La Révolte d’un Peuple Frantz Fanon – L’An V de la Révolution Algérienne

Nabil GUERBOUKHA

Nous somme en juillet 59, le peuple algérien, en ébullition permanente depuis le début de la guerre de libération, se considère d’ores et déjà libéré de la colonisation française. Il est convaincu de l’idée que rien ne sera plus comme avant et nul ne pourra désormais arrêter son chemin vers l’indépendance. Désormais, il est impossible pour le colonialisme de maintenir l’image qu’il avait de l’Algérien ni même l’image dépréciée que l’Algérien avait de lui-même. Il n’a donc plus d’autre choix que d’abdiquer devant cette réalité et reconnaitre l’Algérie indépendante. 

Introduction

Ce qui était, il y’a quelques années, irréalisable voire inimaginable semble désormais comme une évidence. Cela nous pousse à s’interroger sur les raisons de cette métamorphose brutale en ce court laps de temps sur le plan de la conscience populaire. Que s’est-il passé ? Qu’a fait donc la Révolution ? Qu’est-ce-qui a vraiment changé au sein de la société algérienne ? 

Pour répondre à ces interrogations, Frantz Fanon, intellectuel, psychiatre et militant antillais de la cause algérienne, nous parle, dans son livre « L’an V de la Révolution », des mutations essentielles et profondes de la conscience du colonisé, dans sa perception qu’il a du colonisateur et dans sa situation d’homme dans le monde. Il retrace à travers des analyses psychosociologiques les principaux changements apparents ainsi que les changements minimes qui passent inaperçus et dont l’importance n’est pas moindre. 

Pour cerner la réalité algérienne, l’auteur chemine à petits pas vigilents le vécu des Algériens d’avant la guerre. Il décrit dans le détail les relations entre eux et celles qu’ils avaient avec le colonisateur, et à chaque fois, il s’aventure en traversant vers la période de guerre pour mettre en exergue les principaux changements. 

Le culte, entre résistance et révolution 

L’habillement est l’un des éléments importants par lequel se distingue une société. C’est à travers les traditions vestimentaires de ses membres qu’elle confirme l’appartenance à une aire culturelle donnée. En Algérie d’avant la guerre, les habits chez les hommes sont plus ou moins diversifiés et dépendants des différentes régions, tandis que chez les femmes, le voile est quasi constamment porté. La femme algérienne est donc reconnue comme « celle qui se dissimule derrière le voile ». 

Il est important, avant tout, de préciser que la femme constitue un pivot essentiel dans une société. Elle est souvent ciblée en premier dans une conquête pour frapper une société. C’est sur cette thèse que le colonialisme se basa pour mettre en œuvre toutes les stratégies visant à destituer tout ce qu’il restait des formes de résistance culturelle, religieuse et autres. L’administration coloniale va donc jouer le rôle du défenseur des droits des femmes soi-disant mises à l’écart par l’Algérien. 

Dans leur stratégie opérationnelle, dénoncer et culpabiliser les hommes sur leurs attitudes jugées comme sauvages, faire fantasmer les femmes pour un semblant de liberté, les pousser à se dévoiler, à se libérer de leur homme, à s’aliéner à leur protecteur et donc à devenir complices de l’occupant. 

« La femme algérienne conçue comme support de la pénétration occidentale dans la société autochtone. Chaque voile rejeté découvre aux colonialistes des horizons jusqu’alors interdits, et leur montre, morceau par morceau, la chair algérienne mise à nu. »

Sur le plan relationnel, l’Européen vit une relation complexe avec la femme algérienne voilée, la dévoiler c’est briser sa résistance et la rendre disponible à l’aventure. On décrit une agressivité et une violence, voire des troubles névrotiques. La femme algérienne s’opposait à toutes ces manigances afin de préserver le culte du voile. Les hommes ne sont pas épargnés, eux aussi reçoivent des questions sur leurs attitudes envers leurs femmes et sont parfois même forcés de transgresser les traditions pour plaire au colon et garder leur travail. 

Hommes et femmes, tous deux ciblés dans de nombreuses situations contraignantes, maintiennent à tout prix leur originalité culturelle, ils réagissent à chaque élément ciblé par le colonisateur par la résistance : « Il [l’Algérien] adopte une attitude de contre-assimilation. Il entretient ainsi ‘une atmosphère de paix armée’ ». 

Durant la participation des femmes à la lutte de libération nationale, le port du voile est passé par de nombreuses phases et a subi d’importantes modifications. Leur travail impliquait parfois le déplacement dans « des territoires européens », dans le but de faire passer des messages, porter des armes, etc. Elles devaient donc se dissimuler et faire en sorte de leur ressembler, dans cette période plusieurs femmes s’étaient dévoilées et habillées à l’européenne. A partir de 1956, et avec l’augmentation de la répression, le FLN décide d’adopter une nouvelle forme de lutte jusque-là écartée, qui fut qualifiée de « terrorisme ». La pose de bombes et le port d’armes étaient plusieurs fois assurés par des femmes, mais cette fois-ci voilées qui cachèrent bien sous leur haïk, le pistolet qui va servir au « fidai » pour assassiner tel ou tel dirigeant colonisateur. 

Nous constatons ainsi comment le culte, autrefois forme de résistance, a pu subir plusieurs métamorphoses, s’adaptant à chaque fois aux nouvelles données, et toujours, en réponse aux besoins de la lutte révolutionnaire.

Outils de la révolution

Le poste radio était considéré avant la révolution comme l’instrument qui miroite la société coloniale et ces valeurs. C’était à la fois un moyen pour les dominants de vivre leur culture propre et de se sentir rattachés à la métropole, et d’exercer une pression culturelle sur la société dominée. Nous constatons alors une réticence de la part des Algériens vis-à-vis de cet outil considéré comme étranger, ne s’adaptant pas aux lois morales de la famille et aux traditions. Technique radiophonique, presse, transmission de messages… Pendant longtemps, on resta indifférent à ce monde de signes considérant que ce sont « des Français qui parlent aux Français ».

Après les crimes atroces subis lors des manifestations populaires de 1945, l’Algérie apparait sur la scène internationale. Les postes émetteurs à partir des pays arabes comme la Syrie, l’Egypte ou le Liban en témoignent. Les Algériens commencèrent à s’intéresser à ce qui se dit sur eux dans les médias. Mais ce n’est qu’au début de la guerre de libération et le lancement de la Voix de l’Algérie en 1956 que cet intérêt prit de l’ampleur. L’Algérien devint alors branché sur la radio et la presse démocratique anticoloniale. A la recherche de sources d’informations fiables, il s’éloigna petit à petit des discours officiels des médias coloniaux. Il adopta ainsi les techniques qui lui permettent d’entrer en communication avec la révolution.

« L’Algérien qui souhaite vivre au même niveau que la Révolution, a enfin la possibilité d’entendre une voix officielle, celles des combattants, lui expliquer le combat, lui raconter l’histoire de la Libération en marche, l’incorporer enfin à la nouvelle respiration de la Nation. »

Toujours dans le domaine de la communication, les Algériens prirent en otage la langue française des oppresseurs, lui ôtèrent toutes ses significations historiques de mépris et d’insulte envers le colonisé et l’enrichirent par le caractère révolutionnaire et nationaliste. 

Avant 1954, les langues arabe et amazigh étaient une des formes de résistance anti-impériale. Le français, langue des colonisateurs et de la malédiction, était systématiquement rejeté. Nous constatons que la révolution a changé la donne en matière d’utilisation des langues au niveau du territoire nationale. L’arabe au début était la seule langue utilisée par le FLN en matière d’organisation. « Les militants de la Kabylie ou des Aurès, apprennent l’arabe à l’occasion de leurs activités nationales. » Cependant, elle ne reste pas la seule langue des combattants, le Français a été adopté au fur et à mesure, la Voix de l’Algérie diffusait des émissions dans les trois langues. Paradoxalement, c’est la guerre de révolution qui a facilité l’intrusion du Français au sein de la société autochtone. « En psychopathologie, les phrases en français perdent leur caractère automatique d’insulte et de malédiction… On assiste à une quasi prise en charge par ‘l’indigène’ de la langue de l’occupant. »

L’acquisition de la langue française et des multiples techniques de communication, notamment la radiophonie, ouvrent à l’Algérien de nouveaux horizons. Cela lui a permis d’une part, d’entrer en contact avec les siens, d’assister aux victoires et aux défaites, de leur faire part de sa totale solidarité et de son engagement pour la patrie, et d’autre part de s’exprimer et d’entrer en dialogue avec l’ennemi, de joindre sa voix à celle de la Voix de l’Algérie et lui transmettre les messages de son peuple en ébullition, des multiples sacrifices qu’il est prêt à faire pour la liberté, et enfin, lui faire comprendre que son existence sur ces terres n’est plus qu’une question de temps.

Familles algériennes en lutte

La famille algérienne d’avant la guerre était sous le système patriarcal. Le père, le patriarche était le maître des décisions et le détenteur de la vérité absolue, et nul ne peut le contredire. Malgré sa résistance, la forme familiale a connu un changement progressif par le traumatisme colonial, mais c’est surtout au cours de la guerre de libération que les grandes mutations survinrent. Elle avait la responsabilité de choisir entre garder d’anciennes valeurs stériles qui ralentissent le cours de la guerre ou de les remplacer par un nouveau système de valeurs révolutionnaires. On a très vite compris que le changement est inévitable et de ce fait plusieurs valeurs anciennes se brisèrent et chaque membre a gagné en personnalité. Chacun connait désormais ses responsabilités et son devoir envers la patrie. 

« La société colonisée s’aperçoit que pour mener à terme l’œuvre gigantesque dans laquelle elle s’est jetée, pour vaincre le colonialisme et pour réaliser la Nation algérienne, il lui faut faire un effort immense sur elle-même, tendre toutes ses articulations, renouveler son sang et son âme. »

Des valeurs inédites et de nouveaux rapports émergent. Nous verrons qu’au début de la guerre la parole timorée du père et son avis mitigé sur l’action révolutionnaire, rejetés avec fermeté par le fils qui rejoint le maquis. Il finira par accepter et rejoindre son fils. Aussi, le statut privilégié du frère ainé dans la famille, presque similaire à celui du père, perd aussi en notoriété. Une fois dans le maquis avec ses petits frères, ils militent et souffrent ensemble. Il n’a plus obligatoirement raison et chacun définit ses nouvelles valeurs.

La jeune fille n’avait ni l’habitude ni la possibilité de développer sa personnalité ou de prendre l’initiative dans le cadre des anciennes valeurs. Dès sa puberté, elle exprime une pudeur exagérée envers les hommes de la famille. Elle était systématiquement destinée au mariage. Un mariage sous forme d’arrangement entre deux familles. Le divorce était aussi facile à conclure que le mariage. 

Après quelques années du début de la révolution, et face à la férocité de l’occupant, les responsables du FLN décidèrent d’engager les femmes. C’est de là que le statut de « femme-pour-le-mariage » céda progressivement la place à « la femme-pour-l’action ».  La femme rejoint ses frères aux maquis et marque son entrée dans l’Histoire. Elle apprit à développer sa personnalité, manier les armes,  soigner ses frères et sœurs blessés… de retour chez elle, elle n’a désormais plus honte de faire face aux autres membres de sa famille. Le père aussi, prenant conscience des dimensions que prends la lutte et le besoin d’impliquer tous les membres de sa famille, devint fier de sa fille. La vieille peur de déshonneur s’éclipse derrière la tragédie vécue par le peuple. « La liberté du peuple algérien s’identifie alors à la libération de la femme, à son entrée dans l’histoire. »

Le couple algérien est devenu également un maillon de l’organisation révolutionnaire. Militant et militante, tous deux en face d’un danger imminent, ont appris à devenir plus proches, à se comprendre, à être plus soudés que jamais. L’amour de se donner à sa patrie n’a pas remplacé l’amour conjugal, bien au contraire, il lui permettait de s’amplifier et de s’épanouir, et il créait une complicité intersexuelle sans précédent menant à bâtir ensemble la nation algérienne.

Conclusion

Les analyses sociologiques de la révolution algérienne que comprend le livre de Fanon, illustrant quelques points essentiels des mutations, nous font comprendre que la coupure brusque avec le colonialisme en peu d’années est aussi bien la résultante d’un cumule de changements passés inapparents, tout au long de la période coloniale, mais aussi de changements brusques et flagrants de la période de la ‘lutte vraie’. La somme de ces actions a mené le peuple algérien à la glorieuse indépendance nationale et à la libération du territoire. 

Puissions-nous être les dignes héritiers d’un tel peuple et d’une telle histoire. Une histoire d’un combat qu’on doit lire et comprendre et en extraire les valeurs, pour qu’on puisse par la suite lui construire une continuité, toujours dans le sens de la liberté et de la dignité.

« Aussi faut-il s’éviter les illusions. Les générations qui arrivent ne sont pas plus souples ni plus fatiguées que celles qui ont déclenché la fuite. Il y a, au contraire, raidissement, volonté d’être à la mesure des ‘‘dimensions historiques’’… »