L’Orientalisme

L’Orient Créé par l’Occident (Partie 1/2) Edward Said

Reda Mohammed DJABOUR

Il est évident que la vitesse du développement de la technologie et de la science va en crescendo ; à l’image de l’économie internationale qui ne cesse d’augmenter sa vitesse d’ accumulation de capitaux. Il semble que l’avancement de ces éléments soit le résultat d’efforts et d’ambitions individuelles, mais ce serait mensonger de négliger que l’ensemble des énergies doit travailler en synergie afin de créer ou d’incarner une certaine vision. Cela dit, à l’ère de la modernisation et de la globalisation, à l’ère du « trend » du citoyen du monde et l’ascension des exigences des individus, l’ensemble des peuples se trouve en train de subir des « pressions externes » pour « adopter » des « changements fondamentaux » : aux premiers rangs politiques, culturels mais surtout sociaux.

Chez les pays de l’Est, la polémique de la souveraineté nationale est couramment posée en question, et cela a pour origine cette position supérieure de « l’Ouest » ou plus précisément « l’Occident » par rapport à l’Est, nommé « l’Orient ». Mais d’où vient cette supériorité ? Les réponses et les justificatifs les plus répandus sont : l’avancement de la science, la technique et la politique. Dans cet article, nous ne traiterons pas des raisons intrinsèques au développement de l’Occident mais il s’agira de son rapport, inégal par définition, entretenu avec l’Orient. Qu’est-ce qui a fait que l’Est ou l’Orient se trouve encore depuis le 18ème siècle en train de consommer, subir ou bien « accepter et parfois aveuglement » des impositions étrangères à ses habitudes en répriment son intellect ou même en le dénigrant ? D’une manière fort insidieuse, il a été persuadé que ce qui est bon pour lui doit venir de l’extérieur, à travers ce que l’Occident a bien voulu lui révéler sur lui même, en prétendant le connaitre mieux que lui-même. Ainsi, on créa en Occident l’une des écoles qui, selon beaucoup d’historiens a eu un grand rôle dans la balance du pouvoir mondial, l’école de « L’Orientalisme ». L’Orientalisme se définit par : « un ensemble d’études sur l’Orient : les langues, les religions en premier degré, les sociétés, l’histoire, la poésie ; par quelqu’un en dehors de l’Orient ». Ceci dit, on perçoit déjà qu’il ne consiste pas en une étude « stagnée », mais c’est un processus d’accumulation de recueils, de revues, d’analyses, de romans dont la somme constituerait des domaines d’étude et par conséquent : une tradition.

Cette critique de l’Orientalisme par le Professeur Edward W. Said a été construite après de longues études de livres, de philologie des langues sémites et de lettres d’orientalistes. Cette oeuvre occupe une place sentinelle dans la compréhension de l’histoire et la philosophie de l’Orientalisme, et de mettre en lumière la lignée de ce domaine : ses périodes et ses différents aspects mais surtout sa contribution dans les relations Est- Ouest, notamment « Comment l’Occident gardait sa position supérieure vis-à-vis l’Orient ». Loin de la théorie complotiste selon laquelle les occidentaux contrôleraient l’Orient à travers des pions choisis par eux, au contraire, cette œuvre tente de démontrer que l’Orientalisme qui crée l’inégalité des rapports, est le fruit d’une longue tradition qui tend à construire un Orient sur mesure, calibré selon la vision et l’intérêt de l’Occident moyennant l’aliénation de la conception de l’autre. Edward Saïd donne une chronologie et une catégorisation pour expliquer son point de vue sur la création du type « Oriental », tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une étude de l’Orientalisme et sa cohérence intérieure et non une correspondance entre l’Orient et l’Orientalisme, c’est-à- dire il réfute que l’Orient soit une idée imaginaire. Ainsi, il affirme que l’Orient est une civilisation et comme toutes les autres civilisations, il a connu son apogée et sa décadence qui s’expliquent par des processus historiques internes et externes et non pas à cause d’une infériorité constitutionnelle comme le réclament les orientalistes. En revanche, les occidentaux ont préféré choisir la décadence de l’Orient comme unique repère pour créer le prototype du « type oriental » pour ensuite le généraliser sur tous les âges et les espaces en le répandant à travers la littérature et la culture pour légitimer la domination culturelle et politique.

« Je soutiens que, si l’on n’étudie pas l’orientalisme en tant que discours, on est incapable de comprendre la discipline extrêmement systématique qui a permis à la culture européenne de gérer – et même de produire – l’Orient du point de vue politique, sociologique, militaire, idéologique, scientifique et imaginaire pendant la période qui a suivi le siècle des Lumières […]. Après tout, un système d’idées capable de se maintenir comme sagesse transmissible (par les académies, les livres, les congrès, les universités, les bureaux des Affaires étrangères), depuis l’époque d’Ernest Renan, c’est-à-dire la fin des années 1840, jusqu’à nos jours aux États-Unis, doit être quelque chose de plus redoutable qu’une pure et simple série de mensonges. »

L’Orientalisme un Savoir Partiel pour Justifier une Domination Partiale

« Je ne prends aucune attitude de supériorité. Mais je leur demande [à Robertson et à tous ceux] qui ont la connaissance même la plus superficielle de l’Histoire de bien vouloir regarder en face les problèmes qui se posent à un homme d’État Anglais lorsqu’il est placé en situation de suprématie sur de grandes races comme celles de l’Egypte et de pays de l’Orient. Nous connaissons mieux la civilisation égyptienne que celle de tout autre pays, nous la connaissons de manière plus intime ; nous en savons plus sur elle. Elle dépasse la mesquine portée de l’Histoire de notre race, qui se perdait encore dans la préhistoire alors que la civilisation égyptienne avait déjà passé son âge d’or. Considérez tous les pays d’Orient. Ne parlez pas de supériorité ou d’infériorité. »

A partir de cette réponse d’Arthur James Balfour, on peut tirer une relation entre deux composantes : le savoir et la politique.

Dans sa justification de la nécessité de la présence (et non de l’occupation) de la Grande-Bretagne en Egypte, il n’évoque ni le pouvoir militaire ni le profit économique en premier, mais il la justifie par « la connaissance parfaite de l’Égypte ». Pour lui, une connaissance si profonde leur permettra de bien contrôler, plutôt de dominer : « Ne parlez pas de supériorité ou d’infériorité. » Cette expression, bien qu’elle soit une méthode rhétorique pour renforcer sa réponse, elle nous montre en même temps, que dans son esprit, il n’est pas question de se prendre pour un supérieur. Or, il proclame que ce savoir lui donne cette suprématie ‘naturelle’, ce savoir justifie sa présence car cette connaissance sur l’Égypte est l’Égypte.

Naturellement, la présence occidentale est indispensable aussi bien pour l’Occident que pour les indigènes, car « eux », les Orientaux ne peuvent se gérer ni se gouverner. On admet leurs contributions dans l’Histoire tout en limitant leurs capacités morales : « Les Nations Occidentales, dès qu’elles émergent dans l’Histoire, font preuve des débuts de ces capacités de self-government […] parce qu’elles ont des mérites propres […]. Vous pouvez parcourir toute l’histoire des Orientaux, et vous ne trouverez pas trace de self-government. Tous leurs grands siècles se sont produits sous le despotisme, sous un gouvernement absolu. Toutes leurs grandes contributions à la civilisation – et elles ont été grandes – se sont faites sous cette forme de gouvernement. Les conquérants ont succédé aux conquérants, les dominations ont suivi les dominations, mais vous n’avez jamais vu, dans toutes les révolutions du sort et de la fortune, l’une de ces nations établir de son propre mouvement ce que nous appelons, d’un point de vue occidental, ‘‘self-government’’. C’est un fait. » Aussi, Balfour ne se gêne pas du tout de parler à la place des égyptiens encore, pour eux et en leur nom : « Je suppose qu’un vrai sage oriental dirait que la tâche de gouverner, que nous avons prise sur nous en Egypte et ailleurs, n’est pas une tâche digne d’un philosophe – qu’il s’agit de basses besognes, de besognes inférieures, de faire ce qu’il y a à faire ». Il présume que l’Égyptien le plus sage confirmera ses dires, mais en aucun cas, ne considère l’avis des Égyptiens. Dans son esprit, l’Indigène ne sait pas déterminer ce qui est bon pour lui, autrement dit l’indigène ou l’Oriental qui cherche son autonomie ne sait rien sur « lui-même » et que sa sagesse ne lui servirait qu’à apprécier les biens-faits de la gouvernance étrangère, qu’il ne doit jamais considérer comme anormale.

Passons à l’essai de Lord Cromer dans The Edinburgh Review sur la race sujette et sur la façon de traiter avec l’Orient. Cromer parle en tant qu’administrateur depuis plus de 30 ans à l’Est. Son idée est centrée sur « bien connaître pour faciliter l’administration des races sujettes et générer plus de profits ». En d’autres termes, il exhorte le gouvernement britannique à mettre de côté son avidité commerciale et sa cupidité lors de la colonisation afin de bien connaitre la race assujettie pour atténuer le nationalisme égyptien et en tirer du profit autrement. Une sorte de supériorité qui assure « la satisfaction de la race inferieure », sans avoir besoin de lui imposer des mesures qui lui sont ultra-scientifiques et qui dépassent son intellect : « Il est essentiel que, dans chaque cas particulier, la décision soit prise en nous référant principalement à ce que, à la lumière de la connaissance et de l’expérience occidentales tempérées par des considérations locales, nous estimons en toute conscience valoir mieux pour la race sujette, et sans nous référer à un quelconque avantage réel ou supposé qui pourrait en revenir à l’Angleterre en tant que nation ou, ce qui arrive plus souvent, à des intérêts particuliers représentés par une ou plusieurs classes influentes anglaises. Si la Nation Britannique, prise dans son ensemble, garde à l’esprit ce principe et exige sérieusement qu’il soit appliqué, bien que nous ne puissions pas créer un patriotisme proche de celui qui est fondé sur l’affinité de la race ou la communauté de la langue, nous pouvons peut-être encourager une allégeance cosmopolite fondée sur le respect qui est toujours accordé aux talents supérieurs et à la conduite désintéressée et sur la gratitude provenant et des faveurs accordées et de celles à venir. On peut espérer, de toute façon, que l’Égyptien hésitera avant de confier son destin à quelque futur Arabi […]. Le sauvage d’Afrique centrale lui-même peut en fin de compte apprendre à chanter un hymne en l’honneur d’Astraea Redux telle que la représente le fonctionnaire anglais qui lui refuse le gin mais qui lui rend justice. En outre, le commerce y gagnera. »

Quand Balfour parle de connaissance sur l’Orient et Cromer de son expérience et celle des Occidentaux précédents, les deux mettent leur savoir au profit de leur Nation ou de l’Occident. Tous déshumanisent l’Orient, en affirmant que le monde se divise par nature épistémologique puis historique, scientifique en Occident dominant et Orient dominé. C’est leur définition de l’Oriental, c’est la définition de leur intuition, nourrie par la tradition orientaliste.

Kissinger, contrairement à Cromer, il ne prend même pas la peine de chercher une certaine validité pour justifier son rapport avec l’Orient, il suit ce que les linguistes appellent l’opposition binaire. Il divise simplement le monde en deux parties autour de la révolution newtonienne : le monde développé et le monde en voie de développement : « Les cultures qui ont échappé au premier choc de la pensée newtonienne ont conservé l’idée essentiellement pré-newtonienne que le monde réel est presque complètement intérieur à l’observateur ». Cette séparation ne diffère guère de celle faite par les orientalistes, en utilisant 60 ans plus tard le même lexique que Cromer et Balfour, sauf qu’il se trouve obligé de considérer l’Orient en construisant un système international afin qu’il soit géré par l’Occident : « construire un ordre international avant qu’une crise ne l’impose comme une nécessité ».

Quant à Bachelard, il affirme que : « L’intérieur d’une maison donne une impression d’intimité, de secret, de sécurité, réelle ou imaginaire, à cause des expériences qui viennent à paraître appropriées à cet intérieur. L’espace objectif d’une maison, ses recoins, ses corridors, sa cave, ses pièces, est moins important, de loin, que ce dont elle est chargée poétiquement et qui est d’habitude une qualité ayant un caractère imaginatif ou figuratif que nous pouvons nommer et éprouver : une maison peut être hantée, on peut s’y sentir chez soi, ou en prison, elle peut être magique. L’espace acquiert ainsi un sens émotionnel et même rationnel, par une espèce de processus poétique qui fait que les lointaines étendues, vagues et anonymes, se chargent de signification, pour nous, ici. »

Selon cette théorie sur la poétique de l’espace, l’obtention des objets ainsi que l’espace génère un certain sentiment vis-à-vis d’eux à partir des expériences. Autrement dit, un sentiment subjectif sur un espace.

C’est le cas pour l’Orient, cette région géographique qu’on ne connait qu’à travers les textes grecques et les contes de voyage, et qui a demeuré longtemps mystérieuse, excepté pour les conquêtes musulmanes. En effet, la force militaire musulmane menaçant la chrétienté a poussé le roi de France Philippe Le Bel à charger le pape Clément V de réunir le concile de Vienne de 1312, pour lever ce mystère. Cette réunion a conduit à la création des chaires de langues à Paris, Bologne, etc. On peut dire que c’était le début de l’érudition orientaliste. Et depuis, l’orientalisme a connu un progrès continuel, acquérant une cohérence interne en devisant par exemple l’Orient géographiquement en : Proche- Orient et Extrême-Orient. Une division bien-sûr centrée sur l’Occident, qui trace l’Orient, sans y être, en un Orient familier (découvert jadis par Alexandre) et un Orient lointain et aride (non connu d’Alexandre).

Jusqu’ici, cette délimitation est-elle uniquement géographique ? Et de quelle manière cette délimitation peut devenir la référence d’une limitation spirituelle ? Comme mentionné plus haut, la création de la chaire linguistique en Europe était une réponse à la menace de l’Islam sur la Chrétienté, ce qui prouve que le choc subi par les conquêtes musulmanes a persisté encore chez l’Occidental, même chez l’orientaliste du 18ème et 19ème siècle. On a déjà avancé un esprit de rivalité, de menace, accompagné d’une méthodologie non adaptée à son sujet. En effet, Norman Daniel a bien montré cette faille : les penseurs chrétiens étudiaient l’Islam en analogie avec le Christianisme, en calquant ce que Christ est pour le Christianisme, sur ce qu’est Mohamed pour l’Islam, ce qui est retrouvé notamment dans La Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot qui a demeuré la principale référence jusqu’au 19ème siècle. Les représentations et les images élaborées sont toutes transmises et réutilisées par des orientalistes, poètes, écrivains, etc. Cette vaste utilisation de la bibliothèque témoigne de la vaste place que l’Orientalisme a occupé durant cette époque entre le 18ème et 19ème siècle comme expliqué par Victor Hugo : « Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste. »

Ceci a conduit à la création de la mythologie de l’Orient mystérieux personnifié par d’un côté les orientalistes universitaires « savants sinologues, islamisants, spécialistes de l’indo-européen » et d’un autre côté ceux qui le sont par enthousiasme : Hugo dans les Orientales, Goethe dans le Divan occidentaloriental), ou les deux en même temps (Richard Burton, Edward Lane, Friedrich Schlegel). Cet enthousiasme a incité ces derniers à élaborer des romans, des récits de voyage et à appliquer les images types de l’Orient dont l’esthétique de la langue ne peut que renforcer ce prototype de l’Oriental arriéré, barbare, dépourvu de la rationalité, avide de jouissances.

Cela ne veut pas dire que tout le savoir transmis génération après génération est pure imagination, mais l’approche et la logique suivies ont créé une séparation spirituelle imaginaire et irréelle se basant sur un territoire géographique définissant le « nous » et le « eux ».

Projet

L’Orient n’a été pour l’Occident jusqu’au 19ème siècle qu’un domaine dominé, excepté l’Islam qui était jusqu’à la moitié du 18ème siècle un défi politique, intellectuel et parfois économique. L’Islam formait dans l’esprit des occidentaux une menace pour des raisons d’abord géographiques : « Depuis la fin du septième siècle jusqu’à la bataille de Lépante, en 1571, l’Islam, que ce soit sous sa forme arabe, ottomane ou nord-africaine et espagnole a dominé ou menacé effectivement la chrétienté européenne. » En fait, le mot Orient signifiait d’une manière rigoureuse l’Orient islamique ; contrairement à l’Inde qui ne présentait en aucune manière une menace pour l’Occident. On ne peut expliquer sa soumission que par l’autorité locale qui a laissé le pays ouvert à la rivalité entre pays européens, passant de la domination commerciale vers une tutelle complète.

On commençait à s’intéresser à l’Orient non-Islamique à partir de la moitié du 18ème siècle, dans la bibliothèque d’Herbelot dont les sources aux sujets des Indo-Persans étaient fondées sur des sources musulmanes. Ainsi, il est important de mentionner l’oeuvre : History of Saracens de Simon Ockley dans lequel il a avoué que les Européens leur doivent leurs premières connaissances en philosophie en précisant toutefois que l’Islam est une hérésie éhontée.

Il est important de parler de deux personnages de la période pré-napoléonienne :

Le premier est Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron : le traducteur de l’Avesta, grâce à qui l’Orient « était révélé à l’Europe dans la matérialité de ses textes, de ses langues et de ses civilisations », et ainsi l’ouverture de nouvelles perspectives pour l’Occident.

Le deuxième personnage est Sir William Jones : le créateur et premier président de l’Asiatic Society of Bangal 1874. Il a contribué à la traduction du Sanscrit et des Lois de Manu du persan, et a réalisé une codification de la culture orientale et l’a rassemblée en un digest complet de lois, de figures, de coutumes et d’images.

Bonaparte dans ses préparatifs, avait dans son esprit trois choses : premièrement couper la route de l’Orient islamique (l’Egypte) à l’Angleterre ; deuxièmement, reconquérir l’Egypte comme un nouvel Alexandre ; troisièmement, il lui semblait qu’il connaissait l’Egypte : tactiquement, stratégiquement, historiquement, mais surtout textuellement. Le domaine de l’Orientalisme est donc à la disposition de l’expédition occidentale « il se réfère explicitement à Volney dans ses réflexions sur l’expédition d’Egypte, les Campagnes d’Egypte et de Syrie (1798- 1799), qu’il dicta au général Bertrand à Sainte-Hélène. Volney, dit-il, considérait que trois barrières s’opposaient à l’hégémonie française en Orient, et qu’une force expéditionnaire française aurait donc à mener trois guerres : l’une contre l’Angleterre, la deuxième contre la Porte Ottomane et la troisième, la plus difficile, contre les Musulmans ». Le plus frappant dans sa stratégie est l’utilisation des savants orientalistes pour lui trouver des contacts avec les indigènes, une manière pour lui de leur prouver qu’il combattait pour l’Islam. Il allait même plus loin en invitant des imams, et oulémas pour interpréter le Coran au profit de son armée. Après avoir gagné la confiance des indigènes, il donna à Kleber des directifs pour administrer l’Egypte par l’intermédiaire des orientalistes et des chefs religieux islamiques.

Son projet ne s’est pas limité à traiter avec les Musulmans mais essentiellement à élaborer, textuellement le savoir sur l’Egypte et sur l’Orient au profit de l’Institut de l’Egypte qu’il a créé. Un savoir qui sera utilisé au profit de l’impérialisme occidental. Telle était la tâche principale des orientalistes qui s’est soldée par l’élaboration de « La Description de l’Egypte » en 33 volumes entre 1803 et 1828. Cette tradition se transforma de la description à la création à travers une série de textes à type de romans et de poèmes où on incarne le stéréotype oriental ; cependant le plus grand impact du travail de Napoléon sera le projet scientifique d’Ernest Renan « le Système comparé et Histoire des langues sémitiques de Renan, achevé en 1848 ».

Crise

Napoléon et Ferdinand de Lesseps, ont connu l’Orient à travers les textes de la tradition orientaliste, tel que les voyageurs l’ont vu, vécu, décrit et rendu vulnérable, exploitable, destiné à être gouverné. Il peut paraître étonnant de compter sur le textuel pour bâtir toute une idéologie, or cela a pu se produire en raison de l’inconnu que représentait l’Orient et de son éloignement ainsi que le succès qu’ont rencontré des livres réputés, dits de référence, même si ces derniers ne faisaient que créer une réalité au lieu de la décrire. C’est le poids de l’Orientalisme qui influence une perspective, une tradition ou ce que Michel Foucault appelle un discours.

Rappelons-nous que c’est à partir de Napoléon qu’on a commencé à s’intéresser à l’Orient contemporain, en plus des anciens écrits et l’utilisation directe de l’Orientalisme pour servir la politique. Si on veut tracer l’arbre généalogique intellectuel de l’Orientalisme, on citera : Gobineau, Renan, Humboldt, Steinthal, Burnouf, Rémusat, Palmer. En plus des sociétés savantes : Asiatic Society of Bangal 1874, la Société asiatique 1822 ; la Royal Asiatic Society 1823.

Néanmoins, il ne faut pas nier le rôle des ouvrages de fiction et de voyage dans la création du discours orientaliste. Ces derniers ont en commun « l’utilisation du même lexique que la tradition orientaliste a généré sous forme de généralités : par exemple une attitude d’un poète durant la période classique à Baghdâd va être généralisée à l’ensemble des orientaux ». Ces romanciers ont appliqué avec une conviction spirituelle ancrée en eux qui a renforcé la rhétorique orientaliste qui légitime le sentiment de supériorité de l’Occident et par conséquent l’Orientalisme et la politique se trouvaient concordants.

Après la conférence de Bandung, le monde a connu un nouvel ordre. Les pays orientaux ont gagné leur liberté et se trouvèrent face à de nouvelles puissances mondiales : USA et Union Soviétique. Les mouvements anticolonialistes ont eu pour origine peutêtre l’avidité de l’Occident pour les richesses avec exclusion totale des Orientaux mais aussi une réponse quasi normale à un esclavagisme total.

Vous pouvez imaginer l’ébranlement qu’a dû vivre l’Occident, lui qui croyait contrôler l’Orient, voire le créer. Une crise qui a engendré, comme le décrit Abdel Malek, « non seulement de grands ravages dans les idées orientalistes sur les races sujettes et fatalistes mais aussi spécialistes et grand public ont pris conscience du décalage, non seulement entre la science orientaliste et le matériau objet d’étude, mais également – et ce devait s’avérer déterminant – entre les conceptions, les méthodes et les instruments de travail des sciences humaines et sociales et ceux de l’orientalisme ».

Les orientalistes voyaient l’Islam (rappelons que l’Islam a occupé une place très large dans l’orientalisme) comme sujet de synthèse culturelle, c’est-à-dire un sujet qui doit être étudié en dehors de l’économie, de la politique, c’est-à-dire réduire l’Islam et le faire sortir de tout travail intellectuel, comme précisé dans le premier traité de Renan : « pour mieux le comprendre, il faut réduire l’islam à « la tente et la tribu. »

Quant à H. A. R. Gibb, malgré son savoir sur l’Islam et sa distinction en tant que spécialiste et non comme orientaliste, son attitude vis-à-vis l’Islam n’a pas changé par rapport à ses ainés orientalistes : « Celui qui étudie la civilisation arabe est arrêté par le contraste frappant entre la puissance imaginative que présentent par exemple certaines branches de la littérature arabe et la littéralité. La pédanterie que présentent le raisonnement et l’explication, même quand ils s’appliquent à ces mêmes productions. Il est vrai qu’il y a eu de grands philosophes chez les peuples musulmans et que certains d’entre eux étaient des Arabes, mais ce sont des exceptions rares. L’esprit arabe, que ce soit en relation avec le monde extérieur ou en relation avec le processus de la pensée, ne peut se défaire du sentiment profond que les événements concrets sont séparés et individuels. Je crois que c’est l’un des facteurs qui sont derrière ce « manque d’un sens de la loi » considéré par le professeur Macdonald comme la différence caractéristique de l’Oriental. C’est aussi ce qui explique quelque chose de très difficile à saisir pour l’étudiant occidental [jusqu’à ce que l’orientaliste le lui ait expliqué] : l’aversion des musulmans pour le processus intellectuel du rationalisme […]. Le rejet de modes de pensée rationalistes et de l’éthique utilitaire qui en est inséparable a donc ses racines, non dans ce qu’on appelle l’« obscurantisme » des théologiens musulmans, mais dans l’atomisme et la discontinuité de l’imagination arabe. » Il s’agit ici d’un pur Orientalisme qui considère toujours l’Oriental musulman comme bloqué dans le 7ème siècle (le siècle juste après la mort du Prophète Mohamed), et réduit l’Islam en le rendant taré dès le départ. De surcroit, le développement et l’ascension de l’Islam n’étaient qu’une « trahison de l’islam », ce qui justifie l’opposition des orientalistes à toutes les tentatives de réforme.

Dix-huit ans après, Gibb annonce la nouvelle approche des orientalistes modernes ou des spécialistes des sciences humaines : « l’orientaliste traditionnel n’apportera pas un savoir dépassé sur l’Orient ; non. Ses connaissances de spécialiste lui serviront à rappeler à ses collègues en « aires culturelles », non initiés qu’appliquer la psychologie et le mécanisme des institutions politiques occidentales à des situations asiatiques, c’est du pur Walt Disney. » C’est-à-dire il ne faut pas appliquer les sciences humaines sur eux, car chercher la logique et la rationalité chez les Orientaux relève du « waltdisnime » : Aladin et son tarbouche, fruits de l’alliance entre orientalistes et experts en sciences humaines, ont offert aux aspirations impériales des occidentaux une justification idoine pour amadouer leur propre peuple afin de dominer militairement les Orientaux.

C’est la nouvelle approche vis-à-vis d’un nouvel Orient, sophistiqué, indépendant souverain, ce n’est plus le rapport occupant impérial et indigène. Il est question de savoir utiliser l’avantage dans les sciences sociales et les acquis accumulés de l’Orientalisme afin de contrôler l’Orient sans interférer directement dans ses affaires : « Après tout, l’« Occident » a trouvé en face de lui, depuis la Seconde Guerre mondiale, un ennemi totalitaire astucieux qui s’est fait des alliés parmi les crédules nations orientales (africaines, asiatiques, sous-développées). Quelle meilleure façon de déborder l’ennemi que de jouer de l’esprit illogique des Orientaux de manière que seul un orientaliste peut imaginer? C’est ainsi qu’ont été créées des tactiques magistrales telles que la technique de la carotte et du bâton, l’Alliance pour le progrès, l’OTASE, etc., toutes fondées sur du « savoir » traditionnel, retravaillé pour qu’il permette une meilleure manipulation de son objet supposé. »