Les Origines du Totalitarisme – Hannah Arendt (Partie 1/2)

Yanis AFIR

Hannah Arendt est une philosophe politique américaine, d’origine allemande. Elle fut profondément marquée par les tumultes qu’elle a vécus pendant sa jeunesse, qui ont forgé en elle la détermination de penser le monde. Ainsi, elle est l’auteur de nombreux essais et réflexions, souvent au centre de sulfureuses polémiques, suscitant tour à tour l’indignation, la fascination ou encore l’admiration ou le mépris. Elle ne laisse que rarement indifférent son lecteur. Le présent article se veut une immersion dans ce volumineux livre qui est une des principales oeuvres d’Hannah Arendt.

Le Totalitarisme est une forme de gouvernement tout à fait nouvelle qui aspire à la domination totale des individus et à la subordination de l’ensemble des aspects de la vie à l’autorité du régime. Les mouvements totalitaires sont apparus au début du XXe siècle en Europe, et à ce jour seuls deux régimes peuvent être proprement qualifiés de totalitaires : l’Allemagne nazie (1933-1945) et la Russie stalinienne (1930-1953).

Hannah Arendt entreprend l’étude des mouvements totalitaires en décortiquant tour à tour leur philosophie politique, leurs mécanismes organisationnels, leurs outils de propagande et leurs soubassements idéologiques. Bien plus vaste que ne laisse suggérer le titre, une grande partie des Origines du Totalitarisme est dédiée à l’étude de questions qui ont grandement influencé la politique européenne, ou des concepts politico-philosophiques qui ont bouleversé l’échelle des valeurs sociales et se sont avérés être les prémisses de la pensée totalitaire. C’est ainsi que les deux-tiers de l’oeuvre sont consacrés à l’étude de l’Antisémitisme et de l’Impérialisme. Nous ne pourrons malheureusement aborder ces derniers que brièvement, en tentant de mettre en exergue leurs aspects les plus importants. Nous consacrons l’essentiel de ces modestes lignes à l’étude de la dernière partie du livre, qui porte sur le Totalitarisme en lui-même.

Antisémitisme

Le début de l’ouvrage est consacré à l’étude de l’antisémitisme. Dès le départ, Arendt exprime son incompréhension vis-à-vis du fait que, de toutes les grandes questions politiques qui rythmaient les conflits européens, l’antisémitisme ait pris une telle ampleur, au point d’occuper une place centrale au milieu des vicissitudes continuelles. Elle va jusqu’à qualifier l’antisémitisme moderne d’« outrage à la raison ».

Pour tenter de comprendre l’antisémitisme, elle cherche à l’historiciser. Sans hésitation, elle rejette d’emblée les deux théories populaires auprès des intellectuels qui tentaient d’expliquer le phénomène : la première stipulant que les Juifs n’étaient que des bouc-émissaires choisis au hasard comme ennemi commun contre lequel il fallait mobiliser la foule ; la seconde proclamant qu’il existe un antisémitisme éternel et que, de tout temps, les Juifs ont dû subir une haine permanente. En effet, ces deux théories ne semblent être fondées sur aucun raisonnement scientifique. Au contraire, Arendt entreprend une démarche historique avec une analyse rationnelle des événements.

Elle fonde sa théorie sur un paradigme qu’elle emprunte à Tocqueville, qui nota avec beaucoup de perspicacité que, suite à la révolution française, le peuple français haïssait davantage les aristocrates lorsque ceux-ci étaient sur le point de perdre leur pouvoir qu’auparavant, lorsqu’ils le tenaient fermement. Pour cause, leur perte de pouvoir n’était pas accompagnée d’une baisse considérable de leur fortune, ils demeuraient riches. Or, tant que l’aristocratie détenait des pouvoirs de juridiction et jouait un rôle dans la gestion des affaires du pays, elle était non seulement tolérée, mais respectée ; tandis que lorsqu’elle perdit ses fonctions, elle devint aux yeux du peuple un parasite insolemment riche. En d’autres termes, la richesse sans fonction visible est beaucoup plus intolérable que l’oppression ou l’exploitation, car elle ne semble justifiée par aucune raison admissible. L’instinct rationnel tolère le pouvoir vrai dans la mesure où ce dernier a une certaine fonction, une certaine utilité ; la richesse sans pouvoir est ressentie comme outrageusement inutile et donc profondément indésirable.

De la même manière, Arendt explique que l’antisémitisme a atteint son paroxysme précisément lorsque les Juifs ont perdu leurs fonctions publiques et leur influence sur les hautes sphères de l’État, et se sont retrouvés avec rien d’autre que leur richesse. L’affaire Dreyfus a éclaté en France non sous le Second Empire, lorsque la communauté juive française était au sommet de sa prospérité, mais sous la Troisième République, lorsque les Juifs avaient pratiquement disparu des positions importantes. De même, l’antisémitisme autrichien n’a pas atteint son apogée sous le règne de François- Joseph, mais dans la République Autrichienne d’après guerre, alors qu’aucune autre communauté n’avait autant perdu en influence et en prestige de par la disparition des Habsbourg. Enfin, lorsque Hitler est arrivé au pouvoir, les Juifs avaient déjà perdu la majorité de leurs postes clés au sein du gouvernement.

À travers un récit sophistiqué, la politologue étudie la genèse des mouvements antisémites en Europe à chaque période historique. Lorsque naquirent les États-Nations sous la tutelle de monarques absolus aux XVIIe et XVIIIe siècles, quelques grandes familles juives commencèrent à émerger en Europe et à s’imposer comme acteurs politiques importants qui s’occupaient des finances de l’État et de la gestion des richesses des princes. Cette position ne cessera d’être renforcée, particulièrement durant la période de grands troubles qui suivit la révolution française et qui contraignit les gouvernements à avoir de plus en plus recours aux créanciers juifs pour financer leurs activités.

À cause de leur identification à l’État, les Juifs étaient ciblés par toutes sortes de groupes politiques pour lesquels l’antisémitisme n’était pas une cause indépendante en soi mais incorporée à une lutte générale contre les conditions d’antan. «L’antisémitisme moderne, celui des pays d’Europe centrale et occidentale, avait des causes politiques plutôt qu’économiques », conclut Arendt.

Cependant, la haine antisémite se déchaina lorsque la progression des Juifs dans les arcanes du pouvoir fut stoppée nette par l’ascension fulgurante de la bourgeoisie à la fin du XIXe siècle. On comprit alors que la symbiose qui unissait le gouvernement et la communauté juive reposait en grande partie sur l’indifférence de la bourgeoisie capitaliste à l’égard de la politique en général et des finances publiques en particulier. Lorsque cette dernière voulut subitement prendre part aux affaires de l’État, elle déposséda les familles juives de leur position privilégiée. Les Juifs se sont retrouvés privés de leurs fonctions au sein des États, privés de leur rôle de médiateur inter-européen privilégié, et dotés d’une richesse inutile aux yeux du peuple. Il en fallut très peu pour que les démagogues ignominieux se rendent compte de l’énorme potentiel de galvanisation qu’ils pouvaient tirer de la question juive. Quelques décennies suffirent pour que la haine soit attisée et qu’une machine infernale soit déclenchée.

Impérialisme, Prélude du Totalitarisme

La nécessité d’étudier l’impérialisme européen vient du fait que certains de ses aspects fondamentaux semblent si proches des phénomènes totalitaires du XXe siècle qu’il pourrait être considéré comme une étape préparatoire à ces derniers. Arendt situe la période impérialiste proprement dite entre 1884 et 1914, c’est-à-dire entre les conflits pour le contrôle de l’Afrique et la Première Guerre Mondiale.

L’évènement qui marqua le début de l’impérialisme fut l’émancipation politique de la bourgeoisie. En effet, la bourgeoisie s’était depuis longtemps imposée comme la classe dominante sur le plan économique mais n’avait jamais aspiré au pouvoir politique, qu’elle avait soigneusement laissé entre les mains de l’État. Cependant, la quête d’une croissance économique infinie, au coeur de l’idéologie bourgeoise, s’était vite heurtée aux limites géographiques et politiques de l’État-Nation. Lorsque cela arriva, la bourgeoisie entra en conflit avec l’État et prit part à la lutte pour le pouvoir. Elle voulait instrumentaliser ce dernier à son profit. En d’autres termes, la bourgeoisie s’est tournée vers la politique par nécessité économique.

La prise du pouvoir par la bourgeoisie marqua le début de l’impérialisme, avec un mot d’ordre redoutablement simple : l’expansion pour l’expansion. Puisque les États nationaux ne suffisaient plus à assouvir la soif mégalomaniaque des impérialistes, ils décidèrent d’aller à la conquête du monde ! « En moins de vingt ans, l’Empire britannique devait s’accroître de 12 millions de km2 et de 66 millions d’habitants, la nation française gagnait 9 millions de km2 et sa population 26 millions d’individus, les Allemands se taillaient un nouvel empire de 2,5 millions de km2 et de 13 millions d’indigènes et la Belgique, grâce à son roi, hérita de 2,3 millions de km2 et d’une population de 8,5 millions d’individus ».

La célèbre phrase du plus célèbre des impérialistes, Cecil Rhodes : « Si je le pouvais, j’annexerais les planètes », illustre à elle seule ce désir maladif d’expansion illimitée, élevée au rang de vocation suprême de l’État et placée au centre de la politique étrangère des nations.

La surproduction de capitaux a donné naissance à une imposante masse monétaire qui ne pouvait plus être investie à l’intérieur des frontières nationales et qui commençait à devenir dangereusement superflue. Les impérialistes ont dû donc exporter leur argent et investir massivement dans les pays lointains, ce qui pouvait se révéler fort hasardeux et dangereux. Pour garantir la sécurité de leurs investissements, il fallait également qu’ils exportent le pouvoir politique dans ces contrées. Ainsi, pour la première fois, ce n’était pas le pouvoir politique qui ouvrait des débouchées économiques via sa domination militaire mais l’inverse, le pouvoir suivait docilement le train de l’argent.

L’exportation de l’appareil de l’État signifiait avant tout l’exportation de ses instruments de violence : la police et l’armée ; sans pour autant associer l’ensemble des institutions qui permettaient le contrôle de ces derniers, qui se retrouvaient de facto les uniques représentants de l’ordre public. Ce point est crucial pour Arendt, car l’absence de contrôle laissait le champ libre à la bourgeoisie impérialiste pour réaliser ses rêves les plus fous. Dans les pays dotés de lois et de structures politiques et sociales, son éternel désir de créer de l’argent à partir de l’argent demeure vain, car l’argent doit parcourir le long chemin de l’investissement dans les circuits économiques pour engendrer plus d’argent. Cependant, ce rêve devenait subitement possible dans les pays conquis et faibles ; dans cet environnement où les lois économiques ne faisaient plus obstacles à la cupidité des classes dominantes, l’argent pouvait enfin engendrer de l’argent, parce que le pouvoir, au mépris total de toutes les lois – économiques et éthiques – pouvait s’approprier la richesse en toute impunité.

Bien plus qu’un acte politique isolé, la subordination du pouvoir à l’argent introduisit une idée nouvelle en pensée politique : toutes les doctrines philosophiques relatives à l’argent pouvaient à présent être appliquées au pouvoir. Arendt dévoile alors l’effroyable conclusion à laquelle étaient arrivés les impérialistes : « Seule l’accumulation illimitée du pouvoir était capable de susciter l’accumulation illimitée du capital. »

Les administrateurs des colonies ont rapidement formé une nouvelle classe politique dont l’influence ne cessa de croître. Leur statut de fonctionnaires de la violence faisait d’eux des borgnes qui ne pouvaient penser la politique qu’en termes de pouvoir et qui prétendaient que la puissance pure est l’essence de toute structure politique. À première vue, cela ne semble pas aberrant à l’orthodoxie politique, pour laquelle le pouvoir a toujours été l’objet de toutes les convoitises et la violence l’expression visible et l’ultima ratio de l’action politique. Pourtant, jamais auparavant n’avait-on considéré l’un ou l’autre comme le but conscient et suprême du corps politique. Le pouvoir laissé à lui-même ne peut qu’engendrer plus de pouvoir, et la violence administrée pour le pouvoir (et non pour la loi) ne peut être que destructrice, et ne s’arrête que lorsqu’il ne reste plus que l’auto-destruction.

Les concepts de pouvoir et d’expansion comme seuls contenus de la politique ravissaient au plus haut point les Bourgeois, ils correspondaient à leurs désirs les plus profonds et à la manière dont ils conduisaient leurs affaires privées. Ils réussissaient à imposer peu à peu leurs principes dans la conduite des affaires publiques.

Ainsi, Arendt considère que l’impérialisme n’est pas la dernière étape du capitalisme, comme le soutient une conception commune, mais plutôt la première étape de l’émancipation de la bourgeoisie et de sa domination politique. De surcroît, elle affirme que ces concepts ont déjà été théorisés, ou devrait-on dire prophétisés, trois siècles auparavant, par celui qu’elle qualifie de seul vrai philosophe de la bourgeoisie : Thomas Hobbes.

Dans son Léviathan, Hobbes expose sa théorie politique selon laquelle l’État ne se fonde pas sur une sorte de contrat social qui détermine les droits des individus et réglemente leurs intérêts privés par rapport aux affaires publiques, mais se fonde plutôt sur les intérêts individuels eux-mêmes. Il fut le seul grand penseur qui ait jamais tenté de tirer le bien public de l’intérêt privé et qui, dans l’intérêt du bien privé, a conçu et décrit un Commonwealth dont la fin ultime est l’accumulation de pouvoir.

Il n’y a pas un seul précepte bourgeois qui n’ait été anticipé par la philosophie de Hobbes. À son époque, il détectait déjà les traits de cette nouvelle classe qui mettrait plusieurs siècles à se développer pleinement. Il ne se souciait guère de spéculer sur l’aspect éthique de ces nouveaux principes, il se contentait d’en décrire les conséquences. La bourgeoisie se distingue non pas simplement comme une classe de propriétaires, mais avant tout par sa conception de la vie comme un processus d’enrichissement perpétuel, de l’argent comme une finalité en soi. Les concepts mêmes de la propriété et de la richesse s’en trouvent distordus, ils ne sont plus considérés comme les résultats de l’accumulation de capital mais comme son début ; la richesse devient un processus sans fin pour devenir encore plus riche.

Cette quête opiniâtre de richesses toujours plus grandes s’accompagne automatiquement d’une quête de pouvoir toujours plus grand, car seul le pouvoir peut garantir la richesse et seule l’acquisition d’un pouvoir plus grand garantit de consolider son pouvoir. In fine, cette image de guerre perpétuelle et d’obsession incessante du pouvoir n’est qu’une illustration du monde bourgeois, et l’homo homini lupus n’est qu’une personnification de la morale bourgeoise. L’homme hobbsien est un bourgeois par excellence.

« Bien que jamais reconnu officiellement, Hobbes fut le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce qu’il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir l’acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, dans la mesure où le processus d’accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes. Il avait deviné qu’une société qui s’était engagée sur la voie de l’acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un processus perpétuel de génération du pouvoir. Il sut même, par la seule puissance de son imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type d’homme capable de s’adapter à une telle société et à son corps politique tyrannique. Il devina que ce nouveau type humain devrait nécessairement idolâtrer le pouvoir lui-même, qu’il se flatterait d’être traité d’animal assoiffé de pouvoir, alors qu’en fait la société le contraindrait à se démettre de toutes ses forces naturelles, vertus et vices, pour faire de lui ce pauvre type qui n’a même pas le droit de s’élever contre la tyrannie et qui, loin de lutter pour le pouvoir, se soumet à n’importe quel gouvernement en place et ne bronche même pas quand son meilleur ami tombe, victime innocente, sous le coup d’une incompréhensible raison d’État. »

Quelques décennies plus tard, cette nouvelle philosophie du pouvoir absolu servira d’amorce à la pensée totalitaire ; cette dernière s’en servira pour déduire que tout homme qui ne sert pas et ne se conforme pas à la machine dont la seule vocation est la génération et l’accumulation infinie de pouvoir est une nuisance dangereuse ; d’où la naissance du désir vicieux d’une domination totale de la condition humaine.

Racisme, Tribalisme et Impérialisme Continental

Le racisme est omniprésent dans la pensée européenne, bien que son origine et ses motivations ne soient pas les mêmes dans tous les pays. En Allemagne en particulier, le racisme a pris naissance après la défaite de l’armée prussienne contre Napoléon, la pensée raciale allemande a été créée dans le but d’unir le peuple contre la domination étrangère. Ce racisme était si étroitement lié aux sentiments nationaux qu’il était difficile de le distinguer du « simple » nationalisme.

Le racisme a été récupéré et métamorphosé par un mouvement politique : l’impérialisme continental, qui donna plus tard les « mouvements annexionnistes » pan-ethniques. L’impérialisme continental est né en réaction à l’impérialisme des pays de l’Europe occidentale, il obéissait au même précepte d’expansion, mais cette fois-ci à l’intérieur du continent européen même. Les nations d’Europe centrale et orientale, qui n’avaient pas de possessions coloniales et peu d’espoir d’expansion à l’étranger, avaient décidé qu’elles avaient le même droit de s’étendre que les autres peuples et que si on ne leur accordait pas cette possibilité à l’étranger, elles le feraient en Europe.

Curieusement, très peu d’attention a été accordée à ce mouvement par rapport à l’impérialisme européen d’outremer ; pourtant, d’après Arendt, le Nazisme et le Bolchévisme doivent plus au pan-germanisme et au pan-slavisme respectivement qu’à toute autre idéologie.

Si l’impérialisme continental partage avec l’impérialisme d’outre-mer son mépris pour l’étroitesse de l’État-Nation, il s’en distingue fondamentalement par ses motivations profondes. Loin de reposer sur une logique économique, son désir d’expansion reposait sur ce que Arendt appelle une « conscience tribale élargie » , dont le but était de réunir sous le même drapeau les gens appartenant aux mêmes ethnies. C’est ainsi que l’impérialisme continental s’est confondu avec le pan-ethnisme.

La conscience tribale élargie donna à l’impérialisme continental une affinité très étroite pour les concepts raciaux. Contrairement à son alter d’outre-mer, ce n’étaient pas les hommes d’affaire qui pilotaient le mouvement mais plutôt des politiciens classiques, des intellectuels et des académiciens. En conséquence, le socle idéologique sur lequel s’articulaient les revendications politiques ne cessait de se développer, et de se radicaliser. Le nationalisme tribal a peu à peu acquis un attrait émotionnel mystique qui lui conférait un caractère ésotérique, transcendant en profondeur tout ce qui a été connu jusque-là comme chauvinisme radical.

Même un nationalisme intégral, tel que celui de Maurras ou Barres, aussi extrême puisse-t-il être, avec sa glorification romantique du passé et son culte morbide des morts, n’est jamais allé au point de stipuler que les hommes d’origine française, nés et élevés dans un autre pays, sans aucune connaissance de la langue ou de la culture française, seraient des « Français-nés » grâce à des qualités mystérieuses du corps ou de l’âme. Le nationalisme tribal a pourtant franchi ce pas et a identifié la nationalité à l’essence même des individus.

Le chauvinisme classique est extraverti, soucieux des réalisations matérielles et spirituelles visibles de la nation ; tandis que le nationalisme tribal se concentre sur l’âme de l’individu, qui est considérée comme l’incarnation des qualités nationales générales. Il prétend que son peuple est unique, supérieur, incompatible avec la cohabitation avec le reste de l’humanité ; il nie théoriquement la possibilité même d’une humanité commune. Les théoriciens des mouvements annexionnistes pan-ethniques n’étaient plus seulement des intellectuels mais des chamans, qui invoquaient l’Histoire non comme argument pour leur thèse mais comme un totem qui symbolisait leur grandeur. Une aura de sainteté couvrait ces peuples élus, il suffisait d’évoquer la Sainte Russie ou le Saint Empire Germano-Romain pour susciter toutes sortes de passions.

On ne mit pas longtemps pour constater que le nationalisme tribal se révélait être une excellente arme politique pour exalter les foules. Il sera directement hérité par les régimes totalitaires et mis à leur service.

Totalitarisme

Les Masses, Substratum du Totalitarisme :

Arendt emploie le terme de masses pour désigner l’ensemble des individus neutres et politiquement indifférents. Ils ne sont intégrés dans aucun parti ou aucune forme d’organisation et ne se rendent presque jamais aux urnes. Ils n’ont ni la conscience de l’intérêt commun ni la conscience de classe qui s’exprime dans des objectifs déterminés, limités et réalisables. Ils existent virtuellement dans tous les pays. Les mouvements totalitaires ne sont possibles que là où il existe des masses en nombres suffisants.

Les Nazis et les Bolchéviques recrutèrent un bon nombre de leurs adhérents parmi ces individus « politiquement vierges » que tous les autres partis avaient abandonnés parce qu’ils les considéraient trop apathiques ou trop inconscients à leur goût. Ils n’étaient pas « souillés » par le système des partis et se plaçaient en dehors de la sphère politique classique ; ils étaient en conséquence machinalement réfractaires aux arguments des antagonistes et, une fois endoctrinés, il était quasi-impossible de les faire douter de leurs convictions. Ils étaient des proies idéales pour la propagande.

Le pouvoir de fasciner les masses est une caractéristique fondamentale des leaders des régimes totalitaires. Ni Hitler ni Staline n’auraient pu asseoir leur domination et survivre aux attaques externes et aux complots internes s’ils n’avaient eu cet incroyable effet sur les masses.

Le succès des mouvements totalitaires auprès des masses démystifia entièrement les illusions soporifiques sur lesquelles reposaient les systèmes politiques dans les pays occidentaux en général et les États-Nations européens en particulier. On se plaisait à croire que le gouvernement représentait la majorité du peuple et que chaque individu sympathisait avec l’un ou l’autre des courants politiques existant ; or, les mouvements totalitaires démontrèrent que les masses politiquement indifférentes pouvaient facilement être majoritaires, et qu’une démocratie pouvait donc fonctionner selon des règles qui ne sont activement reconnues que par une minorité. De plus, l’élite politique s’accordait sur un mépris unanime pour ces masses, qu’on pensait sans importance, qu’elles ne constituaient rien de plus qu’un cadre inarticulé de la vie politique. Là encore, les mouvements totalitaires démontrèrent que le gouvernement démocratique reposait autant sur le dynamisme des forces politiques que sur l’approbation silencieuse de ces masses.

D’après Arendt, l’origine des masses remonte à l’effondrement du système de classes sociales en Europe. En effet, les libertés démocratiques, fondées sur l’égalité de tous les citoyens devant la loi, n’acquièrent leur sens et ne fonctionnent correctement qu’à condition que les citoyens appartiennent à des groupes qui les représentent et défendent leurs intérêts. Or, l’histoire tumultueuse de l’Allemagne a détruit le système de classes ; de même, la Russie avait d’immenses populations rurales sans une quelconque forme d’organisation ou de stratification sociale.

Les masses sont nées des fragments d’une société hautement atomisée dont la structure concurrentielle et le démembrement des individus n’avaient été neutralisés que par l’appartenance à une classe. Ainsi, la principale caractéristique de l’homme de masse est son isolement et son déficit en relations sociales normales. L’atomisation sociale est une condition sine qua non du totalitarisme.

La dépendance des mouvements totalitaires de la présence de masses individualisées à l’extrême est parfaitement illustrée en Russie, où, pour transformer le pouvoir révolutionnaire de Lénine en un régime totalitaire, Staline dut d’abord recréer artificiellement une société atomisée.

Lorsque Lénine déclarait à propos de la Russie que nulle part ailleurs il n’aurait été plus facile de prendre le pouvoir et plus difficile de le garder, il était conscient des conditions sociales anarchiques qui régnaient dans le pays et qui favorisaient des changements soudains. Bafouant complètement ses propres préceptes idéologiques, il mit en avant toutes les différenciations sociales et professionnelles susceptibles de structurer la population ; il introduisit des traits distinctifs en organisant, et parfois en inventant, autant de nationalités que possible, en accentuant la conscience des différences historiques et culturelles, même parmi les tribus les plus primitives de l’Union soviétique. Il était si convaincu que le salut de la Révolution résidait dans cette structuration qu’il toléra même l’émergence d’une timide classe moyenne.

Il est évident que Lénine n’a pas agi à partir de ses convictions marxistes mais a suivi son instinct politique. Il était plus effrayé par l’absence de structures sociales que par de possibles tendances centrifuges dans les nationalités nouvellement émancipées ou même par la croissance d’une nouvelle bourgeoisie.

Selon Arendt, Lénine avait instinctivement pressenti le danger qui pouvait émaner d’une telle société atomisée. Et l’Histoire lui donnera raison, puisque quelques années plus tard, ce sont les structures qu’ils a mises en place qui se dressèrent sur le chemin de Staline dans sa quête de pouvoir totalitaire. Afin de réaliser ses plans, il devait liquider et se débarrasser de toutes ces nuisances ; et pour s’y prendre il allait user de la terreur.

Il commença par liquider les représentants des différentes nationalités soviétiques et imposa une russification générale de l’union. Il s’attaqua ensuite aux classes sociales, à savoir les paysans et la petite classe moyenne qui commençait à se former. Les paysans particulièrement, du fait de leur grand nombre, subirent la terreur et la famine et étaient dépossédés de leurs terres. Cette liquidation s’acheva au début des années trente, lorsque ceux qui avaient échappé à la mort et aux déportations n’étaient plus enclins à résister. Ils avaient réalisé que leur sort ne dépendait plus de leurs semblables, le groupe auquel ils appartenaient ne pouvait leur être d’aucun secours. Pour cause, lors des purges, on ne se contentait pas de condamner arbitrairement des individus, on s’en prenait également à leurs familles, à leurs collègues et à leurs amis. Ce principe de culpabilité par association eut pour conséquence d’anéantir les liens sociaux entre les personnes. Lorsque quelqu’un était pris, ses anciens amis passaient immédiatement du côté des bourreaux et se transformaient en ennemis acharnés, espérant sauver leur propre peau. Dénoncer leur camarade était pour eux le seul moyen de prouver leur propre loyauté.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ces liquidations n’engendraient pas l’hostilité des victimes envers le pouvoir ; au contraire, elles assuraient une loyauté totale, inconditionnelle et inaltérable du membre individuel pour le régime totalitaire. Staline avait tout bonnement compris que l’on pouvait venir au bout de n’importe quelle structure ou classe sociale pour peu que l’on élimine un nombre suffisant de ses membres. Il poursuivit ses compagnes sanglantes et liquida tour à tour les travailleurs, la bureaucratie et l’appareil du Parti, puis enfin l’aristocratie militaire soviétique, celle-là même qui l’avait aidé dans ses précédentes entreprises.

L’Alliance Temporaire avec l’Élite :

Bien plus terrifiant que l’effet des mouvements totalitaires sur les masses, l’attrait qu’ils ont exercé sur les élites demeure une énigme.

Un nombre considérable d’intellectuels soutenaient ouvertement les mouvements totalitaires et contribuaient à leur ascension. En cause, Arendt incrimine l’atmosphère culturelle caustique qui régnait en Europe à ce moment- là. Les intellectuels marquaient leur insatisfaction du monde moderne et leur dégout des standards moraux hypocrites de la bourgeoisie.

On était loin de la « transformation des valeurs » de Nietzsche, de la « réorganisation de la vie politique » de Sorel, de la « résurrection de l’authenticité humaine » de Bakounine, ou encore de « l’amour passionné de la vie dans la pureté des aventures exotiques » de Rimbaud ; les élites du début du XXe siècle étaient absorbées par le désir de voir la ruine de ce monde de fausse sécurité et de fausse culture. La destruction et le chaos sont devenus les valeurs suprêmes.

Cette élite qui avait applaudi la Première Guerre Mondiale, cédant à la propagande chauviniste, est allée à la guerre avec l’espoir exultant que toute la culture et la texture de la vie elle-même allaient tomber. Elle demeurait nostalgique de la guerre, et continuait de voir en elle le symbole de sa passion pour l’égalité et la justice, « la grande égalisatrice », seule capable de donner naissance à un nouvel ordre mondial.

Les instincts antihumanistes, antilibéraux, antiindividualistes et anticulturels de l’élite se sont greffés sur le discours pompeux des impérialistes, pour qui une lutte de tous contre tous est la loi de l’univers, et pour qui la domination est une nécessité psychologique avant d’être un projet politique. Ils étaient satisfaits d’une partisanerie aveugle de tout ce que la société prétendue respectable avait condamné. Ils élevaient la cruauté au rang de vertu précisément parce qu’elle contredisait l’hypocrisie humanitaire de la société. L’alliance temporaire entre l’élite et la pègre reposait sur la volupté avec laquelle la première regardait la seconde détruire la respectabilité.

Ce qui les attirait ce n’était pas la terreur employée comme moyen pour atteindre des buts donnés, mais la terreur comme philosophie à travers laquelle la frustration et la haine aveugle étaient extériorisées. Sous la plume des intellectuels, la terreur était élevée au rang d’expressionnisme politique pour ceux qui cherchaient à imposer la reconnaissance de leur existence aux couches « normales » de la société.

Étrangement, les écrivains et les artistes ont continué à être fascinés par les mouvements totalitaires même lorsque ces derniers se retournèrent contre eux. Que l’on ne s’y trompe pas, l’initiative intellectuelle, spirituelle ou artistique est plus dangereuse pour le totalitarisme que la simple opposition politique. La domination totale ne permet pas la libre initiative. Les mouvements totalitaires ne tardèrent pas à liquider une grande partie de cette élite qui les avait soutenus.

La Propagande Totalitaire :

Les masses doivent être gagnées par la propagande tant que le mouvement totalitaire reste soumis à la pression du monde extérieur et qu’il n’est pas encore en possession du contrôle absolu. Pourtant, il ne faut pas surestimer l’importance de la propagande dans le système totalitaire ; même si c’est un élément important de la guerre psychologique, elle demeure une étape transitoire et préparatoire, qui laisse rapidement place à la terreur. La propagande est un instrument du totalitarisme pour traiter avec le monde non totalitaire ; la terreur, en revanche, est l’essence même du mouvement.

Les Nazis particulièrement sont devenus maîtres dans le maniement de la propagande couplée à la terreur. Ils ont toujours admis publiquement leurs crimes politiques et ils se servirent de cela pour faire comprendre aux Allemands que les Nazis étaient devenus plus forts que le gouvernement, qu’il était plus sûr de s’aligner de leur côté que de celui de la République. En cela, ils imitèrent quelque peu les gangsters américains ; et leur propagande s’inspirait, de leur propre aveu, beaucoup des méthodes employées par les campagnes publicitaires américaines de l’époque. Néanmoins, la propagande totalitaire se distingue radicalement des autres formes de propagande en ce qu’elle s’appuie essentiellement sur des « prophéties » , énoncées par le mouvement, dont les fondements étaient constamment soumis à des pseudo-démonstrations scientifiques.

« La propagande totalitaire a élevé la scientificité idéologique et sa technique prédictive à un degré inconnu d’efficacité dans la méthode et d’absurdité dans le contenu. En effet, d’un point de vue démagogique, il n’est pas de meilleur moyen d’éviter la discussion que de déconnecter un argument du contrôle du présent et de dire que seul l’avenir peut en révéler les mérites. »

La propagande fait passer le Leader totalitaire pour un simple agent d’interprétation des forces supérieures qui guident ce monde, si bien qu’il en devient infaillible, il ne peut jamais se tromper. Ses projets politiques étant énoncés comme des prophéties, il utilise ces dernières comme alibi rétrospectif une fois son plan mis en place.

La propagande cultive délibérément le mystère. Ce n’est pas par hasard que les thèmes récurrents impliquaient souvent d’étranges conspirations fomentées par les Trotskistes, les Juifs ou encore les services secrets britanniques. Les propagandistes avaient compris que les masses sont plus absorbées par la curiosité que par la peur. Pendant longtemps Les Protocoles des Sages de Sion était le deuxième livre le plus lu en Allemagne, derrière Mein Kampf. Les Nazis eux-mêmes ne restaient jamais bien loin des formules du livre, même le célèbre slogan d’Hitler « Est juste ce qui est bon pour le peuple allemand » a été copié à partir des Protocoles « Tout ce qui est bénéfique pour le peuple juif est moralement juste et sacré ».

L’efficacité de ce type de discours démontre que les masses ne croient plus en ce qui est visible, à la réalité de leur propre expérience ; elles font plus confiance à leur imagination qu’à leurs sens. Elles se laissent facilement convaincre par tout ce qui paraît universel et cohérent, peu importe les faits en eux-mêmes, vrais ou inventés, seule importe la cohérence du système dont ils font vraisemblablement partie.

« Ce que les masses refusent de reconnaître, c’est le caractère fortuit dans lequel baigne la réalité. Elles sont prédisposées à toutes les idéologies parce que celles-ci expliquent les faits comme étant de simples exemples de lois et éliminent les coïncidences en inventant un pouvoir suprême et universel qui est censé être à l’origine de tous les accidents. La propagande totalitaire fleurit dans cette fuite de la réalité vers la fiction, de la coïncidence vers la cohérence. »

En d’autres termes, les masses sont obsédées par le désir d’échapper à cette réalité incompréhensible et imprévisible. Leur évasion est un jugement contre ce monde dans lequel elles sont forcées de vivre sans se sentir pour autant exister, car elles ne peuvent rien contre ses aléas chaotiques.

Dans ce monde incompréhensible et en constante évolution, les masses en étaient arrivées au point où elles croyaient en même temps à tout et à rien, elles pensaient que tout était possible et que rien n’était vrai. Les démagogues ont fondé leur propagande sur l’hypothèse psychologique correcte que, dans de telles conditions, on pourrait faire croire aux gens les déclarations les plus fantastiques un jour, et que si le lendemain on leur donnait une preuve irréfutable de la supercherie, ils se réfugieraient dans un cynisme sinistre. Au lieu de déserter les dirigeants qui leur avaient menti, ils rétorqueraient qu’ils savaient depuis le début que la déclaration était un mensonge et admiraient les dirigeants pour leur intelligence tactique supérieure.

La révolte des masses contre le réalisme et le bon sens est le résultat de leur atomisation. Dans leur situation d’itinérance spirituelle et sociale, elles perdaient toutes notions de l’arbitraire et du planifié, de l’accidentel et du nécessaire. La propagande totalitaire ne peut insulter l’entendement que lorsque l’entendement a perdu toute validité. Devant l’alternative de faire face à l’incertitude réaliste ou de s’incliner devant la cohérence fictive la plus fantastique d’une idéologie, les masses atomisées choisiront non seulement toujours cette dernière, mais seront prêtes à y sacrifier autant que nécessaire. Elles ne le font pas par crédulité ou mauvaiseté, mais parce que cette évasion est leur unique moyen d’exister. Ce n’est qu’en intégrant le mouvement totalitaire que l’homme de masse devient quelque peu «respectable ».

Le socle idéologique sur lequel reposait la propagande totalitaire était rarement nouveau. Elle se contentait d’instrumentaliser des doctrines déjà populaires parmi lesquelles étaient soigneusement choisies celles qui pouvaient être aisément incorporées dans le monde entièrement fictif. Les propagandistes appliquaient le principe décrit par Heiden : « La propagande n’est pas l’art de répandre une opinion parmi les masses. En fait, c’est l’art d’emprunter une opinion aux masses. »

Néanmoins, leur plus grande réussite a été d’aller plus loin que n’importe qui dans la réalisation de leur monde fictif : ils incorporèrent ce dernier à la réalité. Les Nazis n’ont nullement inventé la propagande antisémite, et étaient loin d’être les seuls à la pratiquer, cependant ils introduisirent une nouveauté qui a été d’exiger pour quiconque voulant adhérer au parti de prouver qu’il est de descendance non juive, et plus le rang était élevé dans la hiérarchie nazie, plus il fallait remonter loin dans l’arbre généalogique. Les Bolcheviques utilisèrent un stratagème similaire en distinguant parmi leurs militants les « prolétaires-nés » des autres origines de classes honteuses.

Ce ne sont pas là des caprices d’idéologues fanatiques mais bel et bien d’une arme redoutable au service du mouvement. Une fois que les slogans de la propagande prennent part intégralement dans l’organisation elle-même, ils deviennent une nouvelle réalité ; non une Realität, immédiate et amorphe, mais ce que Hegel appelle une Wirklichkeit, une réalité effective, concrète et fonctionnelle.

L’idéologie se trouve ainsi émancipée, elle n’a plus besoin de théorisation ou de preuve scientifique, elle se réalise au sein même de l’organisation, devant les yeux de ses membres, pour qui il aurait été très « irréaliste » de la remettre en question.

La suite au prochain numéro…