Économie de Santé – Interview avec le Professeur OMAR AKTOUF

Nazih Mohamed Zakari KOUIDRAT    
Yanis AFIR

Omar AKTOUF est un éminent économiste et intellectuel algérien. Ayant accompli la majeure partie de sa carrière en tant que professeur titulaire à HEC Montréal, il a toutefois occupé plusieurs postes importants au sein d’entreprises algériennes et étrangères. Il est l’auteur de nombreux livres et publications scientifiques, qui lui ont valu des distinctions et les honneurs partout dans le monde.
Le professeur AKTOUF nous accorde aujourd’hui cette interview sur un sujet ô combien important pour nous : l’économie de santé.

Peut-on considérer les prestations de santé comme une marchandise ?

Non absolument pas. Les prestations de santé, ainsi que tous les besoins indispensables du citoyen, ne sont pas marchandisables ; seuls les besoins secondaires et superficiels peuvent l’être.
La maladie d’un être humain n’est pas une occasion de faire de l’argent, d’ailleurs la santé ne se chiffre pas, ne se calcule pas et ne se monnaye pas. En somme, ce n’est pas marchandisable. Il suffit de revenir au serment d’Hippocrate pour comprendre cela.
De manière plus générale, la santé, le logement, l’éducation, le transport, la nourriture et le vêtement et enfin la culture sont les 7 besoins essentiels de l’être humain que l’État doit obligatoirement garantir à tout citoyen, quel qu’il soit. Pour cela il faut aller chercher l’argent là où il est. À titre d’exemple, sachez que si l’on taxait de 0.5% les transactions financières des bourses mondiales, on aurait en une année assez d’argent pour soigner le monde entier. Cette idée fut proposée par James Tobin, prix Nobel d’économie.
Au final, la réponse est carrément non, dire que la santé est marchandisable n’a aucun sens.

D’après-vous, quel serait le modèle d’économie de la santé le plus adapté à notre histoire économique et notre réalité sociale ?

Écoutez, en théorie, le meilleur modèle de santé est évidemment celui qui soigne le mieux le citoyen, mais en pratique ce n’est pas si simple et il n’y a, concrètement, pas de modèle en soi. Je vais m’expliquer là-dessus.

Il y a quelques années, j’ai eu à faire, pour le compte du gouvernement du Québec, une étude comparative des systèmes de santé. Il faut savoir qu’auparavant, le Québec avait un système de santé calqué sur le modèle suédois, c’est-à-dire que toutes les prestations de santé étaient gratuites, y compris les soins dentaires chez les enfants ou chez les plus pauvres. Cependant, petit à petit le Canada s’est aligné sur le modèle américain, qui arrange bien les businessmen puisqu’ils ne doivent payer pratiquement aucune assurance.

Alors dans mon étude, j’ai comparé 5 pays occidentaux où le modèle de santé est réputé très bon : Suède, France, Belgique, Allemagne et Angleterre (avant la période Tatcher), avec 5 pays dont le modèle de santé (publique je précise) était réputé très mauvais, avec en tête les États-Unis, où la santé est réputée la plus chère au monde, l’Angleterre de Tatcher et d’autres…

J’essayais à ce titre de comparer différents critères pour comprendre ce qui faisait qu’un système était meilleur qu’un autre. Au début, j’ai tenté de comparer la part de PNB (Produit National Brut) que consacre chaque pays à sa santé. A ma grande surprise, les pays les plus mauvais étaient ceux qui mettaient le plus d’argent dans la santé, environ 13-14% de leur PNB, le double des autres pays qui y mettaient à peine 6-7% de leur PNB.

Puisque ce n’était visiblement pas l’argent qui faisait la différence, j’ai comparé un certain nombre de critères tels que la pauvreté, la qualité des transports et de l’éducation, l’accès à la culture ainsi que le nombre de livres par habitant, de bibliothèque par habitant, centres culturels, etc. Ces critères reflètent la qualité générale de vie, un peu comme l’IDH (Indice de Développement Humain). Et là, la discrimination était totale ! Les pays où les gens sont mieux nourris, mieux transportés et mieux instruits et cultivés ont des systèmes de santé systématiquement plus performants.

Ceci m’a amené à conclure dans mon étude que l’on ne pouvait avoir un système de santé performant en soi, mais qu’il rentrait dans le cadre des prestations globales du gouvernement.

Cela est parfaitement compréhensible, une société humaine est un tout. Un homme bien nourri tom- bera moins souvent malade, s’il est bien transporté il est moins stressé, s’il est cultivé il saura discerner une maladie grave d’un problème banal, et n’ira pas courir aux urgences pour tout et n’importe quoi. Une société dans laquelle les citoyens sont bien traités et l’ensemble des besoins essentiels sont satisfaits, possède un système de santé qui marche bien.

Évidemment le gouvernement du Québec n’a pas tenu compte de mon travail puisqu’il ne correspondait pas à ce qu’il voulait entendre.

En somme, il n’y a pas de système de santé idéal en soi. Si on veut déterminer le modèle de santé à appliquer, il faut savoir dans quel modèle de société nous voulons vivre.

Améliorer la santé équivaut à améliorer la nutrition, l’éducation, le transport et la culture. Un système de santé performant ne peut exister que dans une société globalement performante.

Maintenant si vous me permettez de glisser un petit mot concernant le problème de la privatisation ; je voudrais réaffirmer qu’il est complètement aberrant de considérer la santé comme une occasion de faire de l’argent. Pour ceux qui prétendent que seul le secteur privé est capable d’être performant, je leur dis d’aller voir la Suède, la Norvège ou l’Allemagne, où il existe certes un système public et un système privé, mais où le système public est aussi bon, parfois meilleur, que le système privé. Le système public se doit d’assurer une offre de soin optimale, avec un personnel compétent et les derniers équipements ; maintenant, le patient qui a de l’argent et qui préfère aller au privé pour son confort est totalement libre de le faire. Cependant j’insiste sur le fait que le système public doit assurer des offres de soin convenables. C’est un peu la même chose que pour le système d’éducation, nous n’avons aucun problème avec les écoles privées ; mais à côté, on doit avoir une école publique performante et bien équipée.


“ Un système de santé performant ne peut exister que dans une société globalement performante. ”

Est-il possible d’empêcher les déviances chrématistiques des entreprises dans le domaine de la santé ?

Oui c’est possible. À partir du moment où vous marchandisez quelque chose, vous mettez immédiatement en marche la logique chrématistique. Ce qui intéresse celui qui gagne sa vie par une marchandise est sa valeur d’échange, pas sa valeur d’usage ; tandis qu’en médecine ce qui compte c’est la qualité du geste médical proposé et la valeur d’usage est simplement l’efficacité et la rapidité avec lesquels on est rétabli ; il n’y a pas de valeur d’échange.

Dans la logique chrématistique, on prend en compte le coût d’une marchandise et on la revend à une valeur qui nous permet de dégager un bénéfice ; cependant, on ne peut appliquer cela à la santé. La santé ne se chiffre pas, elle s’apprécie et se donne !

La logique chrématistique n’a rien à faire dans les besoins essentiels, ils doivent être fournis par l’État, et c’est à lui d’empêcher les déviances chrématistiques en finançant convenablement la santé et en rémunérant correctement ses acteurs. Les médecins, pharmaciens, infirmiers et autres employés, doivent évidemment être correctement payés au vu de leurs longues études, leurs efforts et leur travail, mais il faut garder à l’esprit que l’hôpital n’est pas une institution dont le but est de faire des profits, il fonctionne avec un budget d’équilibre. S’il y a un surplus, il doit être réinjecté pour renouveler ou améliorer les équipements, mais en aucun cas l’hôpital n’est fait pour dégager des bénéfices.


“ La logique chrématistique n’a rien à faire dans les besoins essentiels. ”

Tel que développé dans votre œuvre “La stratégie de l’Autruche”, le management comme casuistique tend à banaliser et à justifier tous les déboires de l’économisme. Vous suggérez à ce titre, un modèle d’entreprise citoyenne comme solution. Pouvez-vous nous décrire sur quelles bases fonctionne cette entreprise citoyenne ?

Vous avez deux grands modèles de capitalisme qui s’opposent dans le monde : le capitalisme financier, adopté par des pays comme les États-Unis, le Canada, la Suisse ou la France ; et le capitalisme entrepreneurial, adopté par l’Allemagne, les pays scandinaves, le Japon et maintenant la Chine.

La différence entre les deux est que pour le capitalisme financier, la question centrale est « How to Make Money? », c’est-à-dire que pour une certaine marchandise, on s’arrangera pour avoir la différence maximale entre ses coûts de production et sa valeur d’échange. Tandis que dans le capitalisme entrepreneurial, la question qui se pose est « How to make a good product? », c’est-à-dire que c’est le point de vue de l’ingénieur et du technicien qui prime, pas celui du financier.

De là, on a deux grands modèles d’entreprises. Un premier pour lequel l’entreprise n’est là que pour enrichir son propriétaire et dont la seule signification est de maximiser les profits.

Cette recherche incessante de richesses se fait aux dépens du travailleur, de la société et de l’environnement ; ce système finit par déborder sur les besoins primaires, et c’est là que vous avez le flacon d’insuline à 400 dollars aux États-Unis…

Au sujet du second modèle d’entreprise, que j’appelle entreprise citoyenne, un nouveau mouvement émerge actuellement en France qui appelle à la « gouvernance collaborative » ou encore « l’entreprise libérée ». Ils revendiquent ce que je prône depuis 30 ans dans mes livres. Ce modèle considère que l’entreprise peut évidemment enrichir son patron et ses actionnaires, mais doit respecter certaines limites.

La première limite est le respect de l’environnement. Si pour faire des profits vous devez détruire un écosys- tème, excusez-moi ce ne sont plus des gains mais des pertes colossales, une catastrophe ! Je rappelle que la terre n’appartient pas qu’à nous, on l’empreinte à nos enfants. Encore une fois, c’est à l’État de veiller au res- pect de ces limites avec des lois fortes et strictes.

La deuxième limite est le respect de la dignité humaine. Le salaire minimum que doit payer l’entreprise à ses fonctionnaires doit leur permettre d’assurer convenablement leurs besoins primaires. Enfin, on ne doit faire ni de chômeurs ni de pauvres. Vous ne pouvez pas licencier alors que vous faites des gains, comme ce qui se fait actuellement dans beaucoup d’entreprises ; même à zéro profit vous êtes à l’équilibre, vous n’avez donc pas le droit de licencier.

Cette entreprise citoyenne existe bel et bien dans le monde, mais dans nos pays en voie de développement on refuse de voir cela car le modèle américain est par- fait pour que nos classes dominantes s’enrichissent, corrompent, détournent, polluent et fuient la fiscalité.

Encore une fois, l’entreprise citoyenne s’inscrit dans une pensée globale, il faut arrêter de saucissonner la société et ne réfléchir que par secteurs. Toutes ces questions sont complexes et reliées entre elles.


“ La santé ne se chiffre pas , elle s’apprécie et se donne !. ”