La Fin de l’Homme. Conséquences de la révolution biotechnique – Francis FUKUYAMA

Arslan ALOUACHE

« Les horloges mécaniques, effrayants symboles du temps qui s’écoule, sont peut-être l’expression la plus gigantesque dont soit capable un sentiment historique de l’univers. » Oswald Spengler

Introduction

Si l’aspect philosophique de la relation de l’homme avec son savoir sans cesse grandissant a inspiré de nombreux ouvrages, d’Oswald Spengler à Noah Harari et son dernier Sapiens en passant par Lewis Mumford1, la majorité des ouvrages ont comporté une étude rétrospective des progrès humains pour essayer d’y déceler comment le développement scientifique a influencé l’évolution anthropologique de nos sociétés. Francis Fukuyama, l’auteur avant-gardiste de « La fin de l’histoire », préfère en revanche jeter un regard prospectif sur l’avenir pour y lire les futurs changements qui s’opéreront sur l’humanité en tant qu’espèce et les défis auxquels elle devra faire face.

Dans une période charnière de notre histoire, alors que la biologie moderne est en passe d’abolir maintes entraves qui limitaient jadis la portée de notre existence, en même temps qu’elles lui donnaient son sens. L’humanité craint d’avantage que le développement de ses moyens de destruction ne banalise la mort, le développement des moyens de procréation, de survie ne risque-t-il pas de banaliser la vie au point de lui enlever sa sacralité ?

Est-il alors nécessaire de contrôler ce développement ? Est-ce encore possible ? car tout frein opposé à la recherche scientifique se ferait au prix d’une perte en connaissances, de même que toute censure est opposée à l’esprit scientifique, et ne ferait au contraire qu’attiser le désir d’un savoir prohibé. L’humanité va bientôt vivre le dénouement final du mythe prométhéen et connaître si le feu du savoir ne risque pas, après avoir éclairé ses ténèbres, de la brûler.

Deux dystopies…

L’auteur amorce son exposé en comparant deux dystopies bien connues de monde littéraire, il s’agit de « 19842 » de Georges Orwell et de « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley. Si Orwell mettait en garde son lecteur contre le pouvoir grandissant des gouvernements devenus omniprésents grâce au contrôle des télécommunications, autant outil de surveillance que de propagande et d’endoctrinement, Huxley en revanche présente une utopie libéraliste où l’espèce humaine a acquis une telle connaissance d’elle-même qu’il lui est possible de contourner par des procédés artificiels toutes les contraintes biologiques aux sources de son malheur. Le bonheur y est cristallisé sous forme d’une drogue appelée Soma plongeant son consommateur dans un état intense d’euphorie, et ce sans aucun effet secondaire. Famille, société et religion y sont vus comme des concepts archaïques contraires à l’esprit individualiste promu. La sexualité y est encouragée et pratiquée sans conséquences, la reproduction sexuée ayant été supplantée par un mécanisme de procréation in vitro attribuant à chaque fœtus les capacités physiques et intellectuelles qui siéent au rôle qui lui sera attribué et à la classe sociale à laquelle il appartiendra. Le système du meilleur des mondes apparait comme un système cohérant en soi, quasi parfait, garantissant à chaque individu en cours de production une destinée tracée et une position dans la société dont il sera satisfait, le concept de bonheur n’étant plus le résultat de conditions psycho-affectives mais d’un dosage adéquat de Soma. Cependant, les hommes du meilleur des mondes peuvent bien être heureux et en bonne santé, ils ont cessé de lutter, d’aspirer, d’aimer, ils ont perdu l’espoir en même temps qu’ils ont perdu la déception ; l’amour en même temps que la haine ; ils n’ont ni libre arbitre ni responsabilités et ont perdu la totalité des qualités morales que l’on attribue au fait d’être humain. D’où la menace que pose la mauvaise utilisation des progrès biotechniques qui risque de plonger volantes nolantes l’humanité dans une ère post-humaine.

Sciences de la vie

D’aucuns pourraient penser que ces futurs fantasmagoriques sont limités aux œuvres de fiction et que des technologies telles que la procréation in vitro, le contrôle génétique ou la manipulation des humeurs sont l’apanage de l’imagination. Et pourtant, les avancées récentes en matière de biotechnologie nous montrent qu’il n’est pas impossible de voir les principales caractéristiques qui fondent le concept d’humain changer, mais n’est-il pas le devoir de la fiction que de sublimer le présent afin de le rendre plus compréhensible ?

En premier lieu, les recherches en matière de neurosciences cognitives, ainsi qu’en neuropharmacologie tendent à nous montrer la personnalité humaine comme beaucoup plus plastique qu’on ne le pensait. On est déjà en mesure de traiter la dépression, les troubles maniaco-dépressifs, les déficits attentifs par des procédés pharmacologiques et des thérapies cognitives. A mesure qu’on intervient dans le comportement humain, la ligne de démarcation entre le normal et le pathologique se fait de plus en plus imprécise. Et si au lieu de traiter des comportements jugés pathologiques on offrait aux hommes mécontents de leur personnalité la possibilité de mettre fin à leur mal-être par des procédés pharmacologiques ; le timoré pourrait devenir intrépide ; l’introverti, extraverti ; le flegmatique, vif argent ; on se choisirait même une personnalité adaptée aux circonstances. Là encore, d’aucuns penseraient que ces procédés ne sont que fiction, et pourtant une vue rétrospective sur l’expansion de l’usage de substances neuro-actives au cours du dernier siècle nous montre à quel point elles se sont démocratisés. 35% des adultes en Europe ont déjà reçu une prescription d’antidépresseurs. Quant à la méthylphénidate (Ritaline), initialement conçue pour traiter le déficit en attention, puis consommée par les étudiants en manque de concentration, son usage s’est vite répandu, appuyé par certains groupes de pression comme le CHADD qui a lutté pour le classement légal des enfants souffrant d’hyperactivité comme relevant de l’éducation spécialisée.

Il existe une symétrie entre l’usage de la ritaline et des anti-dépresseurs, l’un étant donné a des enfants, majoritairement de sexe masculin pour pallier à leur hyperactivité, l’autre à des dépressifs, souvent des femmes, pour combler leur solitude. On tend de plus en plus à médicaliser des problèmes sociaux pour avoir le droit d’y remédier médicalement. On transforme alors les jeunes garçons turbulents et les femmes mélancoliques en les orientant vers une personnalité androgyne moyenne, satisfaite d’elle-même et socialement conciliante, bien plus adaptée au système individualiste libéral. Et pourtant combien de génies n’aurait jamais vu le jour si leur singularité avait été étouffé dès leur plus jeune Age. La société ne serait-elle pas en train de tuer dans l’œuf ses personnages les plus brillants parce que trop extravagants au goût de la majorité dominante ?

En second lieu, l’éradication de la majorité des maladies à l’origine d’épidémies, la vaccination, la découverte des antibiotiques, le dépistage précoce et le traitement des maladies chroniques a permis un allongement fulgurant de l’espérance de vie humaine. De même que les recherches sur les cellules souches, les progrès faits dans la lutte contre le cancer vont permettre de faire reculer encore plus loin la limite de vieillesse imposée à l’humain. D’aucuns affirment même que les premiers individus à vivre plus de 150 ans seraient déjà nés. Cela comporte bien évidemment des conséquences socio-économiques majeures à même de bouleverser notre organisation du travail. En effet, un allongement du nombre d’années à vivre, s’il n’est pas accompagné d’une amélioration de la qualité de vie dans le tiers-âge risque d’entrainer la création d’une classe d’individus âgés retraités, à charge des travailleurs plus jeunes, sans pour autant contribuer à l’effort économique ou même intellectuel de la société. Les majeures avancées scientifiques étant le plus souvent le fruit d’esprits jeunes et encore vifs. Le recul de la mort programmée risque d’être néfaste pour les collectivités s’il n’est pas corrélé au recul du vieillissement ; et quand bien-même on arriverait à faire reculer l’obsolescence programmée des êtres humains, l’allongement de la vie sera inévitablement accompagné par un freinage du renouvellement générationnel des sociétés. D’où le risque de stagnation économique et intellectuelle.

En dernier lieu, la compréhension croissante des procédés physiologiques déterminant nos caractéristiques physiques et intellectuelles a permis d’ouvrir un champ de recherches portant sur le génome humain. Si pour l’instant la déontologie restreint l’application des procédés de clonage et de modification génétique au règne animal, on ignore quelles seraient les conséquences à la fois sociales et biologiques d’une modification de l’homme par l’homme. L’application du conseil génétique et du dépistage anténatal, si elle a permis de détecter et de traiter précocement certaines maladies congénitales, elle a conduit à l’avortement systématique des fœtus porteurs de malformations ou d’anomalies chromosomiques pourtant bien viables, alors que la vie de ces individus aurait été considérée sacrée il y a encore quelques décennies. On est alors en droit de se demander ce qu’il se passera lorsque les parents auront la possibilité de sélectionner les caractéristiques physiques et les prédispositions intellectuelles de leur progéniture. On pourrait même pousser plus loin notre réflexion, le jour où l’ingénierie génétique permettra des procédés de reproduction non conventionnels tels que le clonage, quel statut sera attribué à cette progéniture dont les caractéristiques génétiques sont connues avant même la conception. Plus loin encore, si on arrivait à modifier le patrimoine génétique de cette descendance, ou au moins sélectionner les embryons selon leurs caractéristiques génétiques, on verrait l’émergence de classes d’individus dont la supériorité ne sera pas le reflet d’une naissance noble revendiquée, comme elle de l’aristocratie de jadis, mais d’une supériorité génétiquement réelle ancrée dans leur patrimoine génétique ; à l’image des classes génétiques Alpha prédestinées à gouverner les hommes du meilleur des mondes.

Génome humain et humanité

Bien que les secrets du corps humains nous sont dévoilés un à un, il reste une notion que nous n’arrivons toujours pas à cerner, de part son principe métaphysique ancré dans un support physique, il s’agit du concept d’humanité. On pourrait arguer que la nature humaine est un conglomérat de caractéristiques morales et physiques qui définiraient l’espèce humaine, seulement, poser une typicité comme fondement à l’espèce présuppose une composante statistique à cette définition. Où poser alors le clivage entre ce qui est typique de l’être humain et ce qui ne l’est pas ? et à quel point pouvons-nous nous éloigner de ce que nous considérons comme typique sans perdre la nature humaine ?

Voilà le principal reproche fait aux sciences de la nature et de la vie quant au fait que, en même temps qu’elles lèvent le mystère sur les voies de la nature, elles banalisent leur existence et leur ôtent toute sacralité. Le pape Jean Paul II disait : « l’individu humain ne saurait être subordonné en tant que pur moyen ou pur instrument , ni à l’espèce ni à la société : il a une valeur par lui-même. Il est une personne. Avec son intellect et sa volonté, il est capable de former une relation de communion de solidarité et de désintéressement avec ses paires… c’est par la vertu de son âme spirituelle que la personne entière possède une telle dignité, même dans son corps » reprochant aux sciences de ne pas pouvoir fonder une théorie de l’âme, ce qui les rend « incapables de fonder la dignité de la personne ». Aux yeux de la science, la conscience, au sens métaphysique du terme, apparait comme un épiphénomène dérivé de l’activité neuronale. Et pourtant, c’est bien cette conscience qui sert de substratum à la dignité humaine, c’est cette capacité inouïe de transcender le déterminisme naturel et les règles normales de la causalité. Oter à l’homme sa spécificité, c’est aussi lui enlever son rang supérieur et même sa dignité en tant qu’espèce. L’homme n’étant plus la mesure de toute chose mais une chose mesurable. Alors que cette spécificité, ce libre arbitre, pour reprendre les mots de Kant, sont la raison pour laquelle l’homme doit être considéré comme fin et non comme moyen.

Cependant, défendre une théorie de la dignité humaine, si elle existe, n’est pas qu’une réaction inspirée par une jalousie religieuse mais bien une nécessité utilitariste. Notre œuvre n’étant bien évidemment pas un pamphlet contre la biotechnologie mais un plaidoyer pour leur introduction et leur usage qui ne risque pas de mener l’humanité vers son autodestruction. Il est essentiel de protéger la gamme de caractéristiques qui font de nous des humains non seulement pour leur sacralité mais aussi parce que toute tentative d’auto-modification qui ne passerait pas l’être humain comme fin sacrée risquerait d’être néfaste pour toute l’espèce. A titre d’exemple, l’imposition de l’enfant unique par foyer en chine ainsi que le libre recours aux interruptions volontaires de grossesse a conduit à un avortement préférentiel des fœtus de sexe féminin, ce qui serait cataclysmique à l’échelle planétaire. Le deuxième argument utilitariste en faveur d’un contrôle plus rigoureux de la biotechnologie est notre ignorance des systèmes qui régissent l’environnement, on ignore encore quelles conséquences néfastes pourrait avoir l’ingérence de l’homme dans les caractéristiques génétique des autres espèces, l’exemple du Maïs BT, souche OGM produisant une toxine qui le protège de la vrille mais qui est en même temps toxique pour le papillon monarque, en est une parfaite illustration.

Une politique pour l’avenir

Que devrions nous faire en réponse à une biotechnique qui va mêler dans un avenir proche de grands bénéfices potentiels avec des menaces qui sont ou bien matérielles et évidentes ou bien spirituelles et subtiles ? la réponse est claire : utiliser le pouvoir de l’état pour les réglementer.

Cependant, l’état du débat sur la biotechnique se polarise aujourd’hui autour de deux camps. Le premier est celui du libéralisme, il soutient que la société ne peut ni ne doit mettre un frein au développement des technologies nouvelles, ce camp inclut naturellement les chercheurs et les scientifiques qui veulent reculer au plus loin les frontières de la science ; les industries biotechniques, prêtes à profiter très matériellement du progrès technologique sans entraves ; et, particulièrement aux états unis et en Angleterre, un vaste groupe politiquement attaché à une idéologie qui combine la liberté du marché, la déréglementation tous azimuts et la réduction au minimum du rôle de l’état dans le domaine de la technologie. L’autre camp est un groupe passablement hétérogène que la biotechnique inquiète sur la plan moral. On y trouve pêle-mêle les tenants de diverses foies religieuses, les écologistes qui croient en la sainteté de la nature, le opposants systématiques aux technologies nouvelles et les gens de gauche qui s’inquiètent du possible retour de l’eugénisme. Ce groupe a proposé d’interdire une vaste gamme de techniques nouvelles, de la fécondation in vitro au clonage humain, en passant par les recherches sur les cellules souches et les plantes transgéniques.

Le principal défi qui se dresse devant la règlementation de ce type de technologie n’est pas de savoir quoi faire mais comment le faire¸ il serait inutile de chercher quelle position éthique prendre vis-à-vis de telle technique ou telle autre si les institutions étatiques censées réglementer leur usage sont inopérantes, voire inaccessibles. La censure n’a jamais été efficace face à la recherche scientifique et pour peu qu’il y ait intérêt à faire usage de techniques éthiquement condamnées, il est très difficile d’empêcher certains groupes de le faire. Le clonage humain par exemple, bien qu’interdit, a été revendiqué par la secte des Raéliens suite au clonage avec succès de la brebis Dolly. Ceux dont la technologie n’aura pas trouvé usage dans leurs pays n’auront qu’a en faire usage dans des pays à réglementation plus souple. Il en découle alors que la réglementation de leur usage ne peut être contrôlée que par des institutions supra-étatiques réunissant autant des scientifiques à même de comprendre le champ d’application de ces technologies que de spécialistes en sciences humaines à même de prévoir les conséquences de cette application.

Conclusion

Des utopies promises par une science contemporaine aux mondes dystopiques qui risquent de devenir réels, l’homme a de tout temps été transformé par sa science ; à mesure qu’il s’en servait pour transformer son environnement et niveler sa condition. Bien que la science ne peut s’épanouir que libérée de toute entrave idéologique, cette liberté ne peut s’étendre à briser les règles d’éthique, ce serait là une déviation du but même de toute science qui est de servir l’humanité. Car la liberté véritable n’est pas la liberté d’appliquer les prouesses techniques à tord et à travers, transformant l’espèce humaine en champs d’expérimentation au risque d’irrémédiablement détériorer sa nature. C’est aussi la liberté pour les communautés politiques de protéger les valeurs qui leurs sont les plus chères. Dans le domaine de la révolution biotechnique plus que dans tout autre, l’œil avisé des sciences humaines doit éclairer l’application des sciences naturelles. Ne dit-on pas que la science est une arme à double tranchant ?


1 Cf. A. ALOUACHE, « Technique et Civilisation », MedPress n°3.
2 Cf. N. NOUREDDINE, « 1984 », MedPress n°2.