Les Prolégomènes – المقدِّمة

Ibn Khaldoun

(Partie 2/3)

Nazih Mohamed Zakari KOUIDRAT

La Moqaddima ou les prolégomènes est l’œuvre majeure d’Ibn Khaldoun réalisée au VIIIème siècle de l’Hégire (XIV de l’ère chrétienne), grâce à laquelle il a lui été attribué l’invention d’une nouvelle science, avec des divergences subsistant autour de la nature de la discipline. Fut-il Théologien ? Historien ? Sociologue ? Philosophe de l’Histoire ? La complexité de son œuvre est telle que toutes les branches des sciences humaines peuvent prétendre représenter la science qu’il a théorisée grâce à une pensée qui a transcendé son époque et sa géographie, pour s’édifier comme un véritable patrimoine scientifique et culturel de l’humanité. Néanmoins, les interprétations et les exégèses sont tellement nombreuses et conflictuelles que, tel un livre saint, il fut utilisé pour justifier des idées contradictoires, à la fois l’humanisme et le racisme, la révolution et la colonisation, l’idéalisme et l’empirisme. Cet humble recueil sommaire de la pensée d’Ibn Khaldoun, sera divisé en trois parties : La première (cf. Medpress n°6, 2021) est une introduction à ses principales idées, la deuxième (le présent article) retracera différentes interprétations de sa science et la dernière tâchera d’essayer d’extraire des enseignements susceptibles d’éclairer notre présent. Ce modeste travail ne souffre d’aucune prétention visant à le « classer » dans telle ou telle discipline, au contraire, il s’agit d’une exposition de différentes lectures pour essayer de comprendre d’abord sa pensée ensuite certaines réalités sociales que nous peinons toujours à pénétrer.

A. La Hadhara ou la Marche du Oumran
Le devenir de l’Etat

La première partie de l’article, parue dans le numéro précédent (cf. Medpress n°6, 2021) a été achevée par le mouvement cyclique de la Açabiyya. Mais pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi les nouvelles Dynasties ne prennent-elles pas le relai des précédentes, pour avancer au lieu de repartir à zéro à chaque fois ? Pourquoi n’y a-t-il pas de continuité ?

Ibn Khaldoun situe le début de la décadence et la chute d’une Dynastie à environ trois générations après l’établissement du nouveau règne passant par trois stades : naissance & développement ; maturité & apogée ; déclin & chute.

Il faudrait garder à l’esprit que, dans son étude de l’évolution du Oumran, Ibn Khaldoun s’intéresse principalement au groupe tribal ascendant, fondateur de de la Dynastie, dont les caractéristiques sociales et économiques lui permettent de dominer les autres. L’émergence de la Açabiyya, l’abolition des structures tribales et les métamorphoses sociales concernent majoritairement la tribu du futur Dynaste. In fine, pratiquement seule l’aristocratie dirigeante est changée, le reste des tribus dominées gardent leurs caractéristiques habituelles, ce ne sont que leurs chefs qui sont réellement des alliés (ou vassaux), les autres membres ne se citadinisent pas totalement et conservent leurs mœurs bédouines sans se soumettre entièrement à l’ordre établi. Ils préservent leur indépendance organisationnelle, jusqu’au jour où l’une d’elles émerge comme celle l’ayant précédé, ce qui explique aussi l’instabilité chronique de la région.

Nous allons maintenant détailler la succession des trois moments de la Dynastie :

1. La phase politique de fondation : La première génération au pouvoir

Lorsque les richesses deviennent trop encombrantes, l’urbanisation de la tribu ascendante s’impose par la nécessité de surveiller les ennemis et contrôler le territoire, en édifiant des institutions « pré-étatiques », ce qui ne peut se faire que dans un lieu fixe : la ville (hadhara).

Le nouveau pouvoir déclare vil, bas et prohibé tout ce qui pourrait rappeler la Dynastie précédente et la nouvelle capitale est le plus souvent construite dans la région d’origine de la tribu du nouveau Dynaste, qui deviendra le centre de domination des autres villes périphériques, mais ceci aura malheureusement pour conséquence l’avortement continuel du développement cumulatif économique, social et culturel.

Pendant cette phase, le Moi de la Açabiyya domine le Moi individuel, aboutissant à une cohésion générale (إلتحام). Les liens tribaux restent assez puissants pour maintenir la collégialité des décisions et le partage du pouvoir entre le chef et les hauts personnages de sa tribu qui l’ont aidé à prendre le pouvoir, formant de la sorte, un système de gestion de type démocratie tribale appelée par Ibn Khaldoun « participatif contributif » (المساهمة والمشاركة). C’est-à-dire que tout le monde participe à l’augmentation des richesses et contribue au pouvoir, car la gloire étant commune. Les relations entre individus et individus, et individus et pouvoir étaient de même nature et se caractérisaient par l’indulgence, la tolérance et le respect des mœurs Bédouines. Ajouter à cela la relative précarité de l’appareil administratif et militaire de la Dynastie qui n’est pas encore centralisé. En effet, l’économie est teintée de principes religieux de solidarité, l’impôt est léger se réduisant aux (الصدقة، الزكاة ،الخرج، الجزية), car non seulement la Dynastie est très riche mais les us et coutumes ont gardé leurs simplicité, frugalité et sobriété bédouines. Cette situation aboutit à un certain confort mais le luxe ne s’installait pas car les besoins de la population restaient limités et les dirigeants gardaient l’austérité d’autrefois : « La première (génération) garde les vertus bédouines, la rudesse et la sauvagerie du désert. Elle est accoutumée aux privations et au partage de la gloire ; elle est courageuse et rapace. Elle conserve donc son esprit de clan. Ses membres sont tranchants et redoutés et les gens leur obéissent.»

2. La phase politico-économique ou l’apogée : La deuxième génération au pouvoir

Cette phase se confond le plus souvent avec le règne du fils du fondateur de la tribu. Le père, ayant éliminé tous les obstacles et assuré la stabilité politique, le fils ou « le continuateur », n’ayant pas vécu dans la badiya, est plus permissif et donne libre cours au développement économique.

Sur le plan économique, les besoins se multiplient et la recherche du raffinement accentue la division du travail qui devient de plus en plus spécialisée. Le mode de production domestique se développe en un mode de production préindustriel (ou précapitaliste). La manufacture fleurit, les produits abondent et la tribu s’ouvre sur l’extérieur : à titre d’exemple, la manufacture familiale accepte des ouvriers et des apprentis en dehors de la famille du patron. Les constructions, l’habillement et la nourriture dépassent leur rôle utilitaire de protection et de survie pour satisfaire des goûts plus raffinés et occupent des fonctions de jouissance. De même que l’intérêt du Souverain pour la culture et les activités intellectuelles s’accroit lorsqu’il s’entoure de savants, de philosophes, de conseillers juridiques, etc. qui sont étrangers à sa famille. Le progrès économique fait alors le lit de l’épanouissement intellectuel : « L’enseignement… est un art. Or les arts ne sont nombreux que dans les grandes villes. Leur qualité et leur multiplication dépendent donc du développement de la civilisation, de la culture et du luxe, dans les cités où l’art est un superflu. Là où les produits du travail dépassent les besoins, l’excédent disponible est employé à des activités autres que celles de simple subsistance. Ces activités qui sont le propre de l’homme concernent les sciences et les arts. »

La vie bédouine laisse place à la vie sédentaire, le luxe remplace l’austérité, la gloire commune devient individuelle et l’indépendance fière se transforme en servitude, car la Açabiyya est diluée rendant les membres plus obéissants et dociles : « Mais ils gardent encore bien des anciennes vertus, parce qu’ils ont un contact personnel direct avec la première génération, dont ils ont vu, de leurs yeux, les hauts faits, la lutte pour la gloire et l’auto-défense. Ils vivent dans l’espoir du retour à l’éclat de la première génération ou dans l’illusion que celui-ci dure encore ». Les habitants des grandes villes, surtout ceux de la capitale ne se préoccupent plus de l’auto-défense et deviennent progressivement désarmés, et cette fonction est transférée vers l’autorité centrale qui finit par les opprimer en monopolisant la possession des armes : « Les habitants des villes perdent tout courage, n’ont plus assez d’énergie pour se défendre contre ceux qui leur font du mal et deviennent une charge pour le gouvernement qui est obligé de les protéger ». Ceci a comme un air du « monopole de la violence légitime », de la définition Weberienne de l’Etat.

La multiplication des marchandises et des possibilités de plaisirs y afférant, stimule les besoins qui ne sont plus encadrés par les anciennes normes sociales du Oumran Badawi, aboutissant dans les cas extrêmes à la corruption et à la dépravation. Après la mort des dirigeants de la nouvelle Dynastie, les tendances au luxe et au confort s’amplifient tellement que la personnalité de base des citadins finit par se transformer, ils deviennent selon Ibn Khaldoun indolents, poltrons, corrompus, jouisseurs, égoïstes, etc. Il a tenté tout de même de proposer une explication objective et rationnelle : « Dans les villes, les habitants vivent chacun de son côté […] Les dépenses deviennent extravagantes. Il ne saurait en être autrement, parce qu’ils sont devenus les esclaves de leurs habitudes. Les individus pâtissent des pénibles efforts qu’ils ont pour satisfaire leurs appétits de luxe, des défauts qu’ils ont acquis en cours de route et de la démoralisation consécutive ».

Enfin, le cercle entourant le Souverain s’organise en une puissante classe aristocratique qui s’accapare de la majorité des recettes fiscales de la Dynastie à travers ses liens privilégiés avec le Dynaste. Celui-ci finit par devenir un véritable autocrate en inversant les mécanismes qui l’ont conduit au trône, pour asseoir son pouvoir monarchique et centraliser l’État afin de réaliser une forme d’organisation plus évoluée que celle de la tribu. Cela dit, cette situation constitue le début de la fin de l’État et de son moteur, la Açabiyya. Le développement économique accentue les différenciations sociales et sépare les intérêts des individus : la hauteur de l’aspiration pour la gloire collective immatérielle et l’essor civilisationnel intemporel s’abaisse à la poursuite de l’intérêt individuel, immédiat et pécuniaire.

3. La phase politique de déclin : Le pouvoir de la troisième génération

« La troisième génération, elle, a complètement oublié l’époque de la rude vie bédouine, comme si celle-ci n’avait jamais existé. Elle a perdu le goût de la gloire et des liens du sang, parce qu’elle est gouvernée par la force. Le luxe est à son comble, car ses membres vivent dans la prospérité et le bien-être. Ils dépendent de la Dynastie qui les protège, l’esprit de clan disparaît tout à fait. Les gens oublient de se défendre et de faire valoir leurs droits. Le souverain a donc besoin, pour le soutenir, du concours de gens plus braves. Il fait appel à sa clientèle, à sa suite. »

L’autodéification (cf  Kouidrat N. M. Z. Les Prolégomènes – المقدِّمة  Ibn Khaldoun (Partie 1/3). Medpress. 2021 ; 6) qui s’est emparée du monarque atteint aussi les aristocrates gouverneurs de provinces qui continuent de s’enrichir et deviennent de plus puissants et de moins maniables prétendants au trône. Ces « gouverneurs » possèdent une relative liberté de manœuvre leur permettant de recruter des nomades mercenaires, disponibles au plus offrant, pour constituer des armées privées (à rappeler que l’organisation tribale des nomades est proche de l’organisation militaire).

S’étant attiré l’hostilité de sa propre Açabiyya, le monarque dilapide sa fortune en recrutant des alliés étrangers en leur accordant parfois même le droit de prélever l’impôt pour s’assurer de leur fidélité volatile. Les impôts illégaux sur la population se multiplient pour compenser les dépenses. Les considérations politiques entravent le développement économique et culturel favorisant l’installation d’un système oppressif, qu’Ibn Khaldoun définit comme suit : « celui qui prend le bien d’autrui, qui lui impose des corvées, qui exige de lui un service sans y avoir droit, qui le soumet à un impôt illégal ; les percepteurs qui exigent des droits non autorisés par la loi ; ceux qui ne respectent pas les droits d’autrui ; et le mal qu’ils font retombe sur le gouvernement, parce qu’en décourageant les cultivateurs ils détruisent l’agriculture, qui est la principale ressource de l’Empire […]. Quand le peuple ne travaille plus pour gagner sa vie et qu’il renonce aux occupations dont on tire du profit, le marché de la prospérité publique finit par chômer, le désordre se met dans les affaires, et les hommes se dispersent pour chercher dans d’autres pays les moyens d’existence qu’ils ne trouvent plus dans le leur ; la population de l’empire diminue, les villages restent sans habitants, les villes tombent en ruines […]. Les lois instructives appliquées dans l’enfance ont un résultat analogue car les gens croissent en crainte et en docilité et perdent toute confiance en leur force d’âme […]. Cela jette la désorganisation dans l’empire, qui, étant comme la forme de la prospérité publique, doit nécessairement se décomposer quand la matière de cette prospérité s’altère ». Dans ce sillage, le lecteur dispose de toute la latitude pour faire le parallèle entre cette analyse du XIVème siècle et la situation contemporaine.

La critique d’Ibn Khaldoun de la hadhara résulte de son analyse des conditions socio-politiques particulières de l’aristocratie dirigeante, c’est-à-dire, de leur mode de vie : vivre pour consommer sans rien produire, vivre uniquement à travers l’influence de leur pouvoir, surtout dans la capitale où la Açabiyya est exacerbée à des fins personnelles. Dans cette « société de consommation», le rapport s’inverse, le Moi individuel domine le Moi collectif. Dès lors que chacun tire de son côté, la Dynastie se déchire et se fragmente quand le contrat tacite avec l’état central n’est plus reconnu. La chute devient imminente, car le déclin du Oumran, tel que défini par Ibn Khaldoun, commence par le déclin de sa matière : les hommes, suivi du déclin de sa forme : la hadhara.

Néanmoins, le déclin n’est pas synonyme de chute et de disparition de la Dynastie. L’obéissance aux lois et l’acceptation de l’oppression est déjà devenue une seconde nature, une tradition ‘‘cela a toujours été ainsi et le sera toujours…’’ En plus du déclin, Ibn Khaldoun, rajoute une deuxième condition représentée à travers la présence d’une tribu ascendante dotée d’une forte Açabiyya, autrement dit, une force politique puissante et organisée pour se substituer à la Dynastie décadente. Ces deux piliers nous instruisent qu’il ne peut y avoir de révolution sans conditions révolutionnaires et que celles-ci n’aboutissent pas à une révolution, sans forces politiques de substitution, ressemblance frappante avec la théorie de Lénine.

Au total, à la lumière de l’analyse Khaldounienne, il parait raisonnable d’admettre que, parmi les raisons qui expliqueraient l’instabilité de la région et l’échec de la centralisation du pouvoir, l’absence d’accumulation des expériences sociopolitiques et du progrès scientifique semble être cruciale.

Nous avons vu que le règne de la première génération commence déjà par la destruction de la hadhara précédente. Sur le plan économique, Al-Jabiri qualifiait leur mode de production de « guerrier », car résultant non pas, comme l’affirme Lacoste, d’une contradiction entre les forces de production et les rapports de production, mais de l’inadaptation dans la civilisation de consommation entre les superstructures artificielles et les infrastructures sur lesquelles elles reposent car découlant d’une évolution qui n’est ni naturelle ni progressive. Les principaux arguments d’Al-Jabiri sont arrêtés comme suit :

(1) L’économie n’est pas basée sur des forces économiques mais militaires notamment celles de la badawa en raison de la rudesse des conditions de vie qui les condamnent à vivre au jour le jour en rendant impossible l’accumulation des richesses car elles devaient être sitôt distribuées, consommées et non investies ;

(2) Les rapports qu’entretiennent les individus sont des rapports de Açabiyya et non des rapports de production au sens marxiste : la Açabiyya lie le même groupe autant qu’elle le sépare du groupe adverse en cas de conflit. En dehors des conflits, persiste la méfiance par les intérêts divergents qui ne peuvent converger et s’entremêler car naissant de rapports de pouvoir et non de rapports économiques ;

(3) Les richesses produites par la société de consommation ne peuvent s’accroître et se développer, car elles résultent non de l’exploitation d’une classe par une autre mais de la lutte contre la nature, et l’accaparement de richesses toutes prêtes : naturelles dans la badawa (prairies, animaux), et sociales dans la hadhara (impôts, confiscation des terres et des biens). De plus, le progrès relaté par Ibn Khaldoun demeure stérile car il concerne surtout la consommation immédiate (luxe dans l’habillement, la cuisine, le raffinement des plaisirs).

A titre synthétique, les superstructures apparaissent séparées des infrastructures et le pouvoir politique ne découle pas du monopole des forces de production mais de la cohésion tribale et de la Açabiyya qui organisent la vie politique et sociale couvrant leurs membres de privilèges. Pour ces raisons, le développement du Oumran Hadhari n’est pas linéaire et continu : il se termine avec la Dynastie déchue et repart à zéro avec la Dynastie conquérante, ce qui explique la cyclicité des phénomènes, ingénieusement qualifiée par Megherbi par ‘‘La toile de Pénélope’’.

B. De la Sociologie (ou Science de la culture)

Selon la lecture de Megherbi, la multidisciplinarité d’Ibn Khaldoun et sa vision totalisante lui ont permis de fonder une nouvelle science : la Sociologie. Voici l’extrait qu’il tient pour fondateur : « Pour écrire des ouvrages historiques, il faut disposer de nombreuses sources et de connaissances très variées. S’il se fie aux récits traditionnels, s’il n’a pas claire notion des principes fournis par la coutume, les fondements de la politique, la nature de la civilisation et les conditions qui régissent la société humaine, si, d’autre part il n’évalue pas sa documentation ancienne ou de longue date, en la comparant à des données plus récentes ou contemporaines : il ne pourra éviter les faux pas et les écarts hors la grand-route de la vérité ».

La méthode d’investigation d’Ibn Khaldoun correspond à une étude scientifique et non idéologique des faits sociaux et dépend fortement de la prise en compte du contexte historique et spatial pour conforter les faits entre eux : « Les différences que l’on remarque dans les usages et les institutions des divers peuples dépendent de la manière dont chacun pourvoit à sa subsistance […] L’état du monde et des nations, leurs usages, leurs croyances ne gardent pas, en permanence la même forme. Ils diffèrent dans le temps et passent d’un état à l’autre ».

La démarche d’Ibn Khaldoun semble osciller savamment entre l’empirisme et l’idéalisme. Tantôt il théorise puis il appuie son argumentation par des exemples observables, concrets, tantôt il observe, expérimente puis déduit ses théories. Sa méthode peut être résumée comme suit : l’observation objective (connaissance profonde du passé et du présent, vérification), la comparaison et l’explication, dont voici une application pratique : « On consulte les chefs de l’administration militaire sur le nombre des soldats inscrits sur le registre, on vérifie la position des riches sous le rapport des marchandises qu’ils possèdent et des avantages dont ils jouissent, on examine les dépenses ordinaires des hommes qui vivent dans le luxe ». Sa démarche rationnelle objective (presque statistique ?), sans préoccupations métaphysiques normatives (ce qui est en soi une révolution) lui permet d’aboutir à des explications également rationnelles. Pour expliquer les faits sociaux, il utilise d’autres faits sociaux sans s’appuyer sur la causalité divine. Il ne cherche pas des explications surnaturelles mais objectives et naturelles : « Il n’est pas besoin de prophétisme pour qu’il existe une vie humaine. Et un individu doué d’autorité peut très bien s’imposer aux autres de lui-même, ou en s’appuyant sur l’esprit de clan ».

Par ailleurs, Ibn Khaldoun ne croit pas au hasard mais à la causalité et semble ainsi précéder Spinoza de trois siècles lorsqu’il écrit à propos des opérations militaires : « La victoire est une affaire de chance et de hasard mais je vais expliquer ce que j’entends par ces mots… La victoire tient à des causes cachées et c’est ce que l’on désigne par le mot hasard ». En outre, Megherbi attribut à la cosmogonie sociologique khaldounienne une autre caractéristique : la causalité déterministe fondée sur un rationalisme réaliste, en étroite osmose avec le monde sensible. Ibn Khaldoun, nous le rappelons, ne s’intéresse point à l’extra-sensible : « La métaphysique (العلم الإلهي) est (pour les philosophes) la science de ce qui est au-delà de la nature (مابعد الطٌبيعة). L’essence (des choses spirituelles) nous est tout à fait inconnue. On ne peut ni l’atteindre, ni la démontrer logiquement ».

Au surplus, Ibn Khaldoun présente le déterminisme causal comme étant objectif, c’est-à-dire indépendant de la volonté des hommes : « Lorsqu’un Empire a acquis sa forme naturelle… il tend vers sa décadence. Les accidents qui annoncent la décadence d’un empire… lui arrivent naturellement parce qu’ils sont tous dans la catégorie des choses qui lui sont naturelles. La décadence des empires étant une chose naturelle se produit de la même manière que tout autre accident, comme par exemple la décrépitude qui affecte la constitution des êtres vivants. La décrépitude une de ces maladies chroniques qu’il est impossible de guérir ou de faire disparaître car elle est une chose naturelle ». Ergo, l’explication des phénomènes ne doit pas se baser sur des causes et aptitudes individuelles de grands hommes, mais sur des causes objectives, socio-économiques, qui mettent les hommes qui font l’Histoire dans des dispositions leur permettant de faire l’Histoire du Oumran, car l’Histoire n’est qu’une interaction perpétuelle entre l’individuel et le social.

Quant à Yves Lacoste, il considère qu’Ibn Khaldoun aurait déduit les résultats des comparaisons entre les Oumran badawi et hadhari en analysant le développement du mode de production et la transformation de l’organisation politique, économique et sociale, ce qui le conduit à poser l’auteur de la Moqaddima  comme le précurseur du matérialisme historique : « Le caractère de l’homme dépend des usages et des habitudes et non pas de la nature ou du tempérament […] Le milieu dans lequel il vit remplace sa nature, après être devenu pour lui comme une donnée de son caractère et la matière de ses habitudes […] Les différences que l’on remarque dans les usages et les institutions des divers peuples dépendent de la manière dont chacun d’eux pourvoit à sa subsistance ». Le Oumran ou la civilisation serait donc un phénomène objectif qui détermine les contours de l’existence humaine car il lui préexiste et survit après sa mort, il marque l’individu de son sceau avant même que celui-ci ne tente de le transformer.

En réalité, la pensée d’Ibn Khaldoun ne correspond pas au déterminisme tel que conçu en Occident. Sa conception se rapproche plus de la version des Asharites (الأشاعرة) du déterminisme social, appelée « مستقَر العادة ». La causalité n’est pas nécessaire ou déterminée, elle est le résultat de la volonté de Dieu qui a rendu habituel, usuel et prévisible certains résultats lorsque certaines conditions ou interactions sont réunies. Aussi, les nécessités du Oumran qui articulent les phénomènes historiques ne sont en contradiction ni avec le développement, ni la liberté individuelle, ni la volonté de Dieu. L’intervention divine se limite à son concours et à la conviction que tout travailleur sera récompensé. Ce n’est point du fatalisme car l’Homme a tout le loisir d’influencer sa destinée. La conception du développement historique spontané d’Ibn Khaldoun admet la volonté et la liberté, dans et par le déterminisme ou plus précisément « مستقَر العادة ».

Pour faire le parallèle avec Marx, comme c’est souvent le cas dans les interprétations d’Ibn Khladoun, Marx cherchait les différences au sein des classes mais Ibn Khaldoun cherchait les différences « naturelles ; بالطَّبع », au sein des Oumran badawi ou hadhari : les causes qui déterminent les deux Oumran et le passage de l’un vers l’autre. D’après Al-Jabiri, ce ne sont ni le mode ni les rapports de production qui animent la marche de l’Histoire, car les rapports exploiteur/exploité ne pouvaient être formulées par Ibn Khaldoun. Ce sont plutôt les moyens et les outils pour subvenir à leurs besoins et le mode de vie que ces derniers permettent, qui forgent ainsi l’usage établi (مستقَر العادة), inhérent aux différents niveaux d’existence : « L’histoire a pour objet l’étude de la société humaine (الإجتماع الإنساني), c’est-à-dire la civilisation universelle (عمران العالم). Elle traite de ce qui concerne la nature de cette civilisation, à savoir : la vie sauvage et la vie sociale, et les modalités par lesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point conduit à examiner la naissance du pouvoir des dynasties et des classes sociales. Ensuite l’histoire s’intéresse aux professions lucratives et aux manières de gagner sa vie qui font partie des efforts de l’homme, ainsi qu’aux sciences et aux arts. Enfin, elle a pour objet tout ce qui caractérise la civilisation ». Manifestement, Ibn Khaldoun qualifie sa science d’Histoire, mais V. Monteil, dans la préface qu’il a consacrée à sa traduction de la Moqaddima, éclaircit la pensée sociologique d’Ibn Khaldoun : « Il se présente donc comme un historien-ce qu’il est en effet. Mais il est aussi, cinq siècles avant Auguste Comte l’inventeur de la sociologie […] Gêné par l’insuffisance du vocabulaire de son temps lbn Khaldoun donne encore à cette science originale, le nom d’Histoire ».

C. De l’Histoire
Naissance de l’Histoire :

Malgré la succession de civilisations grandioses, penser l’Histoire comme objet s’est développé que très lentement. La nature même de l’Histoire a contribué à son retard accusé par rapport à la philosophie tant le philosophe peut se permettre de penser en dehors du réel et des conditions socio-politiques, alors que cette démarche constituerait la négation même de l’Histoire.

Depuis l’héritage des narrations historiques Chinoises (Xème siècle avant J.-C), Hérodote (480-425 av. J.-C.), s’érige comme personnage crucial de l’évolution de la pensée historienne en la séparant des récits légendaires et de la mythologie, elle garda néanmoins son caractère « merveilleux ». Plus tard, la guerre du Péloponnèse de Thucydide (460-395 av. J.-C.) (cf Afir Y. « La Guerre du Péloponnèse -Thucydide» Medpress. 2020; 2), a significativement marqué la discipline historique, nous indique Lacoste, car c’est grâce à elle que, pour la première fois, l’Homme a compris son rôle dans la Cité et de ce fait son rôle historique. Elle traduit le souci des penseurs de rechercher des causes humaines pour comprendre les actes des hommes et non des faits extraordinaires ou divins. La recherche de la vérité (ce qui était du reste différent de l’exactitude), devenait un élément cardinal. Après Thucydide, Polybe et Saint Augustin ont proposé des œuvres intéressantes mais l’intervention divine directe demeurait le principal acteur historique dans leurs œuvres. Cependant, l’Histoire a fortement reculé depuis lors, quand les historiens ont cessé de chercher la vérité pour plaire aux Princes et gagner leurs faveurs.

Dans le monde musulman, l’Islam a déplacé les préoccupations des musulmans des intérêts étroits de la tribu et du lien biologique, vers des préoccupations plus larges qui regardent toute la communauté (Oumma). Cette détribalisation était nécessaire à la formation des Empires, dont la bonne administration nécessitait l’étude des phénomènes économiques et politiques des ethnies qui les composaient (Perses, Berbères… etc). Etudier l’Empire permettait de chanter les batailles militaires et d’extraire les différents mobiles susceptibles d’attirer des alliés ou d’éviter de les contrarier. De somptueuses bibliothèques jalonnaient les villes, les mosquées et la collection d’œuvres rares faisait l’orgueil des souverains musulmans. Ni Athènes, ni Rome, ni Byzance n’ont connu une diffusion aussi large de l’Histoire, et pour cause, dans le monde musulman l’historien avait une tâche éminemment importante : notifier avec précision tous les détails de la vie du Prophète. Afin de s’acquitter de cette lourde tâche, des méthodes originales propres à la civilisation musulmane ont été inventées pour s’assurer de la véracité des hadits « الجرح والتعديل ». C’est pourquoi, la civilisation musulmane fut considérée comme la civilisation du livre en général et celle de l’histoire en particulier car tout bon musulman devait posséder des notions d’Histoire (pas seulement les savants). L’Histoire était donc la science de la Tradition, fondées sur la révélation.

Ce long héritage historien a considérablement participé à la grande culture d’Ibn Khaldoun mais celui-ci ne fut pas un simple continuateur, il a procédé à une véritable révolution scientifique. En effet, il n’a pas manqué de critiquer l’absence d’innovation, la redondance des sujets ainsi que tous les procédés flatteurs et mystificateurs stériles. Bien avant Bacon et Descartes, il rejette les arguments d’autorité (Magister dixit ou le maître l’a dit), pour opérer une rupture épistémologique et axiologique avec la pensée de son époque : « Chacun est persuadé de détenir la vérité. C’est là une illusion fréquente, qui tient, le plus souvent, au crédit accordé aux informateurs […] On n’aura plus besoin de croire aveuglément à la tradition. On se rendra compte des circonstances qui conditionnent les époques et les peuples, dans le passé ou dans l’avenir ». Se basant entre autres sur la méthode d’Ibn Khaldoun citée plus haut, Yves Lacoste déclare : « Thucydide qui est le premier historien véritable et celui dont la valeur surclasse incontestablement la cohorte de ceux qui l’ont suivi. Avant le XIXème siècle, Thucydide ne sera dépassé que par Ibn Khaldoun. Le premier est l’inventeur de l’Histoire. Le second marque l’apparition de l’Histoire en tant que science. »

A titre illustratif, nous mettons en relief le texte, que Lacoste considère comme fondateur de la science d’Ibn Khaldoun : « Cette science (histoire) n’a rien de commun avec la rhétorique qui est une branche de la logique et qui se borne à l’emploi de discours persuasifs propres à amener une multitude à une opinion ou à l’en éloigner. Elle ne doit pas non plus être confondue avec la science administrative qui a pour objet la manière de gouverner une famille ou une ville conformément aux exigences des bonnes mœurs et de la sagesse. La science qui nous occupe n’est d’aucun avantage excepté pour les recherches historiques». En outre, il apparait clairement qu’Ibn Khaldoun pose la question de la finalité du savoir : repoussant l’utilité immédiate et la politique, il est considéré parmi les premiers ayant étudié la science comme fin en soi.

Les causes d’erreurs en histoire :

Avant lbn Khaldoun, la critique historique se réduisait à la condamnation du mensonge, mais Ibn Khaldoun est allé beaucoup plus loin. Il a introduit ce qui est appelé de nos jours les sciences auxiliaires de l’Histoire : économie, géographie, démographie, stratégie et tactique militaires, etc. En tentant de relier des domaines autrefois séparés, il a réellement révolutionné la pensée historienne : « L’histoire est proprement le récit des faits qui ont rapport à une époque ou à un peuple ; mais l’historien doit d’abord nous donner des notions générales sur chaque pays, sur chaque peuple et sur chaque siècle, s’il veut appuyer sur une base solide les matières dont il traite et rendre intelligibles les renseignements qu’il va fournir. Il faut que l’historien connaisse les principes fondamentaux de l’art du gouvernement, le vrai caractère des évènements, les différences offertes par les nations, les pays et les temps en ce qui regarde les mœurs, les usages, la conduite les opinions et les sentiments religieux et toutes les circonstances qui influent sur la société. »

Afin de donner corps à sa définition de l’Histoire «  L’histoire a pour véritable objet de nous faire comprendre l’état social de l’homme », il devait d’abord analyser et comprendre l’Histoire et le passé de chaque fait social en dépassant les narrations chronologiques et folkloriques et en soumettant les œuvres de ses prédécesseurs à sa propre méthode pour isoler les principales causes d’erreur des historiens :

1) La méconnaissance des lois naturelles : ne pas confronter les informations à l’expérience et le recours aux descriptions fantastiques.

2) La méconnaissance des lois du Oumran : tout comme la nature, les faits sociaux, politiques et économiques sont régis par des lois propres.

3) Le manque d’objectivité : soit par soumission à une idéologie soit par souci de plaire aux autorités (politiques, scientifiques, religieuses) en justifiant tous leurs actes.

4) Confiance aveugle aux maîtres (arguments d’autorité) et autres informateurs avec la prétention de détenir la vérité.

5) Les préoccupations abusives de style et de la rhétorique.

6) L’ignorance.

Afin d’éviter ces causes d’erreur, Ibn Khaldoun a inventé une nouvelle science « علم العمران » qui aide à discerner le sociologiquement possible, des abstractions idéologiques. Comme les faits historiques sont d’abord des faits sociologiques, la science du Oumran enseigne que la compréhension de l’état social de l’Homme nécessite une analyse objective des usages politiques, des coutumes, des mœurs, etc. Ibn Khaldoun apparait ainsi comme étant le premier théoricien de l’Histoire en apportant une transformation qualitative de l’Histoire passant des arts à la Science.

D. De la Philosophie de l’Histoire

Cette partie sera entamée par un précieux témoignage d’Arnold Toynbee, éminent philosophe des civilisations : « Ibn Khaldoun a conçu et formulé une philosophie de l’histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit, dans aucun temps et dans aucun lieu ».

Mais comment un auteur qui ne prend des exemples presque exclusivement de la civilisation arabo-musulmane peut-il donner un titre aussi général à son œuvre : la science de la civilisation (علم العمران البشري) et la société humaine (الإجتماع الإنساني) ? Marzouki avance qu’Ibn Khaldoun est un philosophe de l’Histoire, un théoricien, qui a développé des concepts qui définissent l’Homme pour édifier les piliers du Oumran alors que les exemples qu’il propose ne sont que des illustrations et des applications concrètes de ses lois dans le milieu qu’il connait le mieux.

D’abord, Marzouki a tiré de la Moqaddima  des éléments qui définissent et caractérisent l’Homme, et le distinguent des animaux : (1) Les métiers et les sciences ; (2) Le besoin de gouvernance ; (3) Pourvoir à sa subsistance ; (4) Le potentiel civilisationnel ou du Oumran.

Ainsi, deux exigences élémentaires, nécessaires à toute vie humaine peuvent en être dégagées : la première, naturelle indispensable à la vie matérielle (milieu, géographie, climat), et la seconde spirituelle essentielle à son épanouissement intellectuel et culturel. La seconde est difficile à cerner, Ibn Khaldoun l’attribue à la « crainte pour l’avenir », c’est-à-dire la crainte de perdre les moyens de subsistance tirés de la nature, lorsqu’on en dépend fortement. A ce titre, l’Homme aurait recours à deux possibilités pour la vaincre : soit influencer le cours de l’avenir par le mysticisme ou l’astrologie dans le but de prédire l’avenir ou de le rendre plus clément, soit dompter la nature pour se soustraire de sa dépendance à travers les sciences.

L’Homme serait donc une unité entre deux dimensions : une organique (le corps) et l’autre spirituelle (esprit) qui lui donnent une conscience de lui-même et de ce qui l’entoure (cf  Kouidrat N. M. Z. Les Prolégomènes – المقدِّمة – Ibn Khaldoun (Partie 1/3). Medpress. 2021 ; 6). Comme Ibn Khaldoun s’est inspiré de plusieurs concepts coraniques, Marzouki a lié la révolution khaldounienne à la révolution cosmique de l’Islam qui sublime les deux dimensions de l’Homme pour le rendre apte à peupler la terre (معمِّر) et à succéder moralement à Dieu (مستخلَف) ; les deux promouvant la liberté et la dignité humaines, sous le socle de la responsabilisation par Dieu (مسؤولية تكليف). Cette responsabilisation successorale cultive en chaque être humain une certaine volonté de puissance pour être naturellement un maître sur terre. Si cette dernière est déviée, l’Homme tombe dans l’autodéification, antérieurement développée (cf  Kouidrat N. M. Z. Les Prolégomènes – المقدِّمة  Ibn Khaldoun (Partie 1/3), (Medpress. 2021 ; 6). Néanmoins, tant qu’elle reste équilibrée, elle immunise l’Homme de la soumission à toute forme de pression terrestre car il ne se prosternera qu’enversDieu, et l’empêche d’oppresser étant donné que tous les humains sont ses semblables, aussi libres, sacrés et sacralisés que lui-même.

Toute la révolution de la Moqaddima  se cristallise en ce qu’elle constitue une investigation portant sur les interactions entre la nature (le milieu) et la culture (le spirituel) dans l’Histoire de l’Humanité. Une recherche de ce que l’Homme peut tirer de la nature qui l’entoure et de sa propre nature pour se libérer de la dépendance de la nature et assurer sa sécurité pour atteindre la prospérité. Ainsi, la finalité de la civilisation humaine dessine l’objet même de la science qu’Ibn Khaldoun a découverte, faisant de lui le fondateur des Sciences Humaines.

L’anthropologie khaldounienne offre à méditer des constantes cosmiques qui concernent tous les Hommes et qui ne sauraient être réductibles à une époque ou à une civilisation particulière. Ceci ferait de la Moqaddima  une matrice de concepts universels, qui se matérialise différemment selon l’époque, le milieu, l’ethnie et la religion pour traduire les rapports entre nature et culture.

Ibn Khaldoun a transposé la totalité de la marche de l’Histoire de l’Humanité sur les mouvements des chapitres 1 à 6 (voir Partie I) : le chapitre premier représente l’ossature de la Moqaddima ; le reste ne représente que le fruit de l’interaction, à des niveaux différents, entre le naturel et le spirituel. En effet, du chapitre 1er vers 6, il est démontré comment l’Homme s’affranchit du joug de la nature, et la civilisation se réalise, alors que du chapitre 6 vers le 1er, l’Homme recule, et la nature prend le dessus. En réalité, Ibn Khaldoun a défini le but même de l’existence humaine et a identifié ses outils. S’appuyant sur cette pensée qui prend une allure universelle, Marzouki pourfend la théorie du choc des civilisations en insistant sur l’unicité de l’humanité : la discrimination entre les ethnies et les cultures est autant raciste que celle entre les couleurs : celle-ci est biologique et celle-là est folklorique, alors que les deux sont deux formes d’adaptation du même Homme, la première aux conditions de la nature et la seconde aux conditions culturelles. C’est pourquoi, Marzouki le considère comme un philosophe cosmique, sous l’influence de l’universalité de l’Islam.

Parmi les constantes civilisationnelles d’Ibn Khaldoun, émerge la ville. Il la considère comme la machine qui fait avancer l’Histoire, tant elle suit un cycle entre une badawa féconde et une hadhara qui marque le début de la décadence par la perte de l’élan spirituel et la propagation de la culture de la consommation. Ceci a permis à Marzouki de tirer de la Moqaddima  plusieurs lois qu’il tient pour universelles :

 - Première loi : Le cœur de toutes les civilisations est la ville (hadhara), la périphérie de chaque ville est la badawa. Le renouveau organique des civilisations vient toujours de l’invasion de la hadhara par la badawa (les flux migratoires aujourd’hui).

 - Deuxième loi : Dans toute badawa, les conditions d’existence sont difficiles et les besoins vitaux et organiques de l’Homme ne sont pas assurés ce qui corrompt sa perception des besoins spirituels. A l’inverse, dans la hadhara, la civilisation de la consommation altère la dimension spirituelle qui corrompt la dimension organique.

 - Troisième loi : « الأعراب » (Badawa) et les opulents (Hadhara) sont les deux extrêmes de la corruption de toute civilisation humaine : la négation de la Hadhara au début et sa déviation ensuite. Le premier, « voleur d’en bas », son indigence organique et matérielle le rend réfractaire à toute organisation politique et élévation spirituelle. Le second, « voleur d’en haut », représente les tyrans et les hommes de pouvoir qui détruisent la hadhara. Dans cet esprit, Marzouki n’a pas manqué de souligner que certains pays arabes vivent ces deux extrêmes : La Açabiyya nassab versus l’oppression ou la négation de la communauté, qui finissent par briser l’interaction entre nature et culture.

 - Quatrième loi : Dans la Badawa, le travail manuel prévaut et la dépendance, donc l’influence de la nature sont à leur maximum. Inversement, dans la Hadhara, le travail intellectuel prévaut et l’influence de la culture est à son maximum car en raison de l’accumulation de l’expérience, du savoir, l’homme devient, un stratège qui applique les connaissances théoriques dans la pratique.

 - Cinquième loi : Marzouki considère que la plus grande découverte révolutionnaire d’Ibn Khaldoun est la relation entre l’Etat et l’économie, arrêtée selon 5 règles : séparer la monnaie de l’influence de l’exécutif (en la confiant à une autorité symbolique) ; interdire les activités commerciales à l’Etat car en contradiction avec ses prérogatives ; prélever le minimum d’impôts ; protéger les propriétés ; l’indépendance de la justice. A ce titre, Ibn Khaldoun a brillement lié la pauvreté à la perte d’espoir, car les individus ne produisent plus quand le fruit de leurs efforts n’est ni garanti ni protégé, lorsque les précédentes règles ne sont pas respectées.

E. De l’Épistémologie

La pensée d’Ibn Khaldoun au XIVème siècle correspond à une rupture avec la pensée scientifique prémoderne qui régna à la fois en Occident et en Orient jusqu’au XIXème siècle. Cette pensée platonicienne regardait la science comme sujette de la logique (l’une des logiques) : un résultat juste n’était pas celui conforme à la réalité pratique, mais celui qui était conforme à des normes de base, établies en amont.

Les sciences de son époque étaient au nombre de trois : Naturelles, Mathématiques, Théologiques. La révolution d’Ibn Khaldoun portait sur l’ajout des sciences humaines. Il a tenté plus particulièrement de transférer l’Histoire des sciences de la tradition (العلوم النَّقلية), vers les sciences rationnelles (العلوم العقلية).

Face aux dogmes préétablis qui cloisonnaient la pensée de son époque, il prônait une certaine relativité du savoir humain en critiquant la métaphysique qui excluait à son époque l’Histoire du domaine des sciences. Il déplorait l’insuffisance de la logique dans la prévention des erreurs lorsqu’elle se confond avec la métaphysique et s’éloigne de la réalité concrète pour se transformer en un vulgaire outil rhétorique qui justifie la chose et son contraire : « La philosophie est une science vaine en elle-même, et nuisible dans son application […] Pour prouver la justesse d’une idée, on doit s’efforcer de la confronter avec le monde extérieur ». Il ne fait pas le procès de toute la philosophie (son œuvre en est une), mais celui de la métaphysique et la connaissance aprioriste et subjective : « Si l’on se contente  de reproduire les récits transmis par la voie de la tradition, sans consulter les règles fournies par l’expérience, les principes fondamentaux de l’art de gouverner, la nature même de la civilisation et les circonstances qui caractérisent la société humaine ;  si l’on ne juge pas de ce qui est loin par ce qu’on a sous les yeux, si l’on ne compare pas le passé avec le présent, l’on ne pourra guère éviter de s’égarer, de tomber dans des erreurs et de s’écarter de la voie de la vérité  ». Ibn Khaldoun a marqué le passage de la connaissance intuitive vers la connaissance ordonnée scientifique.

D’un point de vue épistémologique la philosophie se base sur les rapports de causalité et l’auteur de la Moqaddima  a tenté de démontrer l’impossibilité de connaitre scientifiquement et pleinement tous les rapports de causalité. Il a alors effectué un travail épistémologique pur, en étudiant la connaissance en soi, en tant qu’objet, pour distinguer les méthodes et les outils en vue d’atteindre la connaissance en science ou en théologie, en séparant ce qui est accessible à l’expérience de ce qui ne l’est pas. Il critiquait la théologie scolastique (علم الكلام) qui tentait de prouver les dogmes de la foi par des arguments rationnels ainsi que toute philosophie (métaphysique) qui prétendait pouvoir transposer les méthodes des sciences naturelles (causalité et expérience), au domaine de la théologie et de la spiritualité.

En effet, les abstractions mathématiques n’ont pas besoin d’être démontrées par l’expérience, contrairement aux autres sciences naturelles, car elles incarnent une réponse à une supposition dont la véracité est conditionnée par la possibilité de la confronter à la réalité, donc elle ne sera vraie que par l’expérience. De même que la démonstration reste tributaire des conditions et les outils de perception et d’expérimentation. C’est pourquoi Ibn Khaldoun considère qu’il est impossible de percevoir la réalité telle qu’elle est, car l’esprit humain est limité et ne peut tout concevoir. D’ailleurs, il est admis aujourd’hui que les connaissances humaines dépendent d’abord de la possibilité d’expérimentation et des conditions de celle-ci dont les résultats sont constamment modifiés par la modification des variables et des prémisses. Il existera toujours une dimension, une possibilité qui pourrait échapper au savant, car les possibilités sont infinies ainsi qu’il en est de l’affinement des conditions de l’expérience. Combien de modélisations mathématiques de phénomènes physiques supposent des conditions parfaites ou la négligence de tel ou tel paramètre pour pouvoir appliquer leurs modèles en pratique… Sans oublier la place que prennent les statistiques, les corrélations par rapport aux causalités, comme ce fut le cas lors des polémiques véhiculées par les traitements contre le SARS CoV-2.

Ibn Khaldoun a parfaitement saisi que l’expérimentation ne pouvait pas toujours prémunir l’Homme des erreurs. Il a considéré, à plus forte raison, que dans le domaine spirituel, l’Homme ne peut atteindre la connaissance absolue et faire correspondre la réalité à ses spéculations. Ainsi, quel que soit son arsenal technique et méthodologique, l’Homme ne peut cerner absolument l’objet de sa science, car les deux types d’expérimentations matérielles et spirituelles contiennent des éléments d’ombre intangibles ou inaccessibles à l’esprit humain : ce que l’on sait est du domaine du fini et ce que l’on ne sait pas est de l’ordre de l’infini.

Plusieurs philosophes tels que Descartes et Kant ont appuyé l’idée selon laquelle, il existe des choses qui dépassent la perception de l’esprit humain. La causalité n’est en fait pas une relation de logique abstraite, purement mentale, c’est une relation expérimentale. Quand la causalité n’est pas appréciable, elle est de facto considérée comme inexistante, à moins de l’éprouver par l’expérience. C’est pourquoi la spiritualité devient inaccessible non seulement à l’expérience mais aussi à l’abstraction et à l’intelligence spéculative.

Plusieurs conclusions peuvent être tirées de la critique épistémologique (théorique) et axiologique (pratique) de la pensée khaldounienne. D’abord, l’esprit humain devient plus ouvert au dépassement des conditions de l’expérimentation permettant à la science de continuer d’avancer car, jamais le summum du savoir, ne pourra être atteint. Ensuite, ce que l’homme appelle « réalité », devient une simple possibilité parmi tant d’autres, ce qui élève l’horizon de l’humanité au-delà du monde matériel.


Références

 كتاب العبر وديوان المبتدأ والخبر– في أيام العرب و العجم و البربر – المقدمة –  دار القيروان للنشر– 2006 –

الثورة الخلدونية  – أبو يعرب (محمد الحبيب) المرزوقي  –

الخلدونية المحدثة – أبو يعرب (محمد الحبيب) المرزوقي  –

سلسلة قانون ابن خلدون في الانحطاط – أبو يعرب (محمد الحبيب) المرزوقي  –

فكر ابن خلدون  – العصبية والدولة – محمد عابد الجابري  –

‎التأزم السياسي عند العرب وسوسيولوجيا الإسلام – مكونات الحالة المزمنة  – محمد جابر الانصاري  –

ابن خلدون، محیر المواجع ومثیر الفواجع – أبو يعرب (محمد الحبيب) المرزوقي  –

ثورة الاسلام الثانية او في دلالة الاجتماع النظري الخلدوني  – أبو يعرب (محمد الحبيب) المرزوقي  –

غاية النكوص، مفهوم قرآني وانثروبولوجي خلدوني – أبو يعرب (محمد الحبيب) المرزوقي  –

– Les Prolégomènes – Ibn khaldoun – Traduction de Mac Guckin de Slane (1801-1878)

– La Pensée Sociologique d’Ibn Khaldoun – Abdelghani Megherbi

– Ibn Khaldoun – Naissance de l’Histoire du Tiers-Monde – Yves Lacoste

Articles :

 أين كتب ابن خلدون مقدّمته؟  ناصر الدين سعدوني  –

– La Théorie de la Civilisation d’Ibn Khaldūn est-elle universalisable ? Abdesselam Cheddadi

– La Sociologie du Pouvoir chez Ibn Khaldoun : une Lecture Wébérienne – Gilbert Achcar