Culture & Impérialisme Edward W. Said

Arslan ALLOUACHE

Introduction

« Le passé et le présent s’éclairent mutuellement. » C’est par ce postulat que Edward W. Said, l’auteur de l’un des textes fondateurs des études post-coloniales : l’Orientalisme, décide de débuter son essai. En effet, le passé étant le meilleur moyen d’analyser le présent, et le passé ne pouvant être isolé de la tradition littéraire, l’auteur tente par cette œuvre de restituer la culture, a fortiori la littérature, dans son contexte politique et historique durant les deux siècles d’impérialisme pour explorer les relations entre la société impérialiste et les œuvres qu’elle produit.

 Si la question de l’impérialisme a longtemps été débattue par de grands noms de la philosophie, tels que Hannah Arendt, Lénine ou encore Raymond Aron, elle ne l’a été que sur les plans politique et économique, c’est alors que se propose notre auteur de traiter de l’aspect culturel de l’impérialisme. Il revisite les grandes œuvres littéraires du siècle pour chercher à comprendre en quoi cet apport culturel a préparé la société occidentale à l’impérialisme puis reflété sa relation avec ses colonies. Puis, en suivant le déroulement chronologique de l’Histoire, Edward Said va à la rencontre des œuvres littéraires des principaux penseurs de la décolonisation qui ont su compléter l’indépendance politique par une reconquête des identités nationales des peuples colonisés.

 Animé par la conviction que l’affrontement civilisationnel n’est pas qu’une affaire de violence militaire, mais bien au contraire, que les relations et rapports de force entre les différentes cultures sont d’abord influencés par leurs idéologies respectives et leurs échanges ; c’est-à-dire qu’une partie du conflit est d’abord jouée dans l’imaginaire. L’auteur espère qu’en agissant sur ces imaginaires propres aux différents peuples, nous pourrons dépasser les préjugés racistes hérités de l’impérialisme pour réaliser une cohabitation harmonieuse entre l’ancien empire ayant gardé sa suprématie économique et culturelle et les peuples anciennement soumis cherchant à s’imposer culturellement dans le vaste théâtre qu’est l’histoire commune de l’humanité.

Perception du monde colonisé dans la culture impériale

C’est dans le roman que sont le mieux reflétées les relations au sein d’une même société. C’est donc en étudiant ce genre littéraire, contemporain à l’expansion des empires, qu’on peut au mieux trouver une représentation du tissu social liant les sociétés impérialistes. En revisitant les plus grandes œuvres littéraires de l’époque, on peut retrouver certaines similitudes et artéfacts qui reflètent le subconscient commun aux sociétés impérialistes et leur perception du colonialisme. On est d’abord frappé, en lisant les romans classiques de la littérature britannique et française, tels ‘‘Mansfield Park’’ de Jane Austen ou ‘‘les grandes espérances’’ de Charles Dickens, de trouver une récurrence de certains schémas narratifs, tel le personnage retournant des colonies après s’être enrichi du commerce ou de l’agriculture en terre colonisée, ou alors une représentation des territoires indigènes comme un lieu hostile peuplé de sauvages aux mœurs bizarres. Ces chefs-d’œuvre littéraires, en plus d’avoir servi de référence esthétique, ont souvent façonné la perception des populations occidentales des territoires administrés, à l’instar de ‘‘Au cœur des ténèbres’’ de Joseph Conrad qui a longtemps constitué l’expérience la plus précise qu’avaient les occidentaux de l’Afrique noire, ou ‘‘les sept piliers de la sagesse’’ de T.S Lawrence, alias Lawrence d’Arabie, qui a participé à façonner l’image du bédouin repu et lascif dans le subconscient des britanniques.

 Il n’est donc pas étonnant que cette représentation qui a établi les principales formations idéologiques régissant les relations des colons avec les colonisés a abouti à une rhétorique basée sur la grandeur des empires et leur devoir d’administrer des races sujettes incapables de s’auto-gouverner sans la clairvoyance de leurs maîtres blancs. Idéologie qui a par la suite été assimilée et théorisée par les plus grands penseurs du XIXème siècle sous forme de mission civilisatrice donnant aux races blanches une suprématie sur les races inférieures. Per exemple, Thomas Carlyle, pourtant ouvertement opposé à l’esclavage, parlait avec grandiloquence d’un arrêté du parlement éternel donnant au sauvage le destin d’être gouverné pour son propre bien par l’homme civilisé européen.

« Les devoirs sacrés que les nations civilisées doivent mutuellement à leur indépendance et à leur nationalité ne les obligent pas envers ceux dont la nationalité et l’indépendance sont un mal certain ou au mieux un bien douloureux » J. S. Mill.

Culture et résistance

Après plus de deux siècles où le contexte géopolitique mondial était dominé par le colonialisme, la France et la Grande Bretagne totalisant à elles seules 85% du territoires terrestres, le début du XXème siècle a vu naître un vaste mouvement de libération des masses indigènes. L’homme colonisé a pris conscience que l’état d’avilissement et d’ignorance dans lequel il était n’était pas dû à sa condition d’homme inférieur mais entretenu par une vaste machinerie visant à l’exploiter. 

 Dépossédés aussi bien de leurs terres que de leur culture, les peuples colonisés ont entrepris une reconquête de leur identité ayant suivi les mouvements indépendantistes. Quelle fut la surprise des Européens de se voir apostropher par leurs anciens assujettis lorsque, en plein guerre d’Algérie, ils lisent Frantz Fanon accuser l’Europe non seulement d’avoir maintenu l’état d’infériorité des races indigènes mais également, dans la langue de Molière et en suivant une dialectique Hégélienne, il a renversé la rhétorique de la mission civilisatrice en affirmant que c’est l’Europe qui a été bâtie sur le labeur et le sang des indigènes, c’est donc l’Europe qui doit sa civilisation aux indigènes et non l’inverse. Cette accusation va par la suite être répétée par bien d’autres penseurs tant indigènes qu’occidentaux. Sartre dira : « Rien de plus conséquent chez nous qu’un humanisme raciste puisque l’Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres. » Cette souche littéraire anti-impérialiste, dominée par les écrits de Fanon, aimé Césaire, Yeats ou encore Kateb Yacine a parfait le processus d’autodétermination en complétant l’indépendance politique par l’indépendance culturelle, essentielle pour se soustraire de l’hégémonie de l’ancien colon. Fanon dira à ce sujet : « Si, à l’heure du succès on ne passait pas de la conscience nationale à la conscience sociale, l’avenir ne serait pas à libération mais une extension de l’impérialisme. »

 S’en suivit une lutte culturelle de reconquête de l’imaginaire indigène anciennement accaparé par l’impérialisme, d’où la montée en puissance des nationalismes et fondamentalismes identitaires et leurs violences, faisant écho aux violences du colonialisme, induisant les dérives identitaires du siècle dernier. 

Conclusion

La démarche de l’auteur, qui consiste en l’étude des plus grands chefs-d’œuvre littéraires puis à montrer en quoi ils participent à la relation entre la culture et l’impérialisme, a permis de déconstruire les formations idéologiques ayant propulsé, justifié puis maintenu l’impérialisme. Puis son étude des textes des mouvements indépendantistes a permis d’explorer les procédés de résistance culturelle avec ses débordements en fondamentalismes. Néanmoins, si la présente étude insiste sur les liens étroits et les points de contact entre la culture et l’histoire du colon et de l’ex-colonisé, ce n’est pas pour atténuer ou niveler leurs différences, ni même pour porter un regard accusateur sur les anciens empires, mais bien pour souligner l’interdépendance des différentes cultures humaines. Jamais autant le monde n’a été un tel enchevêtrement de cultures différentes, si nos histoires ont été interposées, notre destin est forcément commun. Il s’agit à présent de faire en sorte que le conglomérat de culture universelle, dans lequel nous vivons, n’impose pas l’hégémonie d’une culture suprême en effaçant les autres. E. Said nous met explicitement en garde contre la domination économique et culturelle des Etats-Unis qui risquerait de créer une réplique des anciens empires. Au final, c’est ainsi que l’on pourra faire de notre destin ultime, un roman commun dans lequel toutes les cultures peuvent s’exprimer, pour un futur où tous les peuples peuvent coexister.