Introduction à la sociologie classique

Rayane GHARSALLAH

 « Il y a pour le sociologue une contradiction entre l’exigence d’une rigueur scientifique dans l’analyse de la société et la conviction que les propositions scientifiques ne suffisent pas à unir les hommes. »

R. Aron

L’évolution des sciences sociales s’est grandement effectuée autour de l’idée de la rationalité de l’action humaine. L’objet de connaissance sociologique se présente ainsi comme une oscillation permanente et incomplète entre deux sociétés théoriques où l’une n’agirait que par réflexion, là où l’autre obéirait à des lois tout à fait matérielles. Or, la sociologie n’est non seulement pas une étude simplement étendue de la psychologie individuelle, mais il semble en même temps essentiel d’envisager les faits sociaux au-delà de la ratio traditionnelle. Notre présentation s’intéresse principalement aux premières perceptions sociologiques de la Raison par les sociologues « holistes » et « individualistes » du tournant du XXe siècle (où il apparaîtra que cette opposition schématique réduit la complémentarité réelle des deux approches) ; et, de manière plus accessoire, au conditionnement historique, théorique et méthodologique de la pensée sociale classique.

Qu’est-ce que la Sociologie Classique ?

Les sciences de l’Homme sont ordinairement perçues comme étant duelles : ou elles ont trait à ce qui est matériel, et elles sont alors dites naturelles ; ou elles traitent d’images moins évidemment perceptibles –telles que les relations entre les Hommes– et elles sont alors dites humaines.

Le projet sociologique, tel qu’élaboré à la fin du XXe siècle, correspond à la fois aux deux extrémités : considérer comme matériels les évènements mobiles et infiniment polysémiques que constitue le Social.

Pour Hegel par exemple, dont la pensée est formellement pré-sociologique, les individus n’ont de valeur que par leur contribution à la vie de l’Esprit du peuple, à la marche indépendante de l’Histoire : « Les individus s’évanouissent devant la généralité substantielle. C’est elle qui fait apparaître les individus dont elle a besoin pour atteindre ses buts. Les individus ne sauraient faire entrave à l’accomplissement de ce qui doit s’accomplir » (Hegel, 1837) ; la pensée économique regorge plus évidemment des questions sociales sous une forme sans doute encore plus directe. Pourtant, une fois dénuées de leurs vocabulaire et objectifs spécifiques (quoique au prix d’une certaine dénaturation, car il serait contreproductif de sombrer dans une idée de disciplines monovalentes et globalement analogues), il devient possible de voir dans ces considérations philosophiques les préambules d’une réflexion sur le social en lui-même : c’est ainsi que le lecteur des classiques de la sociologie ne peut s’empêcher de relever des affiliations entre les théories les plus strictement « sociales » et les diverses pensées présociales ou généralement asociales, qu’il existe ou non de lien apparent entre les auteurs ; c’est aussi l’une des particularités de la sociologie, par la nature du projet scientifique qu’elle se propose, que de s’étendre sur les autres disciplines et aspects de la vie commune.

Nous proposons donc, afin d’unifier davantage les propos de notre présentation, la définition suivante : est classique toute sociologie qui porte en elle une résolution idéelle et méthodologique de s’établir comme une science relativement autonome. Cela correspondra naturellement (mais pas exclusivement) à une grande partie des sociologues du tournant du XXème siècle, qui est aussi la période de l’institutionnalisation de la sociologie. Il est important, encore une fois, que ces analyses du rapport sociologique à la Raison n’excluent pas les réflexions antérieures sur la société : la philosophie et, plus évidemment, la littérature comportent toujours et inévitablement une part variable de social, mais la question réside en leur degré de focalisation sur cet élément en particulier.

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Les sciences nouvelles (il faut comprendre : les domaines nouveaux) sont souvent poussées par une nécessité théorique et pratique qui n’est pas immédiatement perçue par tous ; il existe donc aussi souvent une première période d’introduction et d’établissement ; c’est par exemple précisément ce qui sous-tend tous les chapitres des Règles de la méthode sociologique (1885). Mais, une fois institutionnalisée, la sociologie se soucie naturellement moins de sa valeur académique, au profit d’une réorientation vers la diversité de la réalité sociale, qui est son projet principal ; c’est cette même fixité disciplinaire qui, avec les bouleversements socioéconomiques du XXème siècle, marquera les transformations de la sociologie classique.

Notes biographiques

Beaucoup de théories se développent sur un fond textuel, un héritage théorique qui façonne d’une manière peu négligeable leur évolution ultérieure ; ce fait est singulièrement manquant dans la sociologie classique et est sûrement dû aux résolutions méthodologiques relatives à la concrétisation du champ d’études et que nous discuterons plus loin.  Commençons par établir le cadre historique correspondant à l’émergence de cette nouvelle Science.

Emile Durkheim (1858 – 1917) s’est presque toujours défini comme sociologue. Il fut professeur de philosophie puis de sciences sociales après son parcours à l’Ecole Normale Supérieure. Il enseigna la philosophie puis les sciences sociales dès 1887. Ses préoccupations d’emblée sociales se manifestent bien-sûr par ses publications personnelles, mais aussi et notamment par la revue L’Année Sociologique qu’il fonda et dirigea dès 1898, avec d’autres publications sociologiques contrastant avec sa relative discrétion politique.

Le parcours académique wébérien est vraisemblablement plus polyvalent : Max Weber (1864 – 1920) a d’abord été formé en droit et en sciences économiques. Il se spécialisa en histoire du droit et continua sa formation pour devenir avocat ; il accéda peu après au poste de professeur d’histoire du droit romain et de droit commercial. Peu après la mort de son père, Weber a vécu une longue période dépressive qui l’a contraint à suspendre ses travaux théoriques et son enseignement. C’est ainsi qu’une partie considérable de son œuvre restera à l’état de manuscrits.

Pour illustrer le processus réflexif de Weber, « L’Ethique Protestante et l’Esprit du Capitalisme » (1905) représente une importante et originale opposition à la montée du pouvoir du parti social-démocrate en Allemagne de l’est à l’époque du sociologue ; l’idée de Weber est que le matérialisme historique, i. e. l’explication de la progression historique uniquement par le conditionnement économique, ne suffit pas à expliquer les faits sociaux ; il y a des valeurs, des traditions qui comptent pour beaucoup dans le façonnement du cadre idéologique dans lequel prennent naissance les systèmes sociaux. Ce n’est pas pour rejeter complètement la composante économique, mais il emprunte plutôt l’expression d’ « affinité élective » : le matériel, ici le capitalisme, est en interaction avec l’esprit, qui permet de l’entretenir.

Le lecteur notera d’ailleurs dans notre étude que la pensée de Durkheim nous servira plus souvent que celle de Weber pour définir les buts du projet sociologique, et quoique cela corresponde à ce que nous avons brièvement développé plus haut au sujet des débuts de la sociologie et de son parcours institutionnel, nous verrons que les deux auteurs ne s’opposent qu’en méthodologies (le premier appartenant à la tradition positiviste, le second à la tradition allemande de l’herméneutique ou la théorie de l’explication et l’interprétation), et qu’en définitive, ils tentent tous les deux d’étudier, d’explorer la société comme une entité sui generis, non réductible à la somme de ses parties.

La Raison en Sociologie

« La première règle et la plus fondamentale est de considérer les faits sociaux comme des choses. »

(Durkheim, 1895)

Ce qui suivra constitue le fond de notre question : quelle place occupe la Raison[1] dans les actions humaines ?

Si l’on considère les débuts de la sociologie, il est facile d’y voir une négation de la raison individuelle comme véritable agent social : la sociologie classique, et plus précisément la sociologie Durkheimienne (car elle constituera, avec la sociologie wébérienne, notre principal champ d’étude) est avant tout une science, et, comme toute science, elle porte en elle une exigence méthodique qui l’éloigne vraisemblablement de tout élan individuel, et, par définition, subjectif de la pensée.

Or, il ne s’agit pas d’écarter complètement la raison, ni même de démontrer que l’individu ne fait que subir les actions du milieu social qui se présente et s’impose à lui, quand bien même le lexique sociologique parait vouloir déshumaniser l’action sociale. Le sociologue s’intéresse au contraire à l’affect tout comme il s’intéresse au raisonnement, mais uniquement dans la mesure où ceux-ci conduisent éventuellement à un évènement social empiriquement définissable. Disons simplement que le travail sociologique vise à souligner la dynamique dans laquelle se manifeste la volonté humaine, sous quelle forme l’action collective peut se présenter par rapport aux motifs d’action de ses agents, plutôt que la pensée qui l’a précédée (ou, plus rarement, guidée) dans sa forme la plus pure.

Il ne serait certainement pas incorrect de démontrer par quelques contre-exemples réels combien la Raison façonne de nombreuses fins sociales[2]. A cet égard, l’argument Durkheimien est le suivant : supposons que la Raison soit réellement et toujours à l’origine de l’action humaine ; elle revêt quand même une forme concrète, sociale, qu’il serait généralement plus judicieux, plus méthodologiquement adéquat de considérer avant de procéder à expliquer la volonté individuelle[3] et, plus tard, à élargir les symboles sociaux.

Exceptions à part, l’action dans la sociologie durkheimienne (et, nous le reverrons plus loin, dans la sociologie wébérienne) est le plus souvent routinière, affective, parfois calculée, et occasionnellement rationnelle, et ce uniquement si l’on se limite à la rationalité subjective. La réalité phénoménale, telle qu’elle se présente à Durkheim, ne fait que soutenir le caractère spontané de l’action humaine : « Ni Hobbes ni Rousseau ne paraissent avoir aperçu tout ce qu’il y a de contradictoire à admettre que l’individu soit lui-même l’auteur d’une machine qui a pour rôle essentiel de le dominer et de le contraindre, ou du moins il leur a paru que, pour faire disparaître cette contradiction, il suffisait de la dissimuler aux yeux de ceux qui en sont les victimes par l’habile artifice du pacte social. » (Durkheim, 1895)

Il faut noter qu’une grande partie de la réception de l’action est conditionnée par la conscience commune et par le caractère de ses agents : « Le caractère normal d’une chose et les sentiments d’éloignement qu’elle inspire peuvent même être solidaires (…) Le succès d’une idée ne réside pas ou peu, d’une manière générale, dans la qualité intrinsèque de cette idée, mais plutôt dans le caractère de ceux qui s’en font les apôtres. » (Durkheim, 1895)

Il existe également chez Durkheim un élément qui dépasse les prescriptions et qui est l’ « intégration sociale ». Nous assistons ici au passage des motifs d’action d’une finalité traditionnelle à une finalité d’ordre moral, et les conduites deviennent alors dictées par des convictions authentiques, à la fois voulues et inévitables. Les individus saisissent l’étendue de l’emprise que le social exerce sur eux et ils vont naturellement sacraliser ce pouvoir, et c’est donc cela qui confère à la morale sa puissance : elle n’est pas basée (ou du moins pas uniquement) sur la contrainte, mais sur un sentiment plus étendu, qui définit l’individu et qui le dépasse, qui est la société.

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« Nous appelons sociologie […] une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. »

(Weber, 1921)

Il existe pour tous les auteurs un univers idéel plus ou moins bien circonscrit qu’il est important d’explorer avant d’entreprendre leurs travaux théoriques ; ce fait est particulièrement juste pour la sociologie de Weber, et davantage encore, comme nous le verrons dans la section suivante, pour sa théorie de la démocratie. Cet univers, que nous ne développerons que sommairement, contient les éléments suivants.

D’après Weber, une action est toujours intentionnelle ; à partir de là, on peut la qualifier de rationnelle si les moyens sont adaptés aux buts (ou, en langage wébérien, aux significations), et il s’agirait ici d’une rationalité instrumentale ; ou alors si les conduites sont adaptées à leur valeur intrinsèque (morale, esthétique, religieuse), auquel cas il s’agirait d’une action normative(rationalité axiologique). Les cas contraires, c’est-à-dire où l’action est nonrationnelle et où l’action semble plutôt s’imposer à l’individu sont moins strictement définis : l’action traditionnelle obéit à des traditions qui n’ont jamais été variées, ou à des attitudes routinières, pulsées[4]. Enfin, l’action affectuelle se caractérise par la concrétisation immédiate d’émotions fortes. En résumé : une action est soit (1) rationnelle, où elle peut être d’origine instrumentale ou normative, soit (2) non rationnelle, où elle se déroule en obéissant à une exigence traditionnelle ou affectuelle. Par contre, une action qui n’est pas intentionnelle appartient forcément au domaine extra-social, car il n’y aurait pas ici un échange inter-individuel et elle ne serait pas orientée en fonction des autres actions sociales.

S’il s’agit pour le « pôle » collectiviste d’accorder d’emblée à la l’action sa forme la moins réflexive, il existe dans la pensée de Weber un engagement méthodologique qui se situe vraisemblablement à l’opposé du collectivisme durkheimien : il s’agit cette fois-ci de réduire méthodologiquement l’action humaine, comme elle se présente en réalité, à une rationalité instrumentale purement idéal-typique. Qu’est-ce que cela veut dire sur le plan méthodique ?

La compréhension des actions sociales consiste à saisir leurs significations. Dans certains cas, la compréhension est immédiate et le sens est directement apparent à l’observateur ; dans les cas contraires (qui sont vraisemblablement plus répandus et qui intéressent davantage le sociologue), le schéma causal est bien plus complexe. Alors, la compréhension explicative présente la méthode suivante : il s’agit de créer, comme modèle de référence, l’idéaltype de la rationalité instrumentale, à partir de laquelle il serait possible d’expliquer une conduite réelle : c’est cette distance qui sépare la conduite purement instrumentale, idéal-typique, de la conduite réelle qui permet de considérer les motifs hypothétiques de l’acteur social : l’action individuelle ne devient explicable qu’en référence à une action absolument rationnelle. Cependant, cela ne sera pas exceptionnel et la méthode compréhensive peut largement s’employer dans l’analyse de la société justement parce que l’activité n’est qu’occasionnellement pleinement consciente. Disons enfin qu’il s’agit davantage d’établir un champ méthodologique de recherche qui rapprocherait le sociologue des motifs des individus que de fixer définitivement les mécaniques sociales.

« Dans la grande masse des cas, l’activité réelle se déroule dans une obscure semi-conscience ou dans la non-conscience du ‘sens visé’. L’agent le ‘sent’ imprécisément plus qu’il ne le connaît ou ne le ‘pense clairement’ ; il agit dans la plupart des cas en obéissant à une impulsion où à la coutume. Ce n’est qu’occasionnellement qu’on prend conscience du sens (qu’il soit rationnel ou irrationnel) de l’activité, et dans les cas de l’activité similaire d’une masse c’est souvent le fait de quelques individus seulement. »

(Weber, 1921)

Toutefois, ce n’est pas à cette conclusion que s’arrêtera l’auteur. Son emplacement dans l’Histoire fera de lui un meilleur théoricien du processus de rationalisation caractéristique de notre temps.

Dans chacun des domaines de la vie sociale, nous assistons à des attitudes, des lois de plus en plus réflexives, calculées, organisées, qui visent à rendre plus efficaces les rapports sociaux mais qui semblent presque écarter tout élan irrationnel de l’homme. Il s’agit, selon l’expression de Weber, d’une « cage d’acier » représentée notamment par les institutions bureaucratiques et le capitalisme ; ceux-ci défont la solidarité sociale en ce qu’ils désacralisent ses relations et alimentent la recherche de l’intérêt personnel.

Pourtant, il ne serait nullement compliqué de démontrer que le degré d’organisation institutionnelle ne s’accompagne pas forcément de l’organisation systématique des conduites humaines, pas même en milieu institutionnel. Comment alors cette rationalité apparente a-t-elle pu prendre naissance et même prospérer à partir d’individus peu ou non rationnels ?

Il se passe ici des processus de normalisation entrepris a posteriori pour justifier, condamner, reprendre les actions, souvent non rationnelles des individus. Ceci se déroule par une nécessité axiologique qui, à la longue, donne place à un système routinier, fortement établi, qui n’est plus remis en cause : « Tout se passe comme si la rationalisation de l’action traditionnelle n’était rendue possible que par la médiation d’une certaine irrationalité des conduites » (Cuin, 2001).

Une vision quelque peu similaire mais plus optimiste se retrouve chez Durkheim où les comportements émotionnels constituent des irrégularités qu’il faudrait tenter d’éliminer par un esprit de discipline ; sinon, une conduite essentiellement émotionnelle correspondrait à un état d’anomie sociale qui n’est plus guidé par des règles cohésives et fonctionnelles. Inversement, une division du travail trop élaborée peut en effet conduire à une stratification conflictuelle et à haut potentiel concurrentiel.

La théorie sociale de la démocratie

Très généralement, il est possible de considérer les théories sociales de la démocratie chez nos deux auteurs comme suit : Durkheim (qui est beaucoup moins considéré comme ayant activement contribué à la sociologie politique) perçoit l’Etat comme une structure devant contribuer sinon à promouvoir, du moins à maintenir l’équilibre social par l’élément moral : il y a donc ici un engagement de la part de l’Etat envers chacun des individus de la société. La théorie wébérienne de la démocratie est dite formelle : les individus sont formellement égaux, mais ne peuvent agir de manière autonome qu’une fois à l’intérieur de la sphère politique. Commençons par la seconde conception.

D’abord, faisons une importante distinction : dans une société, il y a le pouvoir, qui est la probabilité qu’un acteur social obtienne sa volonté malgré les résistances externes, et la domination, qui est la probabilité qu’un ordre soit obéi ; la domination est donc le pouvoir légitimé. La compliance sociale ne peut être efficacement réalisée que lorsque l’individu voit dans sa subordination un intérêt sinon directement personnel, du moins apparemment bénéfique au groupe, mais la légitimité peut être également obtenue si elle constitue un mythe d’un ordre donné, internalisé par le groupe dominé à travers le groupe dominant.

Weber définit trois types d’autorités : l’autorité rationnelle, l’autorité traditionnelle et l’autorité charismatique ; dans les démocraties modernes (ou du moins dans celle qu’étudie Weber), l’autorité charismatique viendra s’opposer aux autorités traditionnelles et rationnelles. Comment cela se déroule-t-il ?

Nous avons noté plus haut le caractère de plus en plus calculé, rationnel de la société moderne, et dans un système aussi impersonnel que l’appareil démocratique, il faut au moins quelque chose d’identifiable, ici représentés par les leaders charismatiques. Ces personnages sont conscients du fondement émotionnel des actions et l’utilisent justement dans leurs discours, ce qui permet de bouleverser les attitudes routinières et constituer un nouvel ordre social rationnalisé par des règles et institutions sociales mais où les actions affectives restent fortement refoulées. le leader peut convenablement contrecarrer le rationalisme bureaucratique justement parce que son discours est largement émotionnel ; ce consentement des masses assure donc un certain équilibre social par son élément irrationnel, par sa capacité à nouer des liens non plus pratiques mais affectifs avec les masses. Ces liens ne sont pas stables et il ne faut pas oublier que le Leader est contraint à suivre les objectifs du parti politique auquel il appartient ; or, les objectifs des partis sont souvent strictement instrumentaux puisqu’il s’agit au fond d’acquérir (ou de maintenir) un certain pouvoir.

Il y a ici une seconde distinction à faire et qui intéresse particulièrement notre question : tandis que les relations entre l’élite et la population reposent sur le consentement, celui-ci est plutôt d’ordre cognitif, irrationnel, et correspond à des opinions fabriquées sur une société malléable, ouverte : le consentement de l’individu wébérien n’est souvent qu’illusoirement volontaire et la société est continuellement menée par des partis politiques et des leaders charismatiques tenant des discours plus ou moins adaptés mais restant toujours dans le même schéma autoritaire.

La démocratie, telle que décrite et symbolisée par Weber, repose sur les mêmes processus de rationalisation et d’instrumentalité : les individus sont formellement égaux dans leurs droits, et celui-ci consiste en grande partie à promouvoir les choix de l’élite ; elle reste malgré cela pratiquement l’unique antidote moderne à la bureaucratie et au capitalisme, et il y reste toutefois un champ de liberté individuelle. La démocratie représente donc la meilleure alternative car « la liberté doit être formellement institutionnalisée pour être préservée ». (Prager, 1981)

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Nous abordons la théorie durkheimienne de la démocratie en second lieu car nous reconnaissons ce qu’elle peut avoir d’idéaliste comme conception de la société ; elle comporte tout de même certaines nuances et pourrait être à l’origine d’un système de valeurs plus solide pour les démocraties actuelles.

Pour Durkheim, l’état doit être partiellement séparé du peuple de telle manière à promouvoir à la fois l’action individuelle selon les attributs personnels de chaque individu et les croyances du groupe, sans pour autant les orienter activement ; ses actions directes concerneront plutôt le bon fonctionnement des affaires publiques. Ici les individus sont en même temps infiniment distincts dans leurs comportements et systèmes de valeurs, et unis par un substratum unique à leur société, ce qui correspond à une vision relativement plus moderne de la démocratie. En somme, l’implication de l’état doit être telle que sa présence soit autonome et nettement séparée de celle de la population, qu’il reproduise et préserve le système des valeurs de la société, sans devoir imposer les sentiments de la majorité sur les collectivités restantes ; cela dépendra du degré de différenciation de la société en question, plus communément décrit comme les « classes sociales » qui constituent cette société. L’état a donc ici un engagement moral envers l’individu. De plus, la dynamique sociale opère de telle manière à rendre l’état non plus seulement le dépositaire organisateur des sentiments collectifs, mais le promoteur d’une morale sociale concrétisé par le système juridique et communément respectée, qui oriente elle-même les comportements individuels.

Nous retiendrons à la faveur de notre question qu’il existe dans la démocratie de Durkheim un consentement collectif qui relève d’une rationalité morale relativement plus importante et qui pourrait lui conférer une certaine stabilité qui semble cruellement manquer dans les démocraties modernes, mais qui présuppose que l’homme est un acteur au moins principalement moral, et tend non pas à expliquer comment les faits se déroulent dans une société, mais plutôt à décrire hypothétiquement la manière dont la société devrait marcher. En définitive, quel que soit l’état d’une société donnée, cela consiste à affirmer que la solidarité organique ne suffit pas à l’émancipation de l’individu tant que manque la solidarité morale.

Mais, au final, quelle est la valeur d’une science normative ? La science devrait être inductive : de l’observation vers la théorie, plutôt que déductive : de la théorie vers l’observation ; or, pour établir une causalité, il faut procéder de la méthode déductive. Voilà la grande épreuve de la sociologie.

Conclusion : L’équilibre Nous-Je

« C’est là en particulier un caractère essentiel de notre époque : les hommes veulent moins se laisser conduire par la confiance ou l’autorité, mais ils veulent fonder leur participation à une activité sur leur propre entendement, leur conviction et leur avis indépendants. »

(Hegel, 1837)

Maintenant que les particularités de chaque auteur sont établies et qu’il est possible de visualiser approximativement dans quelles circonstances la sociologie a évolué, nous consacrerons cette conclusion à l’application de ces règles méthodologiques classiques à notre temps : dans quelle mesure la sociologie classique peut-elle interpréter les évènements du Monde Moderne ? et de quelle manière ces théories peuvent-elles encore rester efficacement complémentaires ?

Essayons d’abord d’établir une signification du Monde Moderne. Le raccourcissement des distances, l’enchevêtrement culturel, le bouleversement des moyens de pouvoir, à présent, ne suffisent plus à définir notre monde, et il nous faudra réfléchir à de nouvelles manières de décrire son déroulement, ou sinon à réinventer ces concepts de la modernité : « Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne savons pas avec certitude ce que c’est que l’État, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie, le socialisme, le communisme, etc., la méthode voudrait donc que l’on s’interdît tout usage de ces concepts, tant qu’ils ne sont pas scientifiquement constitués ». (Durkheim, 1895)

Il faut noter que l’immense processus d’intégration que vit l’humanité à ce point de son développement procède par des voies beaucoup plus complexes que ne le suggèrent les théories communes sur la globalisation ; il s’agit non pas d’une assimilation aveugle (même si elle nous paraît souvent irréfléchie) de la culture dominante, mais d’une intégration successive à un ordre préexistant : les êtres, les peuples s’approprient toute culture extérieure et la reproduisent pour ainsi dire à leur manière (Appadurai, 1996). C’est donc également ce qui se passe avec la démocratie qui a peut-être été trop rapidement mais virtuellement universalisée, et ce nonobstant le système politique préexistent.

Marcel Mauss (qui a certainement un projet sociologique entièrement à part et que nous ne convoquons à présent que pour des fins de contraste théorique) rentre bien dans la catégorie des sociologues classiques dans la mesure où il relève tout autant que Durkheim la nécessité de dépasser les vieilles définitions strictement abstraites de la sociologie et de se concentrer sur l’aspect concret des fait sociaux (« Il y a des choses et des hommes »). En tentant de résoudre cette même question, il distingue d’une manière quelque peu trop conceptuelle l’homme total et instinctif de l’homme de l’élite, qui « sait exercer, grâce à son éducation, à ses concepts, à ses choix délibérés, un contrôle sur chacun de ses actes ». Nous dirons d’une manière plus générale que la nature d’une société donnée, son mode de gouvernement, son Histoire, contribuent fortement d’abord à la compréhension, puis à l’expression phénoménale de la volonté individuelle.

Nous en retirerons également qu’il existe une distance qui sépare la pensée académique de la réalité sociale, de laquelle le sociologique devrait toujours prendre garde s’il souhaite rester en phase avec sa société : « L’une des erreurs communes de la sociologie est de croire à l’uniformité d’une mentalité qu’on se figure, en somme, à partir d’une mentalité – je dirai académique – du genre de la nôtre. »  (Mauss, 1924)

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L’étude de quelques-uns des principaux projets de la sociologie classique –qui a été au centre de cette présentation– et l’analyse de l’évolution de la discipline sociologique montrent qu’il existe une relativité non seulement spatiotemporelle mais linguistique, technique, qui dépend inévitablement du processus scientifique : le Social offre un matériau que le sociologue manœuvrera plus ou moins librement et selon son emplacement dans le cours de l’Histoire ; ainsi notre objectif général a-t-il été celui de simuler, à travers et au-delà de la perception classique de la Raison, les éléments sociaux susceptibles d’aboutir à l’entreprise sociologique.


[1] Bien que cela dépasse les objectifs de notre étude, nous nous arrêterons brièvement sur le cartésianisme en tant qu’éventuel prédécesseur de l’invention sociologique : les résolutions de la sociologie classique, et plus précisément les Règles de la Méthode Sociologique, ne sont pas sans rappeler le projet scientifique de Descartes dans le Discours de la méthode ; or, ce rapprochement est tout à fait extérieur, car si le souci du concret est également apparent chez les deux scientifiques, la Raison (qui est effectivement l’une des principales occupations cartésiennes) n’a qu’une place secondaire en sociologie, du moins en sociologie classique. De plus, Descartes paraît saisir la distance entre la pensée, son expression volontaire et comment elle se présente à l’individu,  mais il adopte en même temps envers sa société une attitude que l’on est presque tenté de qualifier de conformiste : « il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j’aurais à vivre ; et que pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu’ils pratiquaient qu’à ce qu’ils disaient, non seulement à cause qu’en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu’ils croient, mais aussi à cause que plusieurs l’ignorent eux-mêmes, car, l’action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît qu’on la croit, elles sont souvent l’une sans l’autre » (Descartes, 1637). Ces faits nous renseignent sans doute davantage sur la complexité de l’œuvre et de la postérité cartésiennes que sur la sociologie classique.

[2] Comme c’est le cas dans la sphère académique, par exemple, où la lenteur des évènements confère aux agents le temps nécessaire de réfléchir sur les remaniements qu’ils jugent nécessaires ; encore que ces décisions ne paraissent obéir qu’à une logique préexistante, et qu’elles se déroulent souvent à l’intérieur d’une sphère bien définie, reflétant davantage l’accumulation des pensées de leurs agents que leur réflexion face à la réalité sociale et à la suite de leurs actions. Plus encore, elles sont sans conséquences sociales majeures et immédiatement saisissables.

[3] « Par exemple, ce qui constitue le donné immédiat de la science des mœurs n’est pas telle ou telle conception de l’idéal de moralité en général, ce n’est pas l’idée abstraite de richesse ou de valeur mais tout l’ensemble de l’organisation économique. » (Durkheim, 1895)

[4]  Ce type d’action n’est pas facilement distinguable de l’action normative. Nous retiendrons que l’action traditionnelle provient d’un terrain rationnel plus important et qu’elle occasionne relativement moins de contrariétés réflexives.

Bibliographie

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