Midi – Seize heures, tel est le créneau !
Thinhinane SARI
Tic-tac, tic-tac, les aiguilles de ma montre continuent de tourner.
Tic-tac, tic-tac, l’heure approche, je ne dois pas la rater.
Assise sur ma chaise, penchée sur ma table, je relis encore une fois dans mon livre cette phrase que j’essaye de mémoriser depuis tout à l’heure. Je relis, je répète, mais ma mémoire me fait défaut. En réalité, toute mon attention est portée sur les aiguilles de ma montre ; je les guette, je les suis.
Une personne passe, je lève ma tête. Ici, les tables sont toutes du même modèle, toutes de forme carrée, toutes agencées les unes derrière les autres en lignes parallèles et, en l’occurrence, toutes occupées à cette heure-ci. La personne continue de marcher, des têtes continuent de se lever. Est-il déjà l’heure ? Dans la table à côté, une personne tremblote des pieds. Dans une autre, quelqu’un balance, dans un geste impétueux, son stylo entre ses doigts. J’entends derrière moi des chuchotements, je sens autour de moi de l’empressement. Les aiguilles de ma montre continuent de tourner. Un téléphone sonne, une autre personne passe, puis une autre passe encore. Je stresse, je m’empresse. Vont-ils tous descendre si tôt ? Je regarde les assis, ils regardent à leur tour. Je revois ma montre, puis je replonge ma tête dans mon livre. Je feins de lire la phrase encore une fois, et j’attends.
J’attends, car les autres aussi attendent. J’attends, car les tables sont toutes carrées, toutes de mêmes mesures, toutes agencées en lignes parallèles, et toutes encore occupées. J’attends, car s’ils continuent tous de travailler, je dois continuer de travailler, s’ils se lèvent je me lève, s’ils descendent je descends. J’attends, car je ne peux faire autrement que de les imiter, car ils ne peuvent que m’imiter en retour.
L’Imitation, base du lien social
Nous nous imitons, car c’est ainsi que nous devenons sociaux. En nous imitant, nous répondons à notre insu à une réalité qui nous échappe, à une loi qui nous est supérieure, hors de notre portée, et qui conditionne l’existence de toute science, qu’elle soit exacte ou sociale. Cette loi n’est autre que celle de la « Répétition Universelle ».
Dans le monde, dans chaque science, chaque culture, lors de chaque phénomène, il existe des similitudes et des ressemblances, qu’on peut observer à des temps et à des lieux différents. Ces similitudes sont si identiques, qu’elles ne peuvent qu’être le résultat de répétitions. En biologie on parle d’hérédité, en physique de vibration, en sciences sociales d’imitation.
En sociologie, l’imitation est à la base du lien social. En effet, au-delà d’une certaine orientation logique, qui répond à un certain ordre naturel, et qui assure de vagues ressemblances ; il est à noter que les similitudes sociales ne sont jamais fortuites, et qu’elles sont toujours le résultat d’imitations qui permettent d’assurer la génération d’habitudes, de cultures, de mœurs, d’idées et de réflexions, ainsi que leur progression et leur perpétuité dans le temps et dans l’espace. « Aussi bien, on reconnaîtra peut-être, en lisant ce travail, que l’être social, en tant que social, est imitateur par essence, et que l’imitation joue dans les sociétés un rôle analogue à celui de l’hérédité dans les organismes ou de l’ondulation dans les corps bruts. »Dit Gabriel Tarde
Et l’imitation résulte de l’interaction. Tout comme Hegel qui postule que la « conscience en soi » passe d’abord par la « conscience de soi », qui n’est possible qu’à travers la détermination de ce qui n’est pas « soi », « l’altérité » ; Tarde affirme que l’imitation ne peut exister entre les individus que si ces derniers entrent en interaction. Combien de similitudes l’on peut noter entre des peuples de contrées éloignées, et dont l’histoire dévoilera leur influence les uns sur les autres par le fait des guerres et des échanges économiques, important et exportant ainsi des concepts nouveaux, des idées et des habitudes nouvelles.
C’est ainsi que les sociologues arrivent à prédire de manière conditionnelle les différents phénomènes sociétaux. L’imitation est basée sur l’interaction, et l’interaction est relative à la situation contextuelle dans laquelle se déroulera le phénomène. L’étude sociologiste d’un phénomène donné devient « savante » au moment où elle ne se contente pas de constater les faits et les relater, mais œuvre à déterminer les causes et les fins, afin de pouvoir prédire sa répétition dans le temps et dans l’espace.
La Société, le Progrès
L’imitation est omniprésente, inéluctable, nécessaire pour l’élaboration des similitudes ; elle permet aux individus de se regrouper, de cohabiter, et d’évoluer dans un même sens. Elle peut être consciente ou inconsciente, spontanée ou causée, générale ou précise, et peut même mener à la contre-imitation, à l’élaboration des contraires, à l’hétérogénéité, à la variété.
Cette notion d’imitation a permis l’apparition d’une nouvelle définition de la société, concordante avec la réalité sociale des temps modernes, où l’individualisme prône en maitre suprême. En effet, jusqu’à la renaissance, l’individu vivait en collectivité ; famille, proches, classe sociale, il vivait collectif, pensait collectif, et agissait en conséquence. Avec le développement industriel et technologique, qui a permis l’épanouissement de la science, du commerce et des voyages, l’individu trouva ses intérêts ailleurs et, petit à petit, il finit par s’extirper du « nous » commun auquel il appartenait, et s’est immiscé dans le « je » ou le « moi ». Ceci a largement lésé les relations humaines et les échanges sociaux, et a amené à revoir quelques définitions.
Qu’est-ce qu’une société ? Serait-ce un ensemble d’individus se rendant mutuellement service ? Cette définition exclusivement économique rendrait possible de désigner le monde animal de « sociétés animales », du fait de la division du travail qui existe en son sein, et du profit que tire chaque animal de la fonction de l’autre. Or, en se rendant service, les individus créent nécessairement des lois et des réglementations afin de régir les modalités de réalisation du service en question, ce qui aboutira forcément à une définition juridique de la société. Une société serait alors un ensemble d’individus où chacun a pour associés des individus qui ont des droits sur lui, et sur lesquels il a des droits analogues, établis par la loi et les us. Mais encore faut-il que ces individus se comprennent, qu’ils partagent un même fond d’idées et qu’ils arrivent à cohabiter. On pourrait ainsi dire qu’une société est un ensemble d’individus ayant des croyances similaires et portant la même cause patriotique. En fin de compte, pour que de telles fins puissent exister, les individus doivent rentrer en interaction, échanger, s’influencer les uns les autres, créer des similitudes, s’imiter et se contre-imiter.
« Une société est toujours, à des degrés divers, une association, et une association est à la socialité, à l’imitativité, pour ainsi dire, ce que l’organisation est à la vitalité. » Tranche Gabriel Tarde.
Mais, si la formation des sociétés se résume au phénomène d’imitation, comment expliquer leur changement constant, leur développement, et enfin leur progrès ?
Vient alors la notion de l’Invention.
Les changements que subit une société sont le fruit de l’invention. C’est l’émergence d’idées nouvelles, différentes de celles communément admises, punctiformes dans le temps et l’espace, qui feront office d’arrêts, de caps, de repères pour des imitations ultérieures, comme l’explique Gabriel Tarde dans ce passage : « Gardons-nous de cet idéalisme vague ; gardons-nous aussi bien de l’individualisme banal qui consiste à expliquer les transformations sociales par le caprice de quelques grands hommes. Disons plutôt qu’elles s’expliquent par l’apparition, accidentelle dans une certaine mesure, quant à son lieu et à son moment, de quelques grandes idées, ou plutôt d’un nombre considérable d’idées petites ou grandes, faciles ou difficiles, le plus souvent inaperçues à leur naissance, rarement glorieuses, en général anonymes, mais d’idées neuves toujours, et qu’à raison de cette nouveauté je me permettrai de baptiser collectivement inventions ou découvertes. »
Et l’invention est un devenir, qui nait de l’imitation. En effet, c’est l’amalgame d’un nombre considérable d’imitations hétérogènes, l’accumulation de répétitions et de redondances qui, à un instant précis, vont être sublimées par le génie d’un esprit humain en une idée nouvelle ; une idée nouvelle qui va, elle, créer son propre besoin. Si l’on se permet d’ôter cet exemple à la nature, l’invention représente les montagnes, et l’imitation est l’ensemble des fleuves qui ruissèlent à leurs pieds.
Quant au progrès social, il serait la résultante d’une interaction entre les inventions : soit « une accumulation », ou « une substitution ». Les inventions peuvent s’accumuler, s’additionner, se renforcer mutuellement, réalisant ainsi des « unions logiques », comme elles peuvent se contester, se combattre et se substituer, réalisant des « combats logiques ». En clair, le progrès est un duel entre une affirmation et une négation.
Tic-tac, tic-tac, les aiguilles de ma montre continuent de tourner.
Tic-tac, tic-tac, l’heure approche, je ne dois pas la rater.
Car l’heure arrivée, nous devons tous être prêts. Nous nous regarderons tous, nous acquiescerons de la tête, puis nous nous lèverons. Dans un mouvement synchrone, manipulé par je ne sais quel marionnettiste du fond de son castelet, nous arrangerons tous nos costumes, nous rangerons nos fournitures, nous serrerons nos lacets et ajusterons nos ceintures, nous redresserons notre posture, nous fixerons le regard, et nous marcherons, tous ensemble, d’un pas sûr, au rythme de la pendule, suivant le flux. Et le flux saura nous montrer le chemin.
Car dès lors que nous nous sommes retrouvés et que nous nous sommes côtoyés, dans cet endroit précis, sur ces tables carrées précises ; dès lors que nous nous sommes engoncés dans nos costumes, que nous nous sommes munis de nos fournitures et que nous nous sommes entendus chuchoter entre les murs, les circonstances se sont réunies pour faire de notre agglomération d’individus hétérogènes, un ensemble bien défini, qui agit comme un seul bloc. Nous formons une masse.
La Masse, la Foule
A l’orée du XIXème siècle, les sciences sociales s’intéressèrent de près aux sociétés afin de trouver des explications aux désorganisations sociales causées par la Révolution française. Avec la révolution industrielle, et le développement des moyens de production avec l’émergence des manufactures et des usines, un nouveau système économique a vu le jour ; le capitalisme. Ceci a créé des sources d’emploi nouvelles pour les paysans, mais a aussi mis au chômage les artisans, les obligeant à avoir recours au travail salarié pour subvenir à leurs besoins. Les échanges sociaux se transformèrent alors en des échanges marchands où tout s’achète et tout se vend, et une nouvelle classe sociale, inconnue jusque-là, a vu le jour : les prolétaires. Très nombreux, bien puissants par leur regroupement, tous déterminés à faire face à l’oppression et à la bureaucratie, les prolétaires constituèrent vite une « masse » qui devint, comme toute classe sociale, un acteur de l’histoire. Dans ce contexte, Serge Moscovici écrit : « Regardez autour de vous : dans les rues ou les usines, dans les assemblées parlementaires ou les casernes, même sur les lieux de vacances, vous ne voyez que foules, en mouvement ou à l’arrêt. Certains individus les traversent comme un purgatoire. D’autres s’y engloutissent pour ne plus jamais en sortir. Rien ne saurait mieux traduire le fait que la nouvelle société est d’abord et surtout une société de masses. »
La société de masse, à son tour, crée la foule.
La foule est un ensemble d’individus constitué dans des circonstances précises, autour d’un point commun précis, faisant émerger des caractéristiques communes nouvelles, différentes de celles que possédait chaque individu seul. Dans la foule, ce n’est ni le lien familial ni tribal qui réunit les individus, mais plutôt un lien d’intérêt commun. Ces caractéristiques vont transmuer les individualités psychologiques en une unité mentale, une « âme collective » qui se dirige vers la même direction, aspire au même but. « A certains moments, une demi-douzaine d’hommes peuvent constituer une foule psychologique, tandis que des centaines d’hommes réunis par hasard peuvent ne pas la constituer. D’autre part, un peuple entier, sans qu’il y ait agglomération visible, peut devenir foule sous l’action de certaines influences. »Explique Le Bon.
La foule ne peut donc être réductible aux entités qui la composent, elle est une entité psychologique à part entière, possédant ses propres caractéristiques. En son sein, l’individu n’agit plus selon son « moi », mais selon un « nous » commun général qui tend à converger les individualités, avec tout ce qu’elles peuvent présenter comme intérêts personnels et volontés propres, vers le bien de l’âme collective.
Trois phénomènes caractérisent cette convergence.
D’abord, le sentiment de puissance qu’acquiert l’individu dans la foule, qui est catalysé par le nombre et le volume de la foule. Ensuite, la contagion, qui permet la génération d’habitudes, d’idées et de réflexions, suite aux différentes interactions, actives ou passives, entre les individus de la foule, comme l’explique Le Bon : « Dans une foule, tout sentiment, tout acte est contagieux, et contagieux à ce point que l’individu sacrifie très facilement son intérêt personnel à l’intérêt collectif. C’est là une aptitude fort contraire à sa nature, et dont l’homme n’est guère capable que lorsqu’il fait partie d’une foule. »
Enfin, la suggestibilité, qui est l’effet des deux premiers phénomènes, et qui permet leur pérennisation. Elle est pour la foule ce qu’est la névrose pour le patient ; or, si la névrose isole l’individu de sa société, la suggestion, elle, lui permet d’exister dans la foule. « Le phénomène responsable d’une métamorphose aussi extraordinaire est la suggestion ou l’influence. » Confirme Serge Moscovici.
En dernier, si Le Bon stipule que toute foule est dangereuse, car instinctive, ne réfléchissant pas, et agissant au rythme de ses sentiments, l’histoire quant à elle témoigne que les plus grandes révolutions sont le fruit de l’aspiration des foules vers un avenir meilleur. « Heureusement, pourrait-on ajouter, l’inverse ne manque pas de se produire quelquefois, et l’on voit des millions d’autres hommes donner leur vie, consentir à des sacrifices inouïs, pour les valeurs éthiques les plus élevées de justice et de liberté. » Dit Serge Moscovici, avec qui nous concluons cet article.
Tic-tac, tic-tac, les aiguilles de ma montre s’arrêtent de tourner.
Tic-tac, tic-tac, l’heure c’est midi, l’endroit c’est la bibliothèque, ce que je ne dois pas rater c’est le déjeuner.
Oui nous nous comportons comme une masse, oui nous nous imitons et, bon gré mal gré, nous inventons. La contiguïté, la temporalité, les circonstances sociales, la psychologie, ont fait que nous nous influencions, que nous soyons même dépendants les uns des autres, oui. Mais ce que je retiens, c’est qu’à la bibliothèque nous nous sommes connus, entre ses tables carrées nous nous sommes vus grandir et fleurir, dans ses recoins nous avons ri et pleuré, en son sein nous avons évolué. Et nous continuerons d’évoluer. Nous continuerons de travailler, d’avancer, de rêver ensemble. Et nous continuerons de prendre notre déjeuner, tous ensemble, aux coups de midi. Puis le thé, aux coups de seize heures, sous le ciel heureux de notre pays.
Car à la bibliothèque, un seul mot d’ordre : Midi – Seize heures, tel est le créneau !
Références
- Les lois de l’imitation – Gabriel TARDE.
- Psychologie des foules – Gustave LE BON.
- L’âge des foules – Serge MOSCOVICI.