Le Malaise dans la Civilisation et la Tragédie Humaine

Kouider BESSAKRA

Monsieur Kouider BESSAKRA est un intellectuel algérien ayant su allier les sciences technique et sociale. Professeur émérite de physique et de philosophie, ancien étudiant à la Sorbonne et imprégné de la pensée de Michel FOUCAULT et de Gaston BACHELARD.
Riche d’un parcours fécond entre l’Algérie et l’étranger, cet Homme de culture a su se forger des qualités de polyglotte et d’électron libre. Détaché des abysses idéologiques, il prône une pensée authentique tout en apprivoisant les outils d’ailleurs, en n’oubliant pas toutefois de les critiquer.
Néanmoins, sans doute sa plus grande qualité se cristalise dans son admirable humilité. Le Professeur BESSAKRA est toujours prompt à partager sa science et sa culture. Jamais il ne refuse une invitation à passer des heures en compagnie de jeunes passionnés ou autres néophytes.
Ce grand philosophe nous a honoré par sa contribution et nous tenons à lui exprimer toute notre gratitude pour ce qu’il incarne, et ce que deviennent ses compagnons à ses côtés.

Tout comme Kant, Freud met l’accent sur ce paradoxe insupportable chez l’homme : « l’homme, dit-il, est par nature un animal sociable qui ne supporte pas donc l’isolement et en même temps ne supporte pas non plus les contraintes nécessaires que lui impose cette nature ». Selon Freud, toute civilisation est fondée sur la répression de nos instincts originels, voire même vitaux, à savoir l’agressivité et la sexualité, soit des instincts qui tous deux protègent la vie et dont le but fondamental est la perpétuation de l’espèce. Autrement dit, c’est une répression qui nous éloigne, non sans violence, de notre état primitif (naturel), qui est due et amplifiée par cette prise de conscience très évoluée et développée, seule capable d’agir sur la nature des choses pour les transformer en vue d’une conception du monde.

De ce fait éclate le conflit inéluctable entre nature et culture comme le remarque Lévi- Strauss. L’opposition entre les deux fonde la spécificité de l’espèce humaine et en même temps sa condition tragique.

Toute culture, quelle qu’elle soit, est répressive, nous rappelle Freud. Il n’y a de culture qui ne tente de régler et réguler notre façon de vivre en collectivité, c’est là son but, sa fonction et sa propriété par essence, sa définition même ! À des degrés de répression, pourquoi l’homme a-t-il jusqu’à maintenant échoué dans sa tentative d’être heureux ou d’établir le bonheur en dépit des grands progrès spectaculaires de l’humanité ? Pourquoi dans notre société, dite moderne, où chaque jour s’affirme notre pouvoir sur la nature, le bonheur ne saurait-il être une fin souhaitée en soi et possible ? Freud tente d’élaborer une réponse à cette fameuse et grande question dans Malaise dans la Civilisation.

« L’homme n’est point cet être débonnaire, au coeur assoiffé d’amour, dont on dit qu’il se défend quand on l’attaque, mais un être au contraire qui doit porter au compte de ses données instinctives une bonne somme d’agressivité […]. Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. »

Le but de la civilisation ne devrait-il pas être d’oeuvrer de sorte à limiter l’agressivité, réduire au maximum possible ses manifestations ? Répondre à cette question consiste à sortir la problématique du cadre sociologique pour la replacer dans un cadre plus subtil, à savoir le psychique. N’est-il pas une erreur d’évaluation de croire que l’agressivité, tant perturbatrice de l’ordre social et source de conflits, découle du choix d’une forme sociale, de sorte qu’un autre choix peut l’atténuer ou l’éliminer progressivement ? Quels que soient le mode et la voie par la civilisation, la nature agressive de l’homme l’habite, indestructible, parce qu’elle procède de quelque chose de plus profond nous dit Freud, à savoir « la pulsion de la mort ».

En effet, contre la pulsion de la mort, la civilisation (l’ordre culturel) dans la perspective sociologique, a inventé un étrange détour en introjectant et intériorisant l’agressivité en la retournant contre le propre Moi, en instaurant des interdits et fixant les idéaux, incitant les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées, à savoir la restriction de la vie sexuelle à des buts de maintien de l’ordre social et d’imposer un idéal comme celui d’aimer son prochain comme soi-même, soit des idéaux dont la justification véritable est précisément que rien n’est plus contraire à la nature humaine primitive.

L’histoire de toute société est l’histoire d’une lutte des classes affirme Marx. À cela Freud objecte que l’histoire est une lutte d’Eros contre la pulsion de la mort. Une nouvelle perspective s’ouvre désormais, la signification de la civilisation ainsi que son but doivent être vus et conçus sous la perspective de la lutte entre Eros et la mort, entre l’instinct de vie et l’instinct de destruction telle qu’elle se déroule dans l’espèce humaine. Ce qu’on peut déduire de cette vision Freudienne, est le refus des utopies consolantes, rassurantes, parfois moralisantes, à défaut pour rechercher quel équilibre est possible entre la nécessité de vivre ensemble et les obstacles qui font qu’elle soit impossible.