Au Déchocage
Thinhinane SARI
Il y avait feu, et de la place il y avait peu. Il étouffait, il comprit qu’il fallait arroser. L’instinct en éveil, il se leva. Les gens se muaient tout autour, et l’espace rétréci rendait encombrants leurs déplacements tumultueux, mais il était beaucoup trop vieux, trop lourd et suffisamment sourd, pour dégager son chemin sans se soucier des injures. Sa peau le démangeait, il se grattait furieusement. « Sacrées bestioles » marmonnait-il en tentant de les écraser, et toujours les rater. De sa bouche ouverte, comme un chien errant, dégoulinaient des sécrétions visqueuses, qui ne tombaient pas sur le sol mais faisaient frein sur son volumineux ventre en besace, qui ne cessait de gonfler depuis son arrivée. Tâtonnant péniblement au coeur du feu grandissant, il cherchât une chaise, la trouvât, s’assît, et arrosa.
**
Du feu, elle aussi étouffait. Recroquevillée sur son giron, elle brûlait. Depuis longtemps déjà elle le savait, et à chaque cheveu ramassé elle ne cessait de la savoir. Mais elle en fit une perruque soignée, « pour la glace et les sorties importantes », elle disait. Ses yeux étaient désormais opaques, blancs par des larmes laiteuses. Car du lait elle en avait encore, mais qui nourrir après un tel sort ? Elle ne voyait plus de lumière, ni de silhouettes ni de crinières. Que des ombres flottantes, fantômes survivants au feu grandissant, et entre ses bras son enfant tout blanc.
**
Du savon, de l’eau de rose, de la suavité, de la lascivité. Une torpeur à juste dose, pour se ramasser les os fragiles et relaxer les muscles en crampe. Le soleil pesant de midi tombait lourdement sur les vitres colorées, et à travers ce prisme millénaire, il se réfractait telle une bénédiction sur leurs visages crispés. Au-dessus de leurs têtes voletaient des canaris chantants, et des bulles savonneuses rajoutaient des couleurs à l’illusion. L’eau chaude est une déperdition, elle dégourdit et engourdit. Ils cédèrent vite au délice d’un sommeil profond. Mais le sommeil fut chute progressive, dans un précipice abyssal. L’air se raréfiait, l’humidité se faisait drap. On suffoquait, il faisait froid, ils le sentaient, ils en trémulaient. Ils voulurent remonter, ils voulurent se couvrir. Des serviettes, de l’eau de Cologne, emmenez-les ! Ils entendirent dire. Les canaris chantants continuaient de voleter au-dessus de leurs têtes, avec les bulles savonneuses et des roses trainant à leurs pieds, quand, habillés de leurs fouta mauresques, ils remontaient le précipice étouffant, pulsés par l’oxygène du respirateur, à la salle de Déchocage.
**
Ils étaient nombreux, bleus, à poil, tout encore mouillés et parfumés, leurs serviettes à peine préservant leur pudeur. Tout autour, les gens se muaient à leur rescousse. La fuite carbonique dans le bain maure de la ville a fait plusieurs victimes, qui fussent secourues par les pompiers jusqu’à l’hôpital, au pavillon des urgences. Il fallait libérer de la place, chercher des brancards, déplacer les victimes, faire monter au Service les rescapés à hospitaliser. Et gérer tout ce monde-là entassé comme des vers de terre aux portes des box de consultation. Déjà qu’il était seul, que sa tranche de travail touchait à sa fin, et que de toutes manières, il n’était là que temporairement, le temps de le transférer au bureau des admissions. Fatigué, courroucé par le manque de nicotine et de caféine, par tous les renseignements qu’on lui demandait, les tâches avec lesquelles on le dérangeait dans sa recherche de quiétude, les sollicitations exaspérantes pour les clefs des toilettes, l’odeur infecte de ces dernières et de cette noire qui gênait le passage, l’atmosphère étouffante et l’air raréfié dans cet espace si exigu, il déchaina son esclandre quotidien, logorrhée injurieuse satisfaisant ses nerfs en ébullition.
**
De son coin sous la fenêtre du fond, elle aperçut les canaris voletants, au-dessus des têtes des rescapés moribonds. On l’avait mise ici, car son sein abcédé et infecté après tous ces jours sans changement de pansement, nid propice aux germes opportunistes, répandait désormais une puanteur nécrotique très forte, à faire étouffer tout venant. Elle était noire de surcroit, aux habits et accoutrements ethniques, passeport légitimant la condescendance avec laquelle on ne manquait pas de la traiter. D’un Service à un autre, aucun ne voulait la prendre, on préférait l’adresser, encore et encore, avec une panoplie de lettres d’orientation et de papiers administratifs importants, traitant de son statut de réfugiée. Sacré tour de pingpong inter- Services dont elle était la balle bombante. Elle le savait, mais n’en faisait garde. Son feu à elle s’était éteint depuis belle lurette déjà. « Ici, elle ne dérange personne », avait-il dit en la dégageant du passage. Elle tourna sa tête vers la fenêtre, s’épargnant les regards hostiles, les attitudes fuyantes, et les mots poignants qu’elle ne comprenait pas mais dont la portée lui était évidente.
**
Avec une serpillère de fortune, elle se faufilait entre les brancards et les pieds des lits. Ses mains eczémateuses ne portaient pas de bagues aujourd’hui. Elle aussi touchait à la fin de sa tranche de travail, ce qui rendit son geste hâtif et superficiel. Et déjà qu’elle était en froid avec le médecin de garde, qui refusa de lui rédiger un certificat de dispense de quelques jours, novice et craintif comme il était. Elle lui préférait de toutes manières l’autre à la tenue bleu turquoise, pour qui elle prenait le soin de se farder et de mettre des bagues. Le sol était crasseux, véritable marécage aux sécrétions biologiques de toutes couleurs. Le vieux lourd et sourd au ventre en besace a fini par uriner sur la chaise. La marée laiteuse de la maman en pleurs sur le corps inerte de son enfant a atteint les recoins les plus enfouis de la salle. Les prélèvements sanguins des victimes du bain maure, effectués maladroitement dans la hâte, ont fini par rendre le sol rouge, et l’odeur des vomissements des rescapés à peine réveillés d’entre eux se mêlèrent à celle des toilettes utilisées tour à tour, et à celle du pansement abcédé de la noire qui, malgré la fenêtre ouverte, continuait de se propager dans l’air, rappelant son existence.
**
D’autres victimes de l’intoxication carbonique au bain maure continuaient d’arriver, et parmi celles antérieurement ramenées, une minorité seulement reprenait connaissance. On dut chercher d’autres brancards, puis les libérer pour ramener d’autres victimes, et chercher d’autres lits pour y mettre les victimes des brancards repris, et celles déposées sur le bureau et à même le sol en plein dans le marécage de sang et d’urines. Les ramener fut une tâche remplie pour les pompiers qui les avaient secourues ; chercher des lits, des chaises roulantes ou des chaises tout court fut une tâche remplie pour l’agent de porte dont l’esclandre ramena la fin qu’il cherchait, celle de ne pas oser excessivement le déranger. La femme de ménage bâcla vite son ménage et esquiva. Les autres patients venant consulter, pris à un moment par le spectacle des victimes à poil, les prenant en photo et leur enregistrant des vidéos à faire diffuser sur les réseaux sociaux, reprirent leur regroupement difforme et encombrant aux portes des box de consultation, se disputant l’ordre de leurs places primitives. Et les curieux et oisifs d’entre eux, patients-touristes connus des urgences, s’agrippaient à la porte de la salle étroite de Déchocage, qui se ferma aussitôt.
Midi continua d’alourdir la terre de son plus beau soleil. Les végétations à cet effet fleurirent et les arbres altiers se dressèrent en balustrade, qu’on pouvait apercevoir à travers la petite fenêtre au-dessus de la tête de la noire. Les quelques barboteurs d’oxygène disponibles gargotaient sur le mur du fond de la salle étroite, reliés par de fins tuyaux à des masques de respiration maladroitement placés sur les nez des victimes. On devait effectuer également des enregistrements électrocardiographiques pour chacune, au vu du risque de spasmes coronaires et d’infarctus. On ramena l’unique machine qui exista, qui prenait à elle seule la place d’un demi-lit, aux ventouses défectueuses et aux fils électriques intriqués, et on la déplaça maladroitement et péniblement d’une victime à une autre, enregistrant des tracés tout parasités et ininterprétables. Un peu plus tard, on constata que certaines victimes ne respiraient pas. On prit leur pouls et leur coeur ne battait pas. On chercha à les intuber. Canules, laryngoscopes, sondes d’oxygénation, respirateurs et scopes pour évaluation hémodynamique ; on fit sortir tout le matériel à disposition, mais par « tout » on n’avait qu’une demidouzaine. On dut alors faire un petit ménage. On débrancha les patients stabilisés et les fit monter au Service, on débrancha l’enfant décédé depuis peu, sans attendre que les deux heures médicolégales passent, on détacha la maman étouffée, noyée par ses propres pleurs, du masque qu’on lui avait mis, on déplaça la noire de sa demeure sous la petite fenêtre, on la substitua par la maman dyspnéique avec son enfant sur son giron, on mit la noire à la place d’une des victimes anoxiques, on installa cette dernière à la place antérieure de la maman et de l’enfant, on installa les autres sur les lits des patients montés au Service, et on les relia tous aux respirateurs récupérés.
Mais les victimes ne remontaient toujours pas le précipice abyssal. Le vieux lourd et sourd était désormais caché derrière son ventre toujours en expansion, rendant ses brûlantes mictions plus fréquentes et plus astreignantes. La puanteur infecte de la noire se concentra davantage dans l’atmosphère de la salle, et le corps inerte du petit enfant mort commença à macérer sous le soleil pesant de midi sous la fenêtre. Les gens continuaient de s’agripper à la porte, on voulait l’image, on cherchait la rumeur. D’autres y frappaient bruyamment réclamant des soins, car longtemps ils avaient attendu debout derrière. L’air se raréfiait. Les barboteurs gargotaient et les respirateurs pulsaient, dérangeant dans leur élan le vol des canaris chantants. Les arbres à travers la fenêtre, la salle, les murs, le temps, tout semblait se dilater et se rétrécir au rythme de la mort, qui allait et venait entre les corps sournoisement.
**
« Où est le directeur de garde, qu’il nous ramène du matériel ! » répétait-il dans son angoisse. Il était esquinté, réveillé depuis bientôt une semaine, durant laquelle il eut entre deux grades une garde. La charge au Service s’était dernièrement décuplée, depuis que les premières années furent libérées pour l’examen de fin d’année et les dernières années pour l’examen de fin de cycle. Et l’autre qui était en maternité, et les deux autres qui allaient se marier. Et lui devait palier à tout ça. Lui et l’autre, enfin, dont la tenue bleu turquoise nourrissait les fantasmes de la femme de ménage. Comme s’il n’avait que ça. Enfin, oui il n’avait que ça, même quand il avait autre chose c’était ça, autour de ça, pour ça et à cause de ça. Pas de congé depuis une année, pas de vie depuis des années, depuis qu’il avait délaissé son ambition de devenir informaticien- créateur de jeux, rêve que ses parents qualifiaient de mièvre. Pour le convaincre, on lui fit sortir la fameuse phrase « tu feras un métier noble ! », alors il est devenu médecin et, au lieu de travailler dans un bureau devant un écran, ayant comme objet d’étude des chiffres, des algorithmes et des croquis, il travaillait dans la salle de Déchocage de l’hôpital le moins bien foutu de la ville, drainant à lui seul neuf secteurs, d’une population avoisinant le million, n’ayant qu’une demi-douzaine de respirateurs, et ayant comme objet d’étude des cancéreux surinfectés en stade final, des enfants leucémiques en rechute décompensée, des ascitiques avec encéphalopathie hépatique essayant de capturer des bestioles imaginaires, des arrêts cardiaques ,ثلاثة بعشرالاف l’agent grincheux aux dents noircies, les patients en colère attendant leur tour, la crasse, l’odeur, la femme de ménage, ses attitudes provocatrices, la faim, le bain, les gens à poil, les rires hébétés, les toilettes, leur puanteur, لافريك خويا الروجي , les pleurs, les barboteurs, le ventre en expansion, l’étroitesse, l’air raréfié, la salle qui se dilate et se rétrécit, ses responsabilités, son asthénie, sa confusion, ses craintes et ses incertitudes, le rêve, l’ambition, la bêtise, la convoitise, et ce midi au soleil de lézard figé au centre du ciel, dont les rayons lui arrivaient sur le visage en sueur comme une malédiction…
Que faire ?
**
Il exista autrefois un psychologue qui hiérarchisa les besoins humains sur une pyramide. Il commença par inscrire à son sommet le besoin d’accomplissement de soi, élévation suprême de toutes tentations ou passions passagères pouvant freiner le processus de transcendance. Il inscrivit un peu plus bas le besoin d’amour, d’estime, d’appartenance, de tout ce qui peut réaliser et maintenir l’épanouissement de soi et de la sensation de bien-être psychologique et social. En dessous, il mit le besoin de sécurité, car qui donc peut sortir avec son amour sans que ses arrières soient sûrs ? Enfin, il agença à la base de la pyramide, côte à côte, à équidistance, les besoins physiologiques de l’être humain, de la faim à la soif à la sexualité à la survie, concentrant tous ses instincts primitifs et les pulsions les plus archaïques de sa préservation.
Là-bas est le médecin.
Voir l’humain réduit à ses instincts, souffrant le martyre, n’ayant plus de prise sur ses sphincters et ses orifices, désarmé de toutes ses forces et de toutes ses moeurs, déformé de son schéma de confection originel, prenant du volume là où il est censé être plat, et devenant collabé quand il ne le faut pas. Faire face à la nudité, à la douleur, au manque, à la faiblesse, et aller au-delà de l’épiderme et du derme jusqu’aux entrailles, y portant la vie, y chassant la mort, et tentant de remonter ensemble le précipice abyssal, pour que les canaris chantants restent voletants ; enfin, du moins jusqu’à ce que la garde achève son temps.
Voilà à quoi ressemble être Au Déchocage.