocher à l’Orient son infériorité. Ce qui reste surprenant, c’est le maintien de cette tradition orientaliste malgré l’émergence des états-nations, qui ont peut-être même facilité la tâche de domination (l’absence d’une perspective culturelle commune facilite l’aliénation des pays séparés aux occidentaux). Aujourd’hui, la polarisation Occident-Orient continue d’être exacerbée de même que la région géographique « imaginaire » dénommée : Orient.

La capacité d’adaptation du discours de l’Occident et de son soft power devant les révoltes arabes, souvent sans le recours à la force militaire directe, nous démontre clairement le rôle primordial des sciences humaines qui leur ont fait gagner une guerre non déclarée. Cette domination culturelle n’est pas le résultat d’une simple propagande ou un bon contrôle des moyens de communications, mais c’est surtout le résultat de la bonne utilisation (bonne pour l’occident) de la science. Serait-t-il utile pour l’Orient de continuer dans cette rivalité et de continuer dans cette dualité afin de préserver son identité ou même l’imposer à l’Occident ? Est-ce que l’Est va se sauver de la globalisation qui n’est manifestement qu’une manœuvre voire une infiltration socioculturelle grossièrement maquillée par une paix factice, qui plus est menacée de facto par l’orient uniquement ?

[1] Chomsky, N., McChesny, R. W. (2000), « Propagande, médias et démocratie ».