Bachelard – La Science, la Réalité et le Rationalisme

Kouider BESSAKRA

En flirtant avec la philosophie de Bachelard, on ne peut ne pas commencer à douter sur beaucoup de trivialités, sur ce que, jusque-là, nous avons considéré comme données fondamentales naturellement acquises par l’expérience quotidienne, ou cumulées et légitimement héritées par transmission à travers les siècles lors de cette péripétie humaine ; jusque-là insoupçonnées, fort à l’abri de tout questionnement, soit par paresse, soit par effet de dogme. En compagnie de Bachelard, on ne peut ne pas se poser des questions, entre autres, sur l’idée de ce qu’est le réel, la réalité, le réalisme… Sur l’écart entre la véracité et le sens de la réalité que nous nous faisons de l’existence d’un monde extra et dont on fait partie, qu’on perçoit de gré par nos sens ou qu’on conçoit par notre raison ; et de sa réalité (nature) intrinsèque en tant que tel, indépendamment ou en dehors de notre appréhension sensorielle et conscience psychologique… Monde dont on commence à apercevoir la complexité, non sans se rendre compte de notre incapacité à le saisir, ne serait-ce que d’une façon asymptotique, ou à la rigueur provisoirement intellectualisée par modes d’approches, par jeu de conjugaisons, de perceptions à l’aide de nos sens, et de conceptions élaborées par notre raison raisonnante.

Quand on aborde l’épistémologie de Bachelard, on ne peut ne pas se rendre compte de cette efficace mise en valeur et en relief de cette dialectique fondée sur la synthèse dynamique de la raison et de l’expérience. Bachelard, comme philosophe de son temps et dans une approche qui est celle du siècle, marquée par l’apparition de la psychanalyse comme phénomène cognitif, tente de montrer ce déploiement de notre être pensant en deux champs : le poétique et le normatif qui d’une façon consciente ou non, non seulement organise notre connaissance du réel, mais le fonde, le construit et le façonne, de sorte qu’on doit apprendre qu’il n’est jamais accessible sans médiations ; autrement dit, il ne se révèle que d’une façon récurrente. Le réel n’est ainsi jamais ce qu’on pourrait croire, mais toujours ce qu’on aurait dû penser. Le recours à l’exercice d’une raison critique, écrit-il dans son fameux ouvrage, La Philosophie du non, « entre les zones empiriques et les zones rationnelles du phénomène, doit s’interposer une psychanalyse de la connaissance, un renoncement aux images premières, aux erreurs premières entre autres… ». Autrement dit, pas de connaissance sans renouvèlement de méthodes, et dès lors que la connaissance a une généalogie, pas de rationalisme sans le recours à une activité dialectique dont le moteur est la raison critique, critique génétique incluse.
En effet, l’avènement des mécaniques non-newtoniennes (relativistes et quantiques) dans le domaine des sciences physiques, sujettes à l’expérimentation, et des géométries non euclidiennes (Riemanniennes et Lobatchevskiennes) dans le domaine des sciences logico-mathématiques, relevant de la raison pure, a non seulement mis en cause des évidences jusque-là incontestables, voire relevant de l’ordre de l’absolu, du sacré ; mais de plus, et surtout, a provoqué irréversiblement et violemment l’ébranlement de notre conception du réel et de la réalité, ainsi que d’autres conceptions durement façonnées au cours de plusieurs siècles…

Remarque, ce n’est pas pour des raisons de l’ordre des imperfections dans la configuration et l’organisation de l’univers comme objet de l’astronomie générale que la relativité a pris son essor. En réalité, elle est née d’une réflexion sur des concepts initiaux, autrement dit d’une mise en doute des idées évidentes insoupçonnables comme étant simples. Par exemple, quoi de plus immédiat, quoi de plus simple, quoi de plus évident que l’idée de simultanéité ? Les wagons du train partent tous simultanément et les rails sont parallèles : n’est-ce pas là une double vérité qui illustre à la fois les deux idées primitives de parallélisme et de simultanéité ? La relativité est ainsi fondée sur la critique de l’idée primitive de simultanéité, tout comme la géométrie de Lobatchevski est fondée sur la critique de l’idée primitive du parallélisme. Une idée qu’on croit première ne trouve en fait de base ni dans la raison ni dans l’expérience, elle ne saurait être définie ni logiquement, ni constatée physiquement sous une forme positive comme le note Brunschvicg.

Par ailleurs, et dès lors qu’on médite l’acte scientifique, on s’aperçoit que le réalisme en tant que substance et le rationalisme en tant qu’activité, s’inspirent l’un de l’autre dans un mouvement perpétuel. Ni l’un, ni l’autre isolément ne suffit à constituer ce qu’on appelle la preuve scientifique, de sorte que dans le règne des sciences comme connaissance objective à la rigueur, il n’y a pas de place pour une intuition du phénomène qui désigne d’un seul coup les fondements du réel. De plus, toute chose, tout objet en soi ou d’une façon intrinsèque est un « noumène » par excellence, qui sous-entend une exclusion de toute valeur phénoménale. Or, il n’y a de science ou de connaissance objective que la recherche des rapports entre les objets, donc l’étude des phénomènes que cela peut engendrer et jamais l’étude de la nature intrinsèque des objets en eux-mêmes, cette dernière relevant de la pure métaphysique.