En Quête de Bonheur
L’Utilitarisme – John Stuart Mill
Nabil GUERBOUKHA
Imaginons que vous êtes dirigeant à la tête d’un pays atteint par une pandémie pendant des mois. Pour tenter de sauver l’économie, votre décision est plus que décisive : Allez-vous décider le déconfinement et sauver l’économie ou bien au contraire confiner davantage et sauver des vies humaines ? Sachant que ces dernières pourraient ne pas être épargnées s’il y avait pauvreté voire famine. La réflexion sur des décisions à la fois politiques et morales comme celles-ci nous amène à considérer le concept de l’utilité. Concept moraliste parmi d’autres, l’utilitarisme a comme fin d’arriver au bonheur du plus grand nombre d’individus. De là, peuvent émerger plusieurs questionnements : Qu’est-ce que l’utilitarisme ? Comment aboutir au bonheur tracé par cette doctrine moraliste ? A quelles obligations l’adhésion à cette morale nous contraint-elle ? Ce modeste travail, basé essentiellement sur l’oeuvre de John Stuart Mill : L’Utilitarisme, va tenter de donner des éclaircissements sur une des théories moralistes considérée par plusieurs penseurs occidentaux comme le fondement de la morale et de l’obligation morale.
Introduction
La question du fondement de la morale a été discutée depuis l’aube de la philosophie comme problème essentiel de la pensée spéculative. Les défenseurs des différentes thèses s’opposent et s’amendent sur les maximes morales et leur applicabilité sur le terrain. Des philosophes et des penseurs sont tenus, afin d’éclairer le principe qu’ils défendent, de bien l’expliquer et de répondre aux objections de leurs adversaires, ceci afin d’imposer leur propre vision ou celle de leur groupe à l’opinion publique.
Jeremy Bentham (1748-1832), philosophe et juriste anglais, est reconnu comme celui qui a conceptualisé à la fin du XVIIIe la maxime utilitariste, le principe du plus grand bonheur comme il a l’habitude de l’appeler. John Stuart Mill (1806-1873), penseur et philosophe anglais, adhère à cette doctrine moraliste : l’utilitarisme de Bentham, et à travers son livre L’Utilitarisme, il expose sa vision propre et tente de donner des éclaircissements sur cette doctrine et de la distinguer de ce qu’elle n’est pas en « la débarrassant des objections pratiques qu’elle fait naître ou qui sont étroitement liées aux interprétations erronées de sa signification ». Ensuite, il explique la nécessité de la considérer comme fondement de la morale et de l’obligation morale, et expose ses sanctions, ainsi que son rapport avec la vertu et la justice.
Ce qu’est l’Utilitarisme
L’utilitarisme est une théorie morale et politique basée sur le plus grand bonheur du plus grand nombre. Ce bonheur augmente en agissant de sorte à maximiser le plaisir et minimiser la souffrance, deux choses « toujours hétérogènes ».
Ce principe existait déjà depuis l’antiquité, conceptualisé par Bentham et repris par nombreux philosophes par la suite dont John Stuart Mill. Ces penseurs et philosophes ont choisi la maxime utilitariste la considérant comme la doctrine la « plus complète » et la plus « efficace », en l’érigeant comme la théorie fondatrice de la morale et la source de l’obligation morale. Cependant, sans nier l’existence des autres maximes, ils leur reprochent une investigation partielle de la vérité. Bentham dit que « la nature a placé l’humanité sous l’empire de deux maîtres, la peine et le plaisir, c’est à eux seuls qu’il appartient de nous indiquer ce que nous devons faire comme de déterminer ce que nous ferons ».
Tout d’abord, Mill estime que toutes les actions sont faites en vue d’une fin ultime, que ces actions devraient servir, par les caractères qu’elles empruntent, le critère du bien et du mal.
Ce n’est qu’en faisant l’action, à travers l’expérience humaine, qu’on saura si c’est le bien ou le mal, ce jugement n’est pas établi a priori. L’auteur nie de ce fait ce qui a été décrit par l’école intuitionniste comme étant l’instinct naturel préalablement établi qui nous permet de différencier les deux.
Les fins ultimes qui font notre bonheur n’ont pas besoin de preuves directes : « Pour prouver qu’une chose est bonne, il faut montrer qu’elle est un moyen pour atteindre une chose que l’on reconnaît bonne sans preuve. » La formule de l’utilitarisme admet donc qu’on peut prouver que le moyen est bon si celui-ci va aboutir à une fin bonne sans devoir la prouver.
Les Hommes, selon les agonistes du concept d’utilité, pensent le plus souvent agir pour leur propre bonheur. Leurs opinions « sont grandement influencées par ce qu’ils supposent être les effets des choses sur leur bonheur ». Cela va à l’opposé de la théorie de Kant qui pense que l’obligation morale doit se baser sur l’action par le devoir fondé en raison, il dit dans son livre la Métaphysique des Moeurs « agis de telle sorte que la règle d’après laquelle tu agis puisse être adoptée comme loi par tous les êtres raisonnables ». Mill trouve que Kant a échoué à extraire les devoirs effectifs de sa morale, et pense qu’il y’a impossibilité d’adhésion de tous les êtres raisonnables à cette doctrine.
Ensuite, Mill considère une hiérarchisation des plaisirs. Il estime qu’il y’a des plaisirs plus nobles auxquels les humains ont accès grâce à leurs facultés supérieures, par rapport aux autres créatures, ce sont ceux de l’esprit : « les plaisirs mentaux sont supérieurs aux plaisirs corporels surtout parce que les premiers sont plus constants, plus sûrs et moins coûteux que les seconds, autrement dit cette supériorité tient pour eux aux avantages circonstanciels des plaisirs plutôt qu’à leur nature intrinsèque. »
Il s’oppose ainsi aux épicuriens qui supposent que la vie n’a pas de fin plus élevée que les plaisirs simples, similaires aux plaisirs des autres créatures, et non pas d’objet de désir meilleur et noble. Mill leur répond qu’« Il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ». Il différencie aussi dans les plaisirs la quantité de la qualité. Sur ce point, il précise que les êtres humains, par leur « sens de la dignité » et par leurs facultés supérieures, préfèrent toujours les plaisirs de qualité : « Aucun être humain intelligent ne consentirait à devenir imbécile, aucune personne instruite à devenir ignorante […] même s’ils étaient convaincus que l’imbécile, l’ignorant et le vaurien sont plus satisfaits. » Il ne faudrait pas confondre l’idée de bonheur (happiness) et l’idée de satisfaction (content).
Pour résumer, l’utilitarisme de Mill aspire à réaliser, par nos actions, « une existence aussi exempte que possible de souffrance et aussi riche que possible en jouissances, aussi bien du point de vue de la quantité que du point de vue de la qualité ». Il définit le concept de l’utilité sur le plan de la morale, comme l’ensemble des règles et des préceptes, assurés à tous les hommes mais aussi les créatures douées de sensations qui permettent cette existence.
Comment Aboutir au Bonheur ?
Il est vrai que l’accès aux plaisirs inférieurs est parfois plus tentant, plus facile à atteindre et plus intense en sensation de courte durée, si on le compare avec les plaisirs supérieurs. Mill donne l’illustration d’un éclat brillant ponctuel, alors que le bonheur est une flamme permanente et persistante. Les conditions d’accès à ces plaisirs supérieurs ont d’abord d’avoir conscience qu’ils existent et ensuite de les cultiver en permanence, « nombreux sont ceux qui commencent par un enthousiasme juvénile pour tout ce qui est noble et qui tombent dans l’indolence et l’égoïsme quand ils avancent en âge. Mais je ne crois pas que ceux qui subissent ce changement très commun choisissent volontairement les plaisirs inférieurs en les préférant aux supérieurs. Je crois que, avant de se vouer exclusivement aux uns, ils sont déjà devenus incapables de jouir des autres ».
La prise de conscience se fait de prime abord par la force de l’opinion et à travers l’éducation. Pour l’auteur, juste après l’égoïsme, c’est le manque de culture et la mauvaise organisation sociale qui font barrage au chemin vers le bonheur pour tous. Il serait donc opportun d’inculquer aux générations, la recherche de leur propre bonheur ainsi que celui de tous, car c’est par la somme des intérêts individuels, en s’entraidant, que l’intérêt général se constitue la « multiplication du bonheur ».
John Stuart Mill reconnaît qu’il est noble mais rare de se sacrifier pour une cause qui contribue avec dignité à augmenter la somme du bonheur des autres, « La morale utilitariste reconnaît aux êtres humains le pouvoir de sacrifier leur plus grand bien pour le bien d’autrui. Elle refuse seulement d’admettre que le sacrifice soit bon en lui-même. » Dans le même sens que la religion, « Faire ce que nous voudrions qu’on nous fît et aimer notre prochain comme nous-mêmes » est l’idéale de la morale utilitariste. Cette doctrine apprécie et exige aussi la culture de l’amour désintéressé de la vertu au plus haut niveau possible car c’est la chose la plus importante pour le bonheur général.
Il est nécessaire aussi que la justice, les lois et l’organisation sociale soient faites de sorte à mettre le bonheur, communément appelé l’intérêt de chaque individu, en harmonie avec l’intérêt de tous.
C’est ainsi que l’homme, par ses multiples expériences, et par ses élites les plus illuminées, qui s’entendent sur ce qui est utile, calculent la quantité de plaisir et la quantité de peine des actions, prennent les notions qui seront enseignées à la jeunesse et renforcées par les lois et l’opinion, concrétisent le principe d’utilité en se rapprochant de ce fait de son propre bonheur et celui de tous.
Quelle est la Source d’Obligation du Principe d’Utilité ?
Pour que l’utilitarisme soit reconnu comme fondement de la morale et de l’obligation morale, nombreuses obligations s’y attachent et permettent, dans le cas de leur respect et de leur application, son maintien sur le terrain par sa forme la plus idéale. Ces sanctions (ou obligations) sont soit extérieures soit intérieures.
Les sanctions extérieures se présentent par des actions qui naissent des relations saines qu’on a avec nos semblables, de l’amour ou de la sympathie qu’on éprouve à leur égard, aussi à travers notre relation avec le Souverain de l’univers : par l’espoir de plaire à Dieu et la crainte de lui déplaire, nous agissons indépendamment des préoccupations égoïstes des conséquences. Ce dévouement à Dieu et à nos semblables, selon Mill sert à renforcer la morale utilitariste.
Tandis que la sanction intérieure est celle du sentiment moral du devoir, ressenti comme douleur si inachevé, ou comme pur plaisir désintéressé dans le cas contraire. Pour Mill, c’est l’essence même de la conscience. Aussi, le besoin d’être en harmonie avec ses sentiments et ses aspirations et ceux de ses semblables, ou moins que ça, de penser qu’ils ne sont pas en conflit avec les siennes et ne s’y opposent pas. Ces sentiments moraux peuvent être innés ou acquis et donc susceptibles d’être cultivés par l’éducation. « Les plus petits germes du sentiment sont recueillis et nourris par la contagion de la sympathie et par les influences de l’éducation, et, à l’appui, une toile entière d’associations se tisse par l’action puissante des sanctions extérieures. »
Bonheur versus Vertu
Nous avons déjà dit que l’utilitarisme admet la vertu comme base essentielle pour le bonheur général. Cependant, il y a la condition qu’elle fasse partie du bonheur de l’individu et qu’elle ne soit pas un fardeau pour lui. Autrement dit, une vertu qui fait part du bonheur est une vertu à la fois voulue et désirée.
L’auteur fait la distinction entre la volonté et le désir. La volonté, phénomène actif et produit, au début, par le désir, représentant l’état de la sensibilité passive et la force motrice de la vertu et de son maintien. C’est donc en associant le bien et le plaisir, le mal et la douleur qu’il est possible de mettre en valeur cette volonté d’être vertueux. Sinon, on tombe dans l’habitude : « La volonté est l’enfant du désir et elle ne se débarrasse de l’autorité de son parent que pour tomber sous celle de l’habitude. »
Rapport entre la Justice et l’Utilité
John Stuart Mill considère le sentiment de justice comme un instinct intellectuel sujet à se soumettre à des réalités objectives qui tracent sa conduite. Les hommes ont tendance à qualifier de justes ou d’injustes des phénomènes qu’ils rencontrent dans leur vie, une partie seulement de ces phénomènes est préservée par les lois et la constitution comme des droits légaux. Il est aussi admis qu’il peut exister des lois jugées injustes que la justice devrait condamner tout comme elle le fait avec une infraction à une loi jugée juste. Ceci n’étant pas un droit légal, il prend l’appellation de droit moral.
Pour Mill, l’idée de justice varie selon les différentes personnes et correspond toujours dans ses variations à l’idée qu’elles se font de l’utilité. La justice, pour lui, est une branche de la moralité que les hommes devraient considérer dans les plus petits détails et même en dehors des tribunaux : « Nous ne disons pas que quelque chose est mal sans vouloir signifier que cela implique qu’une personne, pour avoir fait cela, doit être punie d’une façon ou d’une autre. Si ce n’est par la loi, par l’opinion de ses semblables et, si ce n’est par cette opinion, par les reproches de sa propre conscience. » Cela implique les devoirs d’obligation, qu’il divise en devoirs d’obligation parfaite donnant des droits aux individus (ex. la liberté de possession), et des devoirs d’obligation imparfaite qui sont moraux mais ne donnant naissance à aucun droit (ex. générosité ou bienveillance). On peut dire que la justice assure non seulement de faire le bien et de ne pas faire le mal mais aussi quelque chose qu’une personne individuelle peut réclamer comme son droit moral.
Le rôle de la justice fondée sur l’utilité est donc de veiller à ce que tout individu dans la société conserve ses droits en toute liberté. Elle a le devoir de donner à chacun selon son mérite, de rendre le bien pour le bien et de réprimer le mal par le mal, tout en leur assurant les moyens d’une égalité des chances, et en préservant une paix durable dessinant le chemin vers leur propre bonheur, soit par la force de la loi, soit par celle de l’éducation et de l’opinion : « L’égal droit de chacun au bonheur, selon le jugement du moraliste et du législateur, comprend un égal droit à tous les moyens de l’atteindre. »
Le mot justice, regroupant un ensemble d’exigences morales, se situe au plus haut de l’échelle de l’utilité sociale. Le législateur (l’État) devra calculer la valeur du plaisir ou de la peine des actions selon l’intensité, la dureté, la pureté, le degré de certitude de parvenir au plaisir, la fécondité, la proximité, la portée… Ceci permettra la gestion de la douleur pour favoriser le bonheur d’un plus grand nombre.
Cependant, dans des circonstances exceptionnelles, un autre devoir social peut annuler les maximes de la justice, « la justice doit céder place à quelque autre principe moral, mais que ce qui est juste dans les cas ordinaires n’est pas juste dans le cas particulier en raison de cet autre principe ». Selon la doctrine utilitariste, les cas de justice devraient être des cas d’intérêt, s’ils ne réussissent pas leur mission, ils devraient céder leur place à un autre principe : « ce qui est utile socialement doit être protégé par un sentiment non seulement différent en degré mais aussi en nature, sentiment qui se distingue du sentiment plus doux qui s’attache à la simple idée de favoriser les commodités et le plaisir humains autant par la nature plus déterminée de ses commandements que par le caractère plus sévère de ses sanctions. »
Conclusion
Il est impressionnant de percevoir le grand impact qu’aurait une idée mère dans le fondement d’une morale, comme celle de l’utilitarisme, sur les comportements personnels et la dynamique sociale mais aussi sur la vision du monde, dans le cas où on consentirait à y adhérer aveuglément.
Ces changements qu’elle induit ne pourront être jugés bons ou mauvais pour la société que s’ils gagnent l’adhésion populaire sur le terrain, choisis librement parmi tant d’autres doctrines moralistes aussi bien fondées. C’est l’affrontement des différentes doctrines, des idées et des arguments, paraissant si contradictoires dans leur apparence mais si convergents dans leur fin, qui stimule l’avancement de leur société voire de l’humanité sur le plan moral et éthique.
Ceci dit, il serait plus favorable de ne pas résumer ses opinions à une seule doctrine ou à une seule idéologie, même si cette dernière paraît « parfaite » et « complète » dans son ensemble par la manière dont elle est présentée par ses défenseurs, du moins selon notre point de vue restreint par notre modeste savoir qui nous permet de juger à un temps donné. Ces jugements et ces visions s’élargissent davantage en s’ouvrant aux autres doctrines qu’on étudie et nous permettent d’avoir un sens élevé de la critique et atteindre la liberté de fonder notre propre vision des choses.
Références
- L’utilitarisme – John Stuart Mill (1861)
- Introduction aux principes de la morale et de la législation – Jeremy Bentham (1789)