Technique & Civilisation -Lewis Mumford

Arslan ALLOUACHE

Présentation de l’auteur

Lewis Mumford (1895-1990) est un historien américain spécialiste en histoire de la technologie, des sciences et de l’urbanisme. Il est surtout connu pour sa critique acerbe de la société industrialisée où le développement technologique profite essentiellement à un complexe militaro-industriel. Sa pensée pourrait être rapportée à ce qu’on nommerait aujourd’hui « la décroissance » ou plutôt une meilleure gestion du savoir scientifique, afin d’en user sans gaspillage, sans pollution, et surtout, avec plus d’équité dans la répartition des richesses qui en découlent. S’étant toujours mis en position de pacifiste convaincu, il fût souvent accusé d’être un partisan du socialisme, a fortiori dans une Amérique en pleine guerre froide. Ses ouvrages les plus connus sont « le mythe de la machine » et « la cité à travers l’histoire » ainsi que l’ouvrage présenté dan cet article. Ils ont tous pour point commun de prêcher un retour à la raison avant que la fièvre du machinisme ne finisse d’aliéner les hommes à la technique.

Introduction

Depuis plus d’un millénaire, les fondements matériels et les formes culturelles de la civilisation ont été profondément influencés par le développement des sciences techniques et la sophistication des outils mis à la disposition de l’Humanité. Comment cela s’est-il produit ? Où et comment cela a-t-il débuté ? Quel est le degré de relation entre l’évolution de la technique et celle de la culture ? Et peut-on prévoir le devenir de l’Humanité en se basant sur son utilisation actuelle de sa technologie ? C’est à cette série de questions intrinsèquement liées à l’évolution et au devenir de l’Humanité que Lewis Mumford tente de répondre par le présent ouvrage. Ce livre, publié pour la première fois en 1934, date qu’on ne cessera de vérifier au cours de sa lecture, tant est précoce l’analyse qu’il fait des sociétés aux prises avec l’industrialisation effrénée, l’auteur n’ayant connu lors de sa rédaction ni les dangers de la pollution ni la disparition de tant d’êtres vivants, ni l’impact psychologique de l’abondance de moyens sur l’Homme moderne, ni mêmes les horreurs de la deuxième guerre mondiale.

 Cependant, ce livre est bien autre chose qu’une étude historique décrivant de manière neutre l’interrelation entre société et industrie. Notre écrivain s’étant affranchi des raideurs universitaires lors de son renoncement aux études supérieures, il propose l’ouvrage engagé d’un chercheur s’élevant contre l’aliénation de l’Homme à la croissance sans conscience de l’industrie moderne et à sa quête vers l’industrialisation sans bornes. Son regard d’historien-chercheur n’est pas tourné vers le passé, dont il ne se sert que pour comprendre l’origine du phénomène qu’il tente d’expliquer, mais vers l’avenir pour mettre en garde contre les débouchées de la trajectoire que l’Humanité est en train de prendre pour proposer, telle la synthèse d’un conflit entre l’Homme et la technique, une voie tierce permettant l’évolution parallèle des moyens techniques et des sciences sociales et des arts pour permettre une coexistence de l’Homme et de son génie.  Il n’est pas sans rappeler les récits religieux qui amènent le héros, l’Humanité, de l’innocence de la découverte, à la faute de l’aliénation, puis vers la rédemption par une quête nivellatrice de la conscience humaine ayant fini par dompter sa science.

Evolution de la technique 

Mumford commence son analyse en posant des définitions claires aux concepts sur lesquels il se base pour expliquer le développement technique, c’est ainsi qu’il différencie la machine de l’outil, de par le degré d’autonomie de la machine par rapport à celui qui la manipule. L’outil ayant fait son apparition depuis des millions d’années n’est qu’une extension spécialisée du corps humain lui permettant d’user d’une meilleure manière de son énergie physique pour accomplir sa tâche. La machine en revanche est indépendante de son auteur, son énergie, souvent externe, lui est propre et lui sert à accomplir une tâche spécifique, souvent unique et très spécialisée ; l’Homme étant alors relégué au rôle impersonnel de gestionnaire ou de coordinateur de la machine. Par exemple, un moulin à vent utilise l’énergie éolienne pour accomplir sa tâche spécifique, qui est de moudre le grain, sans l’apport d’énergie physique humaine.

 A partir de ces bases, il propose de retracer le cheminement du développement technologique depuis l’invention de la machine au Xème siècle, par l’entrée en scène des premiers moulins à eau, jusqu’à l’ère moderne. Ce développement pourrait être divisé en trois phases, se distinguant les unes des autres tant par la sophistication de leurs procédés que par la source d’énergie utilisée ou la relation qu’a eue l’Homme avec leur utilisation : 

1 – Phase Eotechnique (1000 -1800)

Elle débute après l’apparition en Europe occidentale d’instruments permettant de convertir une force naturelle, telle que la force animale, dont l’usage fut facilité par l’invention du fer à cheval et du harnais, la force hydraulique ainsi que la force éolienne qui furent grandement utilisées dans la production de moulins. Cette phase se distingue par son usage de matériaux naturels, essentiellement le bois, et l’application restreinte des technologies aux domaines de l’agriculture et de l’élevage. Elle fut marquée par la généralisation des horloges, des moulins qui ont permis de libérer les hommes d’une importante charge de travail, ainsi que l’invention de l’imprimerie qui permit une large propagation des sciences et techniques, ce qui amorça une accumulation de savoirs à même de garantir l’accélération du développement des sciences qui s’est déroulée par la suite.

2 – Phase Paléotechnique

Cette ère débuta avec la révolution industrielle en 1750, principalement en Angleterre où le retard pris par rapport à l’Europe facilita l’implantation de nouvelles technologies et la mise en action de la nouvelle idéologie machiniste. Elle se caractérise par le remplacement des vieux procédés eotechniques par de nouvelles technologies plus autonomes, plus sophistiquées et plus spécialisées. Les matériaux utilisés furent principalement le fer et le charbon grâce à l’invention des hauts-fourneaux. Le plus marquant dans cette phase n’a pas été la révolution des procédés techniques par rapport à la phase précédente, mais le changement dans la perception de l’Homme du travail. En effet, si la société eotechnique visait la survie communautaire ou l’auto-suffisance grâce à sa technologie, le but de l’industrie à l’ère paléotechnique était uniquement de réaliser le plus de gain au moindre coût possible ; il n’est donc pas anodin que cette période sombre fut caractérisée par une course effrénée vers le profit sans se soucier de la pollution engendrée ou de la détérioration des conditions de travail des ouvriers dans les usines de l’Angleterre victorienne. Le ciel à l’ère paléotechnique n’était visible que lors des rares grèves où l’arrêt des usines permettait de distinguer une parcelle bleuâtre parmi les nuages de Smog, mélange de fumée des hauts fourneaux et de poussière industrielle. La tamise fut transformée en un vaste égout où se déversait les déchets des usines sans se préoccuper de l’action de ces produits sur la santé des citoyens, des maladies éradiquées auparavant comme le rachitisme faisaient ravage tandis que les ouvriers, avilis par un travail harassant dès leur jeune âge, à des horaires de plus de 14h/j, dans des conditions infrahumaines, vivaient et mourraient entassés dans leurs cités dortoirs sans jamais avoir connu le ciel, la forêt, l’air pur, ni même une journée de congé.

3 – Phase Néotechnique

Fort heureusement, le développement des sciences fut tel que certains aspects néfastes de l’ère paléotechnique furent amortis par l’avènement de nouvelles technologies au XIXème siècle. L’usage du charbon fût peu à peu remplacé par l’usage de l’électricité comme source principale d’énergie, ce qui contribua pour beaucoup à la diminution de la pollution. Le degré de sophistication des machines a atteint un niveau tel que l’ouvrier cessa d’être la force de travail de l’industrie pour s’élever au rang de régulateur et de coordinateur des machines, d’où l’amélioration relative des conditions de travail, sans toutefois diminuer les disparités salariales entre les chefs d’entreprise et leurs ouvriers. La science également s’orienta progressivement vers la découverte de l’infiniment petit  et de l’infiniment grand, vers le développement de nouveaux moyens de communication et vers la découverte de nouveaux procédés permettant une meilleure exploitation des énergies naturelles renouvelables. Ce pas en avant, bien que prometteur et ayant eu d’excellentes répercussions sur la société et la culture, n’était pas suffisant pour détourner l’Humanité de la voie de l’autodestruction qu’elle avait emprunté en axant ses efforts sur le développement de l’industrie militaire, et la première guerre mondiale, appelée encore grande guerre au moment de la rédaction de cet ouvrage, en est l’exemple le plus édifiant.

Culture et technique 

Lewis Mumford pose l’introduction de l’horloge en Europe occidentale, au début du Xème siècle, comme le hérault de l’avènement de la société industrielle. La généralisation de son usage a permis aux hommes de changer leur perception du temps et d’amorcer une longue cascade de découvertes qui contribuèrent au développement technologique, ce dernier étant autant tributaire de la culture que la culture est influencée par les moyens techniques dont elle dispose, notre auteur explique cette relation par une co-production entre la culture et la technique. En effet, dès l’avènement des horloges, le temps passa d’un concept abstrait, qu’on mesurait au gré des saisons ou des actions quotidiennes, à une dimension tangible, un quanta d’heures « Et l’éternité cessa progressivement d’être le point de convergence des actions humaines ». Le temps n’était alors plus une succession d’évènements mais une succession d’heures, on pouvait alors le mesurer, le rationner, le répartir, le dépenser ou l’économiser, on pouvait même le prolonger ou maximiser son rendement par l’invention d’instruments diminuant la durée du travail. Il en fut de même pour une autre dimension bien connue et dominée par l’espèce humaine : l’espace. Au moyen âge, les relations spatiales tendaient à être organisées selon un ordre d’importance et de symboles, l’objet le plus haut de la cité était le plus important, c’est ainsi que la flèche de l’église dominait les autres bâtisses symbolisant la domination de l’église sur les espoirs et les craintes des fidèles. Cette ancienne conception de l’espace fut bouleversée entre le XIVème et le XVIIème siècle par la découverte du nouveau monde et la cartographie exacte des terres connues, l’espace cessa alors progressivement d’être une hiérarchie de valeurs pour n’incarner qu’un système de grandeurs. C’est dans cette optique que la notion de perspective fut introduite dans l’art médiéval, et la dimension qu’occupe un objet ou une personne sur la toile ne fut plus une marque d’importance mais de proximité.

 L’abstraction du temps et de l’espace mesurés ruinèrent alors les anciennes conceptions d’infini, la véritable échelle de l’espace n’était plus le paradis mais le mètre, de même que la véritable échelle du temps n’était plus l’éternité, mais l’heure.

 Un autre concept a joué un rôle majeur dans le développement des techniques, principalement dans l’accélération qui eut lieu lors de la fin de la phase eotechnique ainsi que toute la durée de la phase paléotechnique, il s’agit de l’introduction du capitalisme en Europe. Il amorça le passage d’une économie de troc à une économie monétaire, et donc à l’abstraction de la marchandise en quelque chose d’intangible et d’accumulable qu’est l’argent. Cette nouvelle conception favorisa l’accumulation de procédés techniques entrainant une évolution parallèle entre l’économie et la technique : le négociant accumulait les capitaux en accélérant la rotation du capital ou en découvrant de nouveaux territoires à exploiter, l’invention suivait son chemin en lui fournissant de nouveaux moyens d’exploitation et de nouvelles méthodes de production. En revanche, si le capitalisme a maintes fois favorisé le développement de la machine, il ne le faisait que lorsque ce développement était à même d’assurer un profit, ce qui détourna la science vers la recherche de nouveaux moyens de maximiser les gains de l’industrie plutôt que de faciliter la tâche de l’ouvrier, il est même arrivé que certaines avancées soient bloquées ou retardées car leur introduction constituait une menace au profit.

 Bien sûr, comme expliqué dans un précédent article « Guerre et Civilisation » paru dans le deuxième numéro du magazine, il est très difficile de parler d’évolution des sociétés sans parler d’une activité intrinsèquement liée à l’existence de l’Homme : la guerre. En effet, dans le domaine de la guerre, il n’y a nul obstacle à l’invention meurtrière, aucune limite n’était imposée à l’esprit des inventeurs. L’armée était, et ce dès sa modernisation au XVIIème siècle par le remplacement des groupes recrutés occasionnellement par des troupes armées fixes, disciplinées et exercées, la principale raison d’une production intensive d’armes à feu et donc le premier consommateur en fer, d’où le développement de l’industrie minière ainsi que celui des procédés de combustion, qui ont plus tard abouti à l’invention du moteur à combustion, ainsi que le développement des techniques défensives contre les armes à projectile. L’armée est le consommateur idéal des éléments produits à but guerrier car elle tend à réduire à zéro l’intervalle de temps entre la production et le remplacement rentable, le succès de la production étant dépendant de la consommation, rien ne garantit un remplacement à grande échelle mieux qu’une destruction organisée. 

 En résumé, l’essentiel des avancées techniques, principalement au cours du XVIIIème et XIXèmes siècles, était au service de la junte militaro-industrielle avilissant l’Homme et réduisant sa condition afin de mieux l’exploiter pour réaliser des profits ou gagner des conflits armés, d’où le retard monstrueux qu’a pris le développement des sciences humaines par rapport aux sciences techniques.

Perspectives 

La fin du XIXème siècle a assisté à une perte de la foi inébranlable qui mouvait auparavant les scientifiques. Oswald Spengler par exemple, l’un des plus grands sociologues modernes, entrevoyait déjà le déclin de la civilisation machiniste pour laisser place à une culture organique, c’est-à-dire, une culture plus en phase avec la nature. Le déclin de cette foi absolue a des causes variables, la plus importante était que la science a atteint un niveau de destruction tel que si l’Homme continuait à en user de la même manière, il précipiterait son propre anéantissement (nous notons que l’auteur a émis cette pensée alors que la bombe nucléaire n’avait pas encore vu le jour). D’autre part, on assista à une prise de conscience de la part du prolétariat qui comprit que la machine, dans l’industrie capitaliste, ne servait pas les ouvriers qui la manipulaient mais les propriétaires des moyens de production. 

 Les conceptions humaines furent donc modifiées en faveur d’un retour à la nature. L’économie serait non plus basée sur la production, la distribution puis la consommation dont le but ultime était de générer un profit, mais sur une gestion organique basée sur la conversion d’énergies naturelles intarissables en vue d’une production de biens assouvissant les besoins des sociétés leur permettant de se tourner vers la création. La clé du succès économique ne réside donc plus dans le nombre de chevaux-vapeurs produits afin de maximiser le rendement des machines mais dans le rapport entre l’effort mécanique fourni au regard des résultats sociaux et culturels.

Conclusion 

Cet ouvrage, jalon essentiel dans la bibliothèque de quiconque s’intéresserait à l’histoire, plus particulièrement à celle des techniques, dresse un tableau de l’évolution technicienne de l’Humanité puis détermine les principaux rapports d’influence et de co-production entre la technique et la société. Ceci dans le but de tirer une principale leçon : « l’Homme intériorise son monde extérieur et extériorise son monde intérieur. » Il lui est donc capital de ne pas intérioriser un monde machiniste qui ne laisserait place à aucune créativité et finirait par tuer sa qualité essentielle, son génie lui permettant de modeler les forces de la nature pour garantir son confort.

Références

– Technique et Civilisation – Lewis Mumford, Editions Parenthèses, 2016.

– L’Homme et la Technique – Oswald Spengler, Editions Gallimard, 1969.