Le Problème des Idées dans le Monde Musulman Malek Bennabi

Nour El Houda MAHDI

Le Problème des Idées dans le Monde Musulman est un Essai de Malek Bennabi, penseur humaniste algérien, à travers lequel il présente la problématique de la pensée islamique dans le contexte d’une théorie des idées en essayant de mettre en évidence les repères et la structure particulière de la civilisation musulmane afin de démontrer les causes de sa décadence et les éventuelles solutions pour en sortir.

De l’Homme à la Civilisation

L’Histoire de l’Homme est déterminée par la tentative d’expliquer sa présence dans l’immense univers et par la manière de remplir son vide cosmique. Cette idée va apporter les premières solutions au mystère de la vie et sculpter la pensée des Hommes afin de donner naissance à des civilisations différentes parmi elles : les cultures d’Empire aux racines techniques dont l’Occident est un exemple et les cultures de civilisation aux racines éthiques et métaphysiques comme celles de l’Orient musulman : « Abandonné à sa solitude, l’Homme se sent assailli d’un sentiment de vide cosmique. C’est sa façon de remplir ce vide qui déterminera le type de sa culture et de sa civilisation, c’est-à-dire tous les caractères internes et externes de sa vocation historique. Il y a essentiellement deux manières de le faire : regarder à ses pieds, vers la terre, ou lever les yeux vers le ciel. L’un peuplera sa solitude de choses. Son regard dominateur veut posséder. L’autre peuplera sa solitude d’idées. Son regard interrogateur est en quête de vérité. » Pour illustrer sa vision, Bennabi a recours à la littérature de chacune des cultures : « C’est à partir d’une table rase de moyens (de choses) que Daniel de FOE fait partir l’aventure de son héros ROBINSON CRUSOE… C’est à partir d’une table rase d’idées que commence l’aventure du héros d’IBN TOFAIL : HAYY IBAN YAQDHAN ».

Le Cycle Civilisationnel

L’activité humaine, quel que soit son type culturel, ne s’accomplira effectivement que dans les conditions qui répondent nécessairement à un ‘‘comment’’ et à un ‘‘pourquoi’’ : « On n’agit pas n’importe comment, sous peine de rendre une tâche impossible. On n’agit pas sans raisons, sous peine d’entreprendre une tâche absurde. », et cela à l’aide de trois facteurs d’action qui relèvent des choses, des personnes et des idées. Ces facteurs sont retrouvés aussi bien dans le processus de développement mental de l’Homme que celui de la psychologie des sociétés. Ce processus représente les trois âges d’un enfant qui sont à la fois biologiques et logiques : l’âge où il commence à découvrir spontanément le monde des choses en jouant avec ses membres. Puis l’âge où il découvre progressivement le monde des personnes, en y reconnaissant d’abord le visage de ses parents. Enfin il arrive à l’âge où il découvre le monde des idées à travers l’école et la rue. C’est cette dernière découverte qui lui permet de mettre les pieds dans l’univers culturel et de découvrir de nouveaux horizons. D’un point de vue historique, ces trois stades constituent un cycle de civilisation représenté par : la société pré-civilisée, la société civilisée, et la société post-civilisée, l’auteur prend exemple de la civilisation musulmane : « A l’origine, c’était une petite société tribale qui vivait dans un univers culturel restreint où même les croyances étaient centrées sur des choses inanimées, les idoles de la djahilia. Le milieu djahilien figure parfaitement une société à l’âge de la chose… Dans cette communauté, le monde des personnes se réduit à la tribu ; Quand à son univers-idées, il est bien représenté par ces quelques brillants poèmes que furent les célèbres mo’allaquat ». Soudain, une idée éclaira une grotte, Ghar Hira, où méditait un solitaire, le prophète Mohamed. Cette idée apportait un message qui commençait par le mot ‘‘Lis !’’. Une nouvelle société va naître et s’épanouir autour de ce message en transformant le monde des personnes de la société primitive arabe par la fonte de ses bordures tribales. Ainsi, l’humanité se trouva fécondée par une nouvelle civilisation qui entra dans l’Histoire, « son monde des personnes a été fondé sur un prototype représenté par la communauté d’Ançars et Mouhadjirines, fraternisés à Médine …Tous les pas de la nouvelle société vers le monde des idées passent à travers ce monde des personnes ».

Arrivée au sommet civilisationnel, la société, victime de son propre développement, voit ses idées se dénaturer et être substituées par les objets qui deviennent une fin en soi, signant le début du déclin. Celui-ci s’exprime à travers ses membres par une marche en arrière, repassant par ses âges psychologiques en sens inverse vers la décadence dont Malek Bennabi situe le début vers l’ère post-almohadienne. C’est un processus auquel fait allusion le Coran : ‘‘et Nous avons fait (sa) faiblesse après avoir fait (sa) force’’. « L’idée se figera, la marche deviendra une marche en arrière et la société musulmane rebroussera chemin. Mais son monde des personnes n’est plus l’image du prototype originel. Il devient celui des mystiques puis des mystificateurs et des charlatans de toutes espèces, notamment l’espèce ‘‘Zaïm’’. La chose reprend son empire sur les esprits et sur les consciences ; mais c’est une chose parfois superflue qui luit, qui peut coûter très cher quand on doit l’acheter à l’étranger… Le processus est ainsi bouclé. Et la société musulmane rebroussant chemin, se trouve finalement dans l’ère post-civilisée depuis quelques siècles ».

L’Idée & la Culture

Une civilisation est le produit d’une idée fondamentale celle qui fournit une réponse à la quête philosophique qui caractérise l’Humanité des autres espèces et imprime à une société pré-civilisée la poussée qui la fait entrer dans l’Histoire. Avec le temps, elle devient des archétypes imprimés dans l’inconscient collectif comme des canevas de valeurs : « L’univers-idées est un disque que l’individu porte en lui en naissant […]. Le disque de chaque société est imprimé différemment et les individus ou les générations y ajoutent leurs notes propres comme les harmoniques des notes fondamentales. L’univers-idées est un disque qui a aussi ses notes fondamentales, ses Archétypes : ceux sont les idées imprimées. »

Ces archétypes représentent dans l’univers culturel les matrices sur lesquelles se moulent les idées qui s’expriment directement dans nos activités. C’est le degré de liaison entre les deux qui va déterminer pour la société si elle vit « le moment d’idée-force » où la projection de l’idée est exactement l’image intégrale de son archétype dans l’univers culturel originel ; ou bien si elle vit « le moment de décadence » où les idées exprimées trahissent les idées imprimées sur les matrices originelles. « Quand les archétypes sont effacés, on n’entend plus l’accent de l’âme dans le concert. Les idées exprimées se taisent à leur tour : elles n’ont plus rien à exprimer ; elles ne peuvent plus rien exprimer. La société qui en est à ce point s’atomise faute de motivations communes ». Cette trahison retentit sur toute notre activité en l’exposant à une Némésis qui donne lieu à des idées mortes.

Les idées mortes sont celles issues de notre hérédité sociologique mais qui ne sont plus opérationnelles et bloquent le processus d’évolution : « Une idée morte est une idée dont on a trahi les origines, qui a dévié par rapport à son archétype et n’a plus de ce fait de racines dans son plasma culturel originel ». Bennabi a extrapolé ces considérations sur la société musulmane : « Après avoir vécu le moment exaltant à la naissance de sa civilisation, le moment d’Archimède de ses idées imprimées à l’époque Mohammédienne et Khalifale et de ses idées exprimées aux brillantes périodes de Damas et de Baghdâd, la société musulmane vit en ce moment la période silencieuse des idées mortes que nous a léguées la société post-almohadienne et qui sont nées aux pieds des minarets de Karawiyine, de la Zitouna et d’El-Azhar. Elles constituent, tant qu’elles n’auront pas été liquidées par un effort systématique, les virus héréditaires qui minent l’organisme musulman du dedans. »

Les idées mortes à leur tour font appel à des idées plus mortelles, importées d’un autre univers culturel et qui n’ont pas d’ancrage dans le moi profond des peuples : « Une idée mortelle est une idée qui a perdu son identité et sa valeur culturelle après avoir perdu ses racines demeurées sur place dans son univers culturel d’origine. »

Ces idées négatives, mortes et mortelles, deviennent un obstacle pour le mouvement du changement culturel, laissant place à une incohérence des idées et à un despotisme des choses ou des personnes au détriment des idées, ce qui produit des effets nocifs surtout sur le plan moral, social et politique. « C’est le moment douloureux où le musulman déchiré se partage en deux : le musulman pratiquant qui fait ses prières à la mosquée et sort de là pour devenir le musulman pratique plongé dans un autre univers. »

Fort heureusement, l’Histoire d’une Civilisation ne s’arrête pas à sa décadence, quand le processus est bouclé, à chaque fois un nouveau cycle de civilisation recommence. Mais le décollage d’une société nécessite des idées efficaces plus qu’authentiques. En effet, Bennabi pense que la véracité de l’idée n’est pas indispensable tant que l’idée imprègne les âmes et rend les Hommes plus efficaces. Prenons l’exemple de la société occidentale lors de la Renaissance où le Christianisme, malgré les critiques sur la véracité de ses idées, fut le plus grand moteur de l’efficacité. Par cette idée, Malek Bennabi nous invite à ne pas nous acharner à essayer de confirmer l’originalité de l’idée islamique mais plutôt à essayer de prouver sa validité et son application dans la réalité concrète : il ne s’agit pas de prouver que l’on est sincère mais que l’on est efficace. Et comme il l’avait toujours affirmé, il faut simplement, revenir à l’âme de l’Islam lui-même.

Conclusion

À travers son livre, Malek Bennabi théorise l’évolution des civilisations par des cycles redondants d’apogée et de décadence. Son analyse nous aide à poser le bon diagnostic des maux de notre société et nous permet aussi de combattre la fatalité en croyant en la possibilité d’une véritable renaissance. D’abord en identifiant nos archétypes, puis en les débarrassant de nos propres idées mortes et des idées meurtrières importées et imitées, afin d’arriver à la production d’idées efficaces, qui répondent à nos enjeux et nos besoins concrets pour pouvoir rentrer à grands pas dans l’Histoire.