Le Travail Intellectuel – Jean Guitton

Nazih Mohamed Zakari KOUIDRAT


Il est proposé aux lecteurs une immersion dans l’oeuvre de Jean Guitton, intitulée « Le travail intellectuel », à travers un recueil non exhaustif d’idées tirées de cette dernière.

Bien que ne prétendant pas être complet ou entier, cet ouvrage est susceptible d’intéresser les étudiants ou toute personne ayant toujours le souci de lire, d’écrire et de penser.


Le travail artiste et spirituel

En tentant de se remémorer les expériences pédagogiques de notre enfance, il est fort à parier qu’un sentiment d’insatisfaction nous envahisse.
Ce sentiment ainsi que sa cause sont indispensables à la construction de l’esprit des individus. Le maître nous donne ce qu’il a, nous stimule par ce qu’il n’a pas et toutes ses adresses et maladresses nous font osciller entre les postions d’élève et de maître de nous-mêmes.

Le rôle de la pédagogie scolaire est d’apprendre à l’enfant des conduites à tenir systématisées, ordonnées pour organiser son travail, autrement dit, le contraire de la désinvolture du travail artistique. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce procédé est incontournable au plus jeune âge. En effet, avant que l’enfant ne puisse développer ses idées, le meilleur moyen de l’aider est de nourrir sa mémoire par un beau vocable, même incompris de lui, car il lui servira de façon sporadique plus tard de substrat pour créer du sens. Il n’y a pas de pensée sans langage. Alors si l’enfant fuit les exercices de dissertation, c’est qu’il a besoin que son vocable soit enrichi ! C’est ainsi que s’épanouira sa pensée. Cela fait drôle de savoir qu’apprendre sans comprendre est si important, n’est-ce pas ? Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici des enfants !

De manière générale, connaitre les règles est indispensable aux débuts et, inversement, leur parfaite maîtrise permettra plus tard de les outrepasser, pour se délecter du plaisir du travail artistique.

Plus grand, l’enfant doit connaitre d’autres manières de travailler, par exemple le travail de groupe. Cette méthode apprend aux enfants à canaliser leur fierté vers un centre d’intérêt commun, passant de l’intérêt personnel vers le général pour goûter le plaisir d’être au service des autres, loin de tout sentiment de supériorité qui isole et angoisse. En raison du manque de ressources, de temps et de l’inorganisation du travail intellectuel, un étudiant ayant du temps libre est devenu un phénomène rare et beaucoup de potentialités se gâtent et se dissipent. De là jaillit une seconde vertu du travail de groupe qui est celle du partage qui ne divise pas mais multiplie les connaissances. A travers la constitution de séminaires, de rencontres, de salons, tout le monde peut bénéficier de l’apport des connaissances d’autrui. Quel plaisir d’avoir à ses côtés un esprit perspicace qui vous contredit !


Mais, en quoi consiste l’effort intellectuel ?

« En vérité, ce qui seul mériterait d’arrêter l’attention, c’est le fait éclairé par une idée ; c’est l’idée incarnée dans un fait. »

L’idée, tantôt par son comportement volatile et insaisissable, s’abrite dans un détail, un fait pour leur donner du relief et de la consistance, et tantôt par son caractère pudique, reste à l’état latent, sporulé jusqu’à ce qu’un élément extérieur vient l’extraire de sa loge pour s’habiller de son sens. « Ces deux mouvements de montée et de descente sont la respiration de l’intelligence ». Aussi, chaque vide extérieur rempli par un élément intérieur du soi, relèverait du génie, « c’est le moi substitué à la chose ».

D’un autre point de vue, toute apparence de continuité cache, derrière les transitions, toute la puissance artistique de son créateur. Son doigté habite les zones de transformation où les choses deviennent autre chose que ce qu’elles étaient, sans éveiller de soupçons. L’effort intellectuel est cette tentative de dislocation des dogmes dans les sutures pour dévisager les beautés de la création. Naturellement, du moment où il n’est pas possible « d’enseigner à voir », l’on n’est pas très avancé en connaissant ces notions. Au demeurant, il reste toujours possible de tenter d’orienter son regard afin que « l’esprit vous visite ».

Il y a lieu de relever par ailleurs le phénomène de scission permanente entre l’intelligence et la spiritualité, la technique et l’esprit. Adoptant le tempérament de l’esclave, l’homme sépare de nos jours entre ses obligations de travail et les moments d’allégresse, de bien-être et de liberté, alors que l’effort intellectuel est l’activité qui fait irradier les sentiments de liberté les plus purs et les plus addictifs. Cet effort se transposerait à un brave agriculteur semant des graines lilliputiennes qui nourriront plus tard les hommes de la terre et les oiseaux du ciel.

Il semble également intéressant de souligner l’idée communément admise selon laquelle seules les matières scientifiques garantissent le développement intellectuel des jeunes, et que le droit, même reporté après le baccalauréat, reste futile en dépit de son rôle formateur en terme de jugement et de justice : « Si les Français manquent du sens civique, cela tient peut-être à ce que nul ne leur a jamais dit au premier âge ce que
c’était que le Droit. »


La lecture comme enrichissement de soi

Le livre nous offre une expérience unique qui est celle de pénétrer l’intimité de l’esprit d’autrui, à travers les détails les plus infimes de son expérience, chose qui est impossible en pratique avec toutes les barrières du langage parlé comme la nécessité d’être concis et autres pudeurs. Il permet aussi de plonger dans des époques et milieux sociaux différents et en découvrir les traditions et les moeurs pour mieux comprendre le monde qui nous entoure.

Ainsi, comme disait Bergson, si dans un ouvrage de 200 pages on retrouve 10 d’instructives, il faut exprimer sa gratitude à l’auteur et oublier le reste des pages. Les pensées de génie sont toujours mêlées à des pensées moins belles. Le bon est nécessaire, le mauvais est indispensable et la critique est inévitable :

« Celui qui a mesuré l’écart qui existe entre l’incertitude du manuscrit et la certitude à jamais fixée du livre confié aux presses et vraiment livré aux méchants et aux bons, celui-là sent de la pitié pour les livres et il pardonne beaucoup. »

En clair, et sans aucune allusion, nous sommes en train de solliciter votre indulgence vis-à-vis de cet article…


La préparation du travail

« Ne tolère ni de demi-travail ni de demi-repos. Donne-toi tout entier ou détends-toi absolument. Qu’il n’y ait jamais en toi de mélange des genres ! »

La première étape de tout travail est celle de la connaissance de soi, qui permettra de dégager une méthode de travail propre à chacun. Le procédé est enfantin ; il faut simplement essayer de se remémorer toutes les étapes et phases de ses anciennes activités et les faire passer au peigne fin. Une multitude d’éléments de réponse peut être dégagée après analyse tels que les moments de la journée ou de la semaine où l’on est le plus productif. Ceci implique par voie de conséquence la nécessité de respecter les instants de recueillement de notre intelligence. Afin de ménager les indispositions de l’esprit, qui représente la qualité et la mobilisation de l’attention sur un objet précis, il faut parfois savoir négliger. Renoncer au parfait pour y revenir plus tard, car le plus souvent, la meilleure chose qu’on puisse faire pour avancer sur un travail ou améliorer un texte est d’aller dormir. De la sorte, il nous sera possible d’apprécier pleinement les plaisirs à la fois de l’effort et du repos.


La mise en ordre de nos pensées

Le monstre : « Attendre l’inspiration est une opération vaine. Le devoir est de prendre de la matière et de se salir ». Pascal avait pour habitude de prendre note de tous ses éclairs de génie (piste, idée), qui, en s’agençant, créaient une masse amorphe et résistante… « un monstre ».

La raison en est qu’il demeure toujours plus facile de changer, reformuler ou de réorganiser un agrégat difficilement malléable que de commencer à partir d’une page blanche. Commencer est le plus difficile. Pourquoi diable ne nous a-t-on jamais enseigné comment commencer ?

« Prenez des notes tous les jours, dit Max Jacob. Si j’avais écrit le journal de ma vie au jour le jour, j’aurais aujourd’hui le dictionnaire Larousse. Un mot écouté, et voilà toute une atmosphère reconstituée ! ».

De plus, le passé qu’on croit non modifiable car révolu, avec un recul de quelques années, il apparait plus modelable grâce au mûrissement de notre regard et les empreintes laissées par les expériences, et de la sorte, les notes ou les idées les plus insignifiantes peuvent se métamorphoser en pensée. Donner une forme au monstre, implique de lui donner un agencement logique, cela dit, il parait important de garder à l’esprit que, quel que soit l’ordre choisi, il pourra toujours être raisonnablement justifié, inutile de s’attarder à chercher le parfait au début.

La doctrine du paragraphe ; l’allusion et l’argumentation : Ecrire permet d’envelopper sa pensée, l’empêcher de se dissiper en accompagnant son itinéraire avec sa plume. Ecrire aide à mobiliser et à concentrer sa pensée pour pouvoir accoucher de ce qui est intérieurement enfoui. Ecrire, c’est donner vie.

Le paragraphe est l’interstice où notre pensée s’épanouit. Afin de la traduire clairement, on peut soit la fractionner, soit développer les déductions qu’elle implique ou les inductions qui la subsument, en suivant cette règle simple :

« On l’annonce ; on la développe ; enfin on la résume d’un trait. Puis on passe à une autre idée. Et mes élèves jadis avaient mis ces préceptes en chanson. On dit qu’on va la dire, On l’a dit, On dit qu’on l’a dit. »

La pensée peut également être exprimée d’une part par des allusions qui permettent d’économiser sa science et son encre, et de ce fait, stimuler la réflexion du lecteur qui est couvert d’un sentiment de gratification à chaque fois qu’il réussit à les déchiffrer… D’autre part, l’argumentation, au contraire, permet d’étaler sa pensée et laisser sa science diffuser pour qu’elle épouse tous les contours de l’esprit du lecteur, qui n’en sera que plus captivé et son adhésion à l’idée défendue que plus aisée.

L’écriture et le style : Il est usuellement accepté que plus le style est obscur et les mots compliqués, plus l’écriture est belle. C’est clair qu’un texte alambiqué crée un effet envoutant sur le lecteur, mais ce n’est jamais une garantie de l’élévation des sens. En revanche, beaucoup des textes les plus beaux, les plus lourds de sens, sont formés des mots les plus simples ; les lire c’est assister à un orage. Au moment où nos sens sont d’abord occupés par le froid et la pluie, le tonnerre frappe et altère notre léthargie par son omniprésence avant que vienne l’éclair pour illuminer notre égarement.

Pour avoir une idée du style artiste, c’est cette abstraction inerte en apparence, qui peut agir et stimuler vos ganglions nerveux. Une relation psychosomatique de plaisir :

« Mais, autour de chacune des créations qui sont finies, l’artiste, comme la nature, laisse une image de l’indéfini ; dans la couleur, cela s’obtient par le halo, par l’estompe, par une certaine indécision volontaire du dessin ; dans la poésie, par les mots purs et vagues ; dans la parole, par les regards et les silences ; dans le style par l’allusion, par les formes du conditionnel, par les adoucissements de l’affirmation ».


Conclusion

Le travail intellectuel nous impose à la fois de combattre la dispersion par une concentration maximale de nos efforts et de notre attention, et de transcender notre activité, se mettre au-dessus d’elle, pour passer de l’attention particulière vers la vision panoramique de l’aigle :

« Les instituteurs, comme les prêtres, sont si acharnés, quand ils veulent apprendre, qu’ils sont souvent possédés par ce qu’ils savent, plus qu’ils ne le possèdent et le régentent. »

Il serait intéressant de garder à l’esprit que le succès immédiat est rarement un signe positif de l’oeuvre, car il la prive du privilège d’avoir plusieurs significations.

Combien de fois s’est-on demandé à quoi pouvait servir telle matière ou tel module inutile ? Son utilité est le travail de l’esprit. Chaque instant passé dans une concentration pure, un effort sincère, chaque neurone stimulé, chaque synapse créée dans la recherche de réponse, hors du profit du résultat, héberge sa récompense en lui-même. Même si le résultat est infructueux, chaque minute passée, le soleil de l’effort a éclairé un coin de notre être, et cette lumière rejaillira un autre jour, autrement, dans d’autres cieux pour éclairer une autre âme.

Une dernière remarque :

« Ce sont des échafaudages nécessaires qu’il faut toujours avoir à l’esprit et toujours oublier. »