Esthétique(s)

Contribution du Professeur Monsieur Mohamed BOUHAMIDI

Les rapports de la philosophie à l’art restent incertains dans leur naissance. Les premiers textes philosophiques qui s’intéressent à l’art sont rares et épisodiques. Les plus significatifs sont ceux des Pythagoriciens. A la base, Pythagore considère qu’il y a des objets mathématiques et que leurs relations sont harmonieuses. L’harmonie des mathématiques serait, selon lui, le soubassement de l’harmonie du monde des cieux et des mouvements des astres. Les nombres sont, également, pour Pythagore, symboles d’idées. Par exemple, la somme du premier carré (quatre) additionnée à la somme du premier impair (un) et du premier pair (deux), soit le nombre « sept », est chiffre du bonheur.   

Il n’est pas étrange qu’ils aient pu penser à une corrélation entre musique et objets mathématiques, qui sont de purs objets de l’esprit. Mais la musique, elle-même, est du domaine de l’esprit. Les connaissances déjà très étendues en astronomie permettent de concevoir un monde de l’harmonie et de la régularité, qui rajoute à l’observation directe de la beauté de la nature, une beauté moins visible et régie par des logiques abstraites, ou si vous préférez une beauté confortée par la connaissance. L’exemple du ciel, des étoiles et des planètes nous permet de comprendre que deux beautés peuvent se superposer, la beauté du ciel qu’admire la perception sensible des yeux, et celle de cette perception sensible renforcée par la connaissance. Il existera désormais deux niveaux d’accès à la beauté : celui des intellectuels et celui des autres, forcément plutôt manuels et populaires.

Les paroles sur la beauté ne peuvent plus avoir la même la même légitimité que la parole unique et consensuelle des sociétés dites primitives, celles d’avant les divisions sociales du travail.

La plupart des philosophes présocratiques s’exprimeront sur le rapport de l’art et de la nature, de la nécessité du premier de prendre en modèle la beauté de la seconde. Signalons la position particulière d’Héraclite le dialecticien qui considère que la beauté est dans l’unité des contraires,

Au long des deux siècles qui ont séparé Thalès de Milet de Socrate, les cités grecques de l’Ionie, mais surtout de Sicile et du Sud de l’Italie, ont sollicité les philosophes de trouver des solutions aux maux de leurs cités. Quelques-uns ont refusé, d’autres ont écrit des constitutions. D’autres, comme Pythagore refusant les inégalités et les dysharmonies qui prenaient naissance, ont préféré créer des contre-sociétés plutôt que de réformer leurs sociétés. Ainsi, Pythagore créa une secte qui entendait fuir ces dissonances sociales en créant ses propres lois et règles de vie toutes tournées vers l’ascétisme.

On peut noter donc que jusqu’à Socrate, les fragments de textes philosophiques de cette période traitait la question de la beauté comme objet réel, indépendant de l’action des hommes. Objet naturel ou objet de connaissance, mathématique ou géométrique, les philosophes la pensaient comme réalité extérieure. Notons aussi que cette perception d’une beauté « objective » favorise l’idée du modèle. Si elle existe en dehors de nous, la démarche esthétique serait de la reproduire ou de s’en rapprocher au plus près.

Dernière remarque importante : les écrits philosophiques comme les productions artistiques se produisaient sous forme de poèmes.

Le poème, le chant, est la forme générale des mythes des sociétés primitives. Cela signifie que la civilisation grecque est née dans ces formes anciennes d’expression de la pensée avant d’en arriver à la rhétorique puis à la philosophie et au texte non poétique pour les autres disciplines.

Deux événements majeurs arrivent en même temps. La rhétorique naît, en Sicile, au 5ième avant J.-C., avec Empédocle et son disciple Corax. Art de la persuasion dans les litiges judiciaires, elle se transforme avec les sophistes à Athènes en art de la persuasion politique, art de défendre avec le même succès une thèse et son contraire.

En passant de l’enceinte fermée des tribunaux, lieux des spécialistes, aux forums politiques, elle posera la question du rapport de la parole avec la vérité.    

Un deuxième événement survient sur ce fond : avec les sophistes, la parole apparaît essentiellement comme exprimant une vérité du sujet qui parle et non, l’objet ou l’idée dont on parle. Socrate les mettra en demeure de se déterminer par rapport à une idée fondamentale : si les sophistes ne renvoient pas à une connaissance fondamentale, vérifiable, à quoi sert leur enseignement ?  

Une bataille historique commence qui suivra deux axes parallèles, celui de la connaissance du Vrai (du Beau, du Juste, du Bien… etc.) et celui du service rendu à l’harmonie de la Cité, à son Bonheur.  Tout pour Socrate doit servir à la réalisation de l’harmonie de la Cité, à la manifestation du « Vrai », condition du « Juste ». Cette ligne de distinction va affecter l’art.

Platon brûlera les pièces de théâtre qu’il a écrites, et il avait une écriture d’une exceptionnelle beauté. Socrate critiquera Homère car son œuvre au lieu d’aider à la manifestation du Vrai en s’adressant à la raison, obscurcit au contraire la perception du Vrai et du Beau en excitant l’émotion. Le Beau, ne l’est que si lui-même devient une voie vers la manifestation du Vrai. Et donc le Beau c’est le Vrai ou, mieux encore, le Vrai c’est le Beau.  L’enjeu de l’esthétique est désormais de savoir si l’œuvre artistique sert les besoins d’harmonie de la Cité ou si elle leur nuit. L’esthétique comme pensée doit déterminer cette relation au social et la nier. Il n’y a plus de neutralité de la création mais engagement réel du côté de l’illusion émotionnelle ou de la contribution à la formation de la conscience vraie.  L’Art doit être jugé dans son rapport à un idéal de formation, d’éducation et d’harmonie politique de la Cité, en tout cas la Cité Idéale dont rêvait Platon.

Avec Socrate, la philosophie assume le défi de penser l’Art comme enjeu social, subjectif et non plus comme un enjeu de répétition et d’imitation d’un modèle externe à la vie de la Cité. Toute production artistique, chants et musique en premier, doivent converger vers l’acte du savoir du Bien, du Juste, du Beau et vers le raffermissement du courage et de la volonté (de se battre pour la défense d’Athènes). La grande césure est née : l’art est signifiant à partir des données sociales, et sa fonction est de raffermir le lien à la Cité ou de le distendre.  
Depuis, toute thèse qui présente l’Art comme libre et détaché des enjeux de la Cité, de la société ne serait qu’une répétition de l’illusionnisme sophiste ?

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  • Corax : https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1997_num_110_1_2713