Rêver : Immun, Humain

C’était un matin humide et brumeux, le brouillard enveloppait la colline, et donnait cette impression de se presser vers l’inconnu, vers le futur, mais aussi de retomber dans ce rêve inachevé de la veille, entremêlé tel un écheveau, fugace tel un éclair, mais qui dura toute une nuit, une douce nuit
d’automne.

Sur la haute colline, entre les branches et les feuilles des arbres, se trouve l’hôpital psychiatrique. Y arriver, avec cette fatigue des lendemains difficiles, n’était pas tâche aisée. Bâti sur différents niveaux sur une pente raide, reliés entre eux par de longs escaliers, et disposant d’une flore
des plus diversifiées qui vient cacher les fenêtres barricadées des chambres des malades ; l’hôpital, comme les Jardins de Babylone, semble suspendu entre la terre et le ciel et, se détachant de la colline, il domine la ville.

Ce matin-là, en ce premier jour de stage, l’endroit était désert, la porte du Service était encore fermée. Les paupières alourdies d’une fatigue fébrile laissaient à peine entrevoir l’endroit. Il fallait dormir tôt, voilà un constat ingénieux. Un petit vent venait balayer le sol des feuilles jaunâtres jonchées tout au long, les faisait tourner en tourbillon, les emportait un peu plus
loin, puis les ramenait sur le sol humide, tout comme emporte l’esprit nos idées la journée, pour les ramener la nuit, dans un étrange rêve.

Et qu’était-ce donc ce rêve de la veille ? L’enthousiasme d’entamer le module de psychiatrie a dû faire naître de bien drôles d’idées. Des montées et des descentes, des allées et des venues, des visages, des paroles et des sons comme ne pourrait les produire la plus grande industrie cinématographique, venaient animer cette aventure nocturne si extravagante dans ses formes et ses couleurs, mais qui était à la fois si familière, comme l’étrange sentiment d’un déjà-vu.

Car un rêve, aussi inepte qu’il puisse paraître, ne vient jamais de nulle part. Longtemps chez les peuples primitifs, on pensait qu’une telle production fantasmagorique, surprenante dans ses présentations, troublante ou égayante dans son contenu, ne pouvait être que surhumaine et ne pouvait être attribuée qu’aux dieux qui, par leur passage nocturne,
soufflaient aux gens des vérités, des présages, et une connaissance de l’avenir. C’est ainsi que, à la veille des batailles, les prêtres des sanctuaires de Rome et des acropoles de Grèce, s’appliquaient à interpréter les rêves, afin de prédire la gloire de leurs troupes ou leur échec. Plus tard, avec l’avènement des nouvelles sciences empiriques, toute l’attention accordée à l’interprétation des rêves fut abjurée et même conspuée, en considérant le rêve comme un amas d’élucubrations sans sens, produit par l’expression d’une vibration tardive du système nerveux lors du sommeil.

Mais Sigmund Freud, neurologue autrichien et père de la psychanalyse, ne put admettre une telle simplicité d’analyse et, en face de son divan de soie, il s’acharna à ouvrir la porte des rêves, avec son rossignol qui ouvre toutes les portes.

Des rossignols, l’agent aussi en avait et, avec un pas nonchalant, le voilà qui vient ouvrir la porte du Service. L’entrée donnait sur un grand hall bien lumineux meublé de quelques chaises, s’abouchant au fond à son tour sur un long corridor, duquel il était séparé par des barreaux cadenassés. De part et d’autre du corridor, se trouvaient les chambres des malades.

A cette heure-ci, personne n’était encore là, seules pouvaient être perçues les voix lointaines des malades. De leurs chambres, on pouvait les entendre converser entre eux, parler à eux-mêmes, chanter, crier ; des propos abstrus par moments, très cohérents par d’autres, et dont les échos arrivaient vaguement au grand hall, comme une rumeur. L’un racontait avec emphase sa nouvelle conquête féminine, l’autre parlait de son
voisin qui le persécutait, un troisième dans des imprécations incoercibles se plaignait des insectes qui se cachaient sous sa peau, et un quatrième qui se moquait de ce dernier, le traitant de « pauvre fou ». On apprit plus tard que, des malades psychiatriques, ceux atteints des troubles délirants et des troubles bipolaires dans leurs accès maniaques sont les plus loquaces et les plus théâtraux. Les autres sont plus calmes, la plupart refusant le contact.

L’attente du début du cours s’étendait, les voix se multipliaient, résonnaient dans ce corridor vide comme dans une église, et la fatigue continuait à s’abattre, les muscles se relâchaient, les paupières s’alourdissaient et, sitôt, les yeux se fermèrent, replongeant délicieusement dans leur sommeil. Soudain, des bruits inintelligibles s’entendirent de la chambre du fond, des tapotements, des tiraillements, des gémissements, et une voix des plus aiguës commença à s’élever, tenant des propos à peine compréhensibles. Les autres malades s’agitèrent, leurs cris se confondirent à la voix aiguë qui paraissait de plus en plus vibrante, violente, terrifiante et terrifiée. L’agent accourra avec les clés, un médecin et une infirmière suivant son pas, avec un plateau dans les mains contenant des drogues et des seringues. « Du diazépam, du diazépam ! » criait le médecin, « Vite, une injection de diazépam ! ».

Mais que se passait-il ? Un malade qui décompensait? Sans doute, mais dans l’atmosphère régnante, difficile était de se calmer. La voix du fond continuait à geindre, à crier d’épouvante, des bruits de remous chaotiques et hargneux s’entremêlaient, des mains tapaient et des pieds se battaient, laissant deviner sa tentative de défense et de fuite.

Délire onirique, ou rêve éveillé, voilà ce qui en était. D’une survenue aiguë, l’onirisme est une forme de manifestations psychotiques où le malade souffre d’hallucinations visuelles multiples très intenses, semblables au rêve ou au cauchemar par son contenu souvent effrayant, détachant le malade de la réalité. L’onirisme est un état pathologique de cause souvent organique ; le rêve, quant à lui, est une production mentale compatible avec une santé parfaite. Mais aucun d’eux ne vient du néant et, si l’onirisme est souvent en rapport avec des activités habituelles ou des événements marquants récents, le rêve est la révélation des désirs les plus profonds, les plus enfouis de l’âme humaine.

En effet, avec Sigmund Freud, on reconsidéra la signification des rêves, en partant du principe du « déterminisme psychique », qui stipule qu’il existerait un lien de causalité dans la succession des phénomènes et des événements. Il commença par analyser les symptômes des malades psychiatriques en cherchant dans leurs vécus leurs origines :

« Si, pour rechercher un complexe refoulé, nous partons des souvenirs que le malade possède encore, nous pouvons donc y parvenir, à condition qu’il nous apporte un nombre suffisant d’associations libres. »

L’idée ne peut surgir que d’une autre idée, affirme-til, ce qui fait que toute manifestation psychique provenant des malades psychiatriques mérite d’être considérée. Aussi absurde qu’elle puisse paraître, incohérente ou dissociée de la réalité, elle émerge de réflexions antérieures, de souvenirs lointains d’événements marquants souvent refoulés et, du fait d’une certaine résistance, leur passage de l’oubli à la conscience subit une défiguration. Les éléments refoulés se présentent donc à la conscience par une sorte de masque, un substitut :

« Deux forces agissaient l’une contre l’autre dans le malade ; d’abord son effort réfléchi pour ramener à la conscience les choses oubliées, mais latentes dans son inconscient ; d’autre part la résistance que je vous ai décrite et qui s’oppose au passage à la conscience des éléments refoulés. »

Par ce même processus de défiguration, s’expliquent les actes manqués. Ce sont tous ces actes qui manquent leur but, un lapsus calami, un lapsus linguae, une erreur de formulation, prendre une chose pour une autre ; ces événements anodins dans l’apparence, mais qui expriment tous un vouloir caché, une pensée qui traversa l’esprit mais qui se heurta à une résistance du Moi, déterminée par un duel perpétuel entre le sur-Moi et le Ça. En effet, dans la seconde topique de sa théorie psychanalytique, Sigmund Freud distingua trois instances régissant le comportement humain. Le Moi est la partie défensive de la personnalité qui réalise les fonctions conscientes, et qui subit les influences du milieu extérieur, du sur-Moi et du Ça. Le Ça n’est autre que les pulsions instinctives qui se conforment au principe du plaisir, une partie refoulée dans les abysses de la personnalité, qui ne supporte pas la contradiction et où l’on ne trouve aucun signe de l’écoulement du temps. Enfin, le sur-Moi représente une intériorisation des interdits parentaux, et désigne la structure morale et judiciaire du psychisme.

Ainsi, le rêve est le processus le plus représentatif du déterminisme psychique. Le « travail onirique » est l’opération par laquelle les « idées oniriques latentes » se transforment en un « contenu manifeste ». Dans le rêve, chaque élément renvoie à de nombreuses représentations, il y a « condensation » des expériences, des impressions et des pensées, et leur symbolisation en une seule figure, qui échappe à la critique et à la censure de la personne. Mais l’idée latente principale parait souvent accessoire dans le rêve ; il y a hiérarchisation inverse du matériel onirique par un phénomène de « déplacement », qui tend à faire infiltrer l’idée principale discrètement, et à l’inverse centraliser dans le contenu manifeste du rêve des idées qui étaient accessoires dans les pensées oniriques latentes. En effet, si le rêve de l’enfant se résume à la réalisation d’un désir, à manger dans la nuit ce qu’il n’a pu déguster le jour, à devenir dans la nuit le super héros qu’il a admiré dans un dessin animé le jour ; si le rêve de l’enfant est dénué de retenue, de censure, d’inhibition intellectuelle, de honte et de pudeur, le rêve de l’adulte est tout autre. Sa fantaisie productrice se sert d’un matériel symbolique colossal, d’une rapidité et d’une habilité incommensurables dans l’élaboration du contenu manifeste, afin de pouvoir échapper à la censure intérieure, au sur-Moi, d’habiller au mieux des désirs enfantins refoulés, des envies indécentes, des crimes rêvés, et de les faire parvenir à la surface sous les travestissements les plus raffinés.

« Le contenu manifeste du rêve peut donc être considéré comme la réalisation déguisée de désirs refoulés »

conclut Freud.

Et c’est en utilisant ce principe de manifestation d’idées latentes refoulées dans le rêve, que le film « Inception » de Christopher Nolan connut son succès. Dominic Cobb, le personnage principal, est un « extracteur de rêve » par une méthode de « rêve partagé », il s’immisce dans le subconscient des gens afin d’en voler des informations précieusement enfouies dans les profondeurs de l’esprit du rêveur. Mais Cobb sera amené à développer une méthode encore plus invasive, l’« inception » ou « origine » qui, à l’inverse de l’extraction, consiste en l’implantation d’une idée étrangère dans l’esprit du rêveur, afin qu’il puisse la considérer comme sienne, et agir en conséquence. Différents niveaux de rêves, différents niveaux de profondeur des idées, « Inception » est sans doute un voyage lointain dans le monde énigmatique de la pensée.

Le rêve. Phénomène de défense ? Le travail du rêve est l’immunité psychique avec laquelle le Moi se défend, une guerre perpétuelle entre les désirs refoulés et la morale, subtile dans sa tactique, violente dans sa réalisation, mais à l’exception des guerres réelles qui ne font vivre que peur et angoisse, le rêve, à côté de ça, a cette particularité de nous permettre de voir la beauté, l’espoir, la joie et la gloire, et de bercer nos nuits de suavité, après des journées alourdies de travail.

Quelques instants plus tard, le glas des clés clinquantes vint rappeler l’heure du début du cours. Voilà l’agent, encore une fois, ouvrant cette fois la porte de la salle de cours. Tout autour, le hall est rempli d’étudiants. Ils parlent de leur enthousiasme d’entamer le module de psychiatrie, chacun évoquant les vagues notions de philosophie et de psychologie apprises aux années de lycée, mais, étrangement, personne ne parle de la crise onirique de tout à l’heure. Là-bas dans le couloir, continuent à s’élever vaguement les voix des malades, semblant n’avoir rien vu ni entendu. La chambre du
fond est toujours fermée, et ne semble abriter aucun patient. Le malade avait-il réellement dégénéré ? Existait-il réellement dans cette chambre du fond ? Sans doute faudrait-il replonger dans les bras de Morphée pour réorganiser les pensées, mais pour le moment, le premier cours va commencer.

Thinhinane SARI

Références :

  1. Cinq leçons sur la psychanalyse, Sigmund Freud – Troisième leçon.
  2. La guérison par l’esprit, Stefan Zweig – Sigmund Freud, chapitre V,
    l’interprétation des rêves.
  3. Procédés de figuration : condensation et déplacement, http://
    theses.univ-lyon2.fr/documents/getpart.php?id=lyon2.2000.
    bernard_j&part=12267.
  4. Rêves : Révolution freudienne, http://www.psychologies.com/Therapies/
    Psychanalyse/Reves/Articles-et-Dossiers/Ce-que-nous-disentnos-
    reves/Reves-Revolution-freudienne/4.
  5. Freud : le Moi, le Ça et le sur-Moi : https://la-philosophie.com/
    freud-moi-ca-surmoi.
  6. https://www.imdb.com/title/tt1375666/
  7. Wikipédia.