Esquisse d’un Tableau Historique des Progrès Humains – Nicolas de Condorcet

Nazih Mohamed Zakari KOUIDRAT

Nicolas de Condorcet est considéré, dans l’histoire de la pensée française, comme le dernier des « philosophes » et l’unique ayant pris une part active à la Révolution. Son ouvrage consacre un résumé philosophique d’avant le XVIIIe siècle, qui était voué à être une œuvre introspective et rétrospective majeure, si la mort ne guettait pas son auteur. Il s’est contenté littéralement d’une esquisse ou d’une vision panoramique sur le « progrès » qui donne un sens à la marche de l’Histoire ; c’est-à-dire un sens au passé et à l’avenir pour réaliser une biographie du genre humain.

Introduction

Le moteur de l’Histoire, selon la lecture de Condorcet, est représenté par l’esprit humain, qui résiste à l’extinction des hommes en se transmettant d’époque en époque sous l’aile protectrice de la « perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine ». Ceci grâce à la caractéristique accumulative toujours positive des vérités et des connaissances visant la réalisation de la raison, de sorte que l’histoire de l’Humanité devienne l’histoire du progrès ou l’histoire de la raison. Il divise alors l’Histoire en fonction de l’évolution des connaissances et non pas suivant les épisodes politiques.

Si Condorcet regarde le progrès de l’esprit humain comme le moteur de l’Histoire, il considère le besoin comme étant son carburant. Partant des besoins élémentaires des peuplades aux besoins de luxe des contemporains, les besoins stimulent et développent la science ainsi que le souci de rendre l’existence meilleure.

Des sociétés primitives à l’invention de l’écriture

Les premiers hommes semblent d’abord s’être réunis grâce au sentiment d’attachement familial. Les familles s’agrandissent, se mélangent et s’entraident. L’attachement croît et se transmet à la terre qui les héberge ainsi qu’à la société qu’ils organisent en peuplades.  

Ainsi, le premier état de civilisation de l’Homme éclot par des sociétés restreintes qui communiquent leurs besoins, leurs usages, leurs idées morales et vivent de chasse et de pêche puis d’agriculture, évoluant donc de la consommation directe, à la plantation et à la domestication des animaux. De cette manière, la division sociale du travail fut instituée par la propriété, qui déplace la propriété de groupe vers une propriété plus étroite à travers la spécialisation des fonctions des individus par la possession d’armes, de troupeaux et de parcelles de terre à cultiver.

Quand les hommes ont assuré leurs besoins physiques de subsistance avec facilité et abondance, ils devinrent plus enclins à éprouver leurs facultés cérébrales et à innover, notamment par le développement de la laine et les vêtements. Plus tard, une partie du surplus des récoltes fut échangé contre le travail de la terre par un autre. De plus, la diversité des produits et l’inégalité de leur distribution accéléra les échanges puis créa in fine la classe des marchands (qui achètent et vendent sans rien produire). Néanmoins, « l’hospitalité, qui se pratique aussi chez les sauvages, prend chez les peuples pasteurs un caractère plus prononcé, plus solennel. Cet acte d’humanité devient un devoir social, et on l’assujettit à des règles. Comme certaines familles avaient non seulement une subsistance assurée, mais un superflu constant, et que d’autres hommes manquaient du nécessaire, la compassion naturelle pour leurs souffrances fit naître le sentiment et l’habitude de la bienfaisance ».

Les premières institutions politiques ont pris forme lorsque la nécessité de prendre une décision qui concerne toute la peuplade s’est affirmée, particulièrement pendant les querelles, en se référant naturellement aux personnes les plus dignes de confiance (de par leur âge, expérience ou exploits). Nous nous arrêtons sur ce point pour souligner que Condorcet situe ici les premières lueurs de l’origine de l’esclavage, qu’il définit par « l’inégalité de droits politiques entre les hommes parvenus à l’âge de la maturité »

S’appuyant sur les chefs des plus puissantes familles, des conseils s’établirent, afin de constater les propriétés et les règles de succession, et d’admettre les usages dans le but de les perpétuer, formant ainsi les prémices de la jurisprudence.

Au fil des époques, le développement des sociétés devient moins uniforme, essentiellement à cause des conquêtes, de la découverte de nouveaux territoires et du brassage des peuples. En conséquence, un autre type de division a vu le jour selon que les hommes soient descendants des conquérants ou des conquis, faisant le lit des inégalités héréditaires entre les peuples vainqueurs et vaincus (noblesse héréditaire versus esclavage). Cette nouvelle division a favorisé le despotisme et la concentration des pouvoirs et des décisions aux mains d’un seul homme, qui exerce l’oppression à travers les forces militaires qui lui sont inféodées.

Le concours de ces mutations profondes a rendu les hommes plus sédentaires, plus proches, en communiquant à la fois leurs réalisations et leur besoin d’inventions, jusqu’à ce qu’ils éprouvèrent la nécessité de garder une empreinte de leur mémoire et de leurs usages, résistante au temps et comprise de tous. Et l’écriture fut inventée. Elle constitua une évolution majeure et inévitable de l’histoire de l’Humanité. Elle fut d’abord peinture, puis métaphore et enfin l’art d’attacher une idée à son signe : « L’invention de l’arc avait été l’ouvrage d’un homme de génie : la formation d’une langue fut celui de la société entière ». (Pour une autre lecture su  l’origine de l’écriture, cf article de M. KHETTAB – Essaie sur l’Origine des Langues – Medpress n°3 Janvier 2020).

La civilisation gréco-romaine

La Grèce, fécondée par les lumières d’Orient (noter l’absence de détails sur cette culture dans le livre !), a fait briller sa civilisation de mille feux. Comme il n’existait pas de caste qui s’accapare de son usage, le savoir oriental était accessible à tous, à travers les écoles grecques de philosophie et de science qui l’exploitaient et le propageaient.

Cependant, les Grecs s’étaient évertués à peloter, manipuler et triturer les lettres, les mots et les expressions, de façon à en trier tout à la fois des sens propres et figurés qui justifient en même temps une idée et son contraire. Persuader, leurrer, tromper et proférer des discours, cohérents en apparence, mais défendant des idées contradictoires, devinrent une qualité, une vertu, presque une science aux mains des sophistes. La vérité et la justice ne faisaient pas partie de leurs objectifs ; naturellement, ils ne les ont que rarement atteintes, car obnubilés par l’imprégnation de leurs discours par des teintes divines et surnaturelles, afin de feindre la hauteur face à leurs semblables.

Or, cet usage peu méritoire de la rhétorique a contribué à aiguiser les esprits, affûter la pensée et acérer l’argumentation, afin de rendre l’intelligence perméable aux nouvelles idées audacieuses et l’habituer à la réflexion complexe.

Concernant la politique, elle naquit de l’observation des méthodes de gouvernance puis elle acquit de la profondeur avec Aristote et Platon. Aristote pénétra l’esprit humain et préleva de son essence les lois logiques du syllogisme pour juger de la pertinence des arguments, faisant élever le raisonnement de l’esprit humain à un niveau supérieur.

Quant à Rome, elle sut se mettre au niveau de la Grèce dans l’art, la poésie et l’histoire. Elle a également étendu toute sa puissance militaire et sa finesse politique sur les anciens territoires grecques. Parmi les aspects de l’évolution des lois, nous citons à titre indicatif que le sang romain devint sacré et la peine de mort fut interdite contre lui, ce qui a participé à l’édification d’une nouvelle science : la jurisprudence.

Le déclin de l’Occident

La religion chrétienne prend de l’ampleur en ce qu’elle incarne la voie de consolation pour les opprimés qui, en renonçant aux biens de la terre selon la volonté de Dieu, espèrent une compensation dans l’au-delà. Son expansion à Rome était proportionnellement liée à la décadence des sciences et de la philosophie, tant l’Eglise combattait tout ce qui avait trait à la raison qui constituait un danger permanent pour ses dogmes et ses miracles. 

Ici, le tableau historique sera scindé en deux, l’Occident qui croule abruptement dans une décadence noire, où il n’a pas seulement stagné, il a reculé, désappris. L’Orient qui rayonne de tout son éclat.

Les nations barbares occidentales ont adopté grossièrement et progressivement une structure constitutionnelle similaire : un roi avec son conseil, en général un ancien militaire contrôlant sous ses ordres une armée ; une assemblée de chefs de fiefs consultée par moment ; et une assemblée du peuple.

En Orient, « de ces nombreuses tribus, les unes devaient leur subsistance à l’agriculture ; les autres avaient conservé la vie pastorale : toutes se livraient au commerce. Elles formaient une grande nation, dont cependant aucun lien politique n’unissait les portions diverses. Tout à coup s’éleva au milieu d’elles un homme doué d’un ardent enthousiasme et d’une politique profonde, né avec les talents d’un poète et ceux d’un guerrier. L’enthousiasme qu’il a communiqué à son peuple va changer la face des trois parties du monde ».

La science demeurant libre chez les Arabes, ils ont traduit et fertilisé les legs grecs, généralisé l’algèbre et réinventé la chimie en tant que science. C’est pourquoi les Occidentaux, enchainés par l’Eglise, ont pu respirer le savoir oriental grâce aux échanges commerciaux et à la maîtrise de la langue Arabe : « L’autorité des hommes était substituée à celle de la raison. On [l’Occident] étudiait les livres beaucoup plus que la nature, et les opinions des anciens plutôt que les phénomènes de l’univers. On était si loin d’avoir atteint les anciens, qu’il n’était pas temps encore de chercher à les corriger ou à les surpasser. »

Quant aux mœurs, bien que toujours avilies, elles gagnèrent un peu plus de douceur et d’élévation par les attitudes chevaleresques et aux autres galanteries des troubadours, ainsi que le système féodal qui demeure plus humain que l’esclavage. Cependant, le peuple en était exclu et l’aristocratie garda tout son mépris et sa violence à l’encontre des serfs et des paysans.

L’invention de l’imprimerie 

En 1450, Gutenberg changea la face de l’Histoire par la réinvention de l’imprimerie. Elle a rendu facile la diffusion et la propagation du savoir. La conversion des idées orales à l’écrit les rend plus précises, plus puissantes, moins sujettes à la passion et à la déformation. En outre, les lectures solitaires et indépendantes créent des cercles de justice, de dissidence et de raison, impossibles à atteindre par la tyrannie des décideurs et les ténèbres de leur instruction officielle.

D’autres noms ont marqué cette époque, à l’instar de Bacon qui appelle dans l’étude des phénomènes de la nature à oublier tous les préjugés et de démarrer de zéro, n’acceptant que ce qui a été rigoureusement vérifié, par l’observation, l’expérience et le calcul. Descartes fit élever cette méthode de recherche de la vérité, en l’étendant sur tous les phénomènes de l’esprit : Dieu, l’Homme, l’univers, etc. « L’esprit humain ne fut pas libre encore, mais il sut qu’il était formé pour l’être. »

Les sciences physiques avançaient à pas de géant grâce à Galilée et Copernic qui avaient bouleversé les connaissances de leur époque et contredit de façon brutale les dogmes de l’Eglise. En Italie, l’art et la poésie mûrissent, de même que l’intérêt porté aux outils et aux méthodes qui permettent d’expliquer philosophiquement des principes généraux. L’usage du latin dans la science a diminué pour laisser place aux langues locales. Ce changement a contribué à la généralisation des sciences aux peuples mais a freiné la propagation extraterritoriale du savoir entre les savants. Aussi, il empêcha la division des peuples en deux classes, l’une savante et l’autre ignorante, façonnant l’instauration de l’égalité de la raison entre les hommes.

L’étude des mouvements révolutionnaires touchant l’Angleterre, la France et l’Italie a donné corps à l’étude du fait politique pour déduire les principes généraux régissant la formation de l’État et de la souveraineté (Hobbes) et les principes d’établissement et la conservation du pouvoir (Machiavel). La science économique n’existait pas encore, le fait économique se résumait au pillage et au commerce. La science morale n’existait pas non plus du fait du monopole de l’interprétation de l’Eglise, qui se bornait à classifier les péchés selon le genre, l’espèce ou la gravité et à rechercher inutilement les frontières entre eux.

Grâce à des convergences passagères d’intérêt, les constitutions deviennent semi-libres par des alliances tantôt avec et tantôt contre le despote, l’Eglise et les nobles. L’Homme finit par découvrir qu’il avait des droits et qu’il devait avoir le pouvoir de déterminer, par des règles communes, les moyens de les réaliser en usant de sa raison et se référant à l’avis de la majorité pour ne pas heurter l’égalité, si chère aux yeux de Condorcet. Cette majorité devra également choisir quand, à quelle durée et sous quelles conditions elle devra léguer sa raison à un autre groupe d’hommes qui la représente. De cette manière, sera évitée la division sociale entre ceux qui ordonnent et profitent, et ceux qui obtempèrent et subissent.

Cependant, parmi les outrages à la raison ayant suscité le plus d’indignation fut les pouvoirs que se sont arrogés, au nom de Dieu, certains hommes de religion, d’expier les péchés, de vendre l’indulgence et d’acheter des places au Paradis. Luther fut l’un des premiers à se révolter contre la corruption de la religion. Il protesta par ses écrits à la fois en allemand, pour atteindre le peuple et discréditer le joug de l’Eglise latine, et en latin, pour réveiller par sa critique protestante les terres voisines.

Fort heureusement, l’habitude qu’a apportée le raisonnement scientifique à l’esprit à travers la recherche méthodique de ce qui est sûr, vérifiable, a déteint sur la formation des opinions, ce qui a précipité l’effondrement des dogmes religieux du passé. « Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède, mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison. » 

Quelques mots sur l’optimisme utopique de Condorcet

L’originalité de Condorcet tient à son application des lois de probabilités aux sciences humaines, afin de mesurer les degrés de certitude (en ce qui touche l’opinion ou les systèmes de vote) ou de régler l’économie politique (rentes, assurances). Aussi, Condorcet procède à l’algébrisation des phénomènes sociologiques, en les transformant en données mathématiques sujettes à de multiples manipulations et interprétations, selon les principes suivants : « (1) Nos pensées sont des combinaisons d’idées complexes. (2) Les idées complexes sont des combinaisons d’idées simples qui ont leur origine dans des sensations élémentaires. (3) Le nombre de nos idées (complexes) est proportionnel à celui de nos besoins. (4) L’idée peut être caractérisée par un signe stable, et ce signe, substitué à l’idée (langage scientifique précis substitué au langage commun) : Attacher de bons signes à des objets permet de mieux les reconnaître et de faciliter des combinaisons nouvelles. (5) L’invention (et donc, le progrès) est une combinaison nouvelle d’idées disponibles. »

Comme la majorité des penseurs des Lumières, ce mathématicien attribue aux préjugés et aux superstitions religieuses (surtout le catholicisme) la faute du ralentissement du progrès humain.

Cela dit, la base de son postulat sur le progrès tient à sa définition naturaliste voire statistique de la « nature de l’Homme » : « ce qui doit être le résultat des facultés communes aux hommes toutes les fois que des circonstances extraordinaires ne s’y opposent point ; ce que l’Homme fera presque toujours dans une circonstance donnée ». Tous les hommes partagent la faculté d’acquérir une morale par leur nature d’Homme. Celle-ci leur confère des droits antérieurs à toutes les constitutions sociales : liberté et égalité. C’est dans ce cadre qu’il conçoit la pratique politique dans le but de préserver et de garantir ces droits naturels, intrinsèques à tous les hommes, de toutes les nations, car partageant tous la raison (incluant les ‘sauvages’ qui furent souvent méprisés par ses contemporains) : « pour juger ses actions et celles des autres d’après ses propres lumières ; pour ne pas dépendre aveuglément de ceux auxquels il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits ; pour être en état de les choisir et de les surveiller ; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces de sa raison ». En effet, Condorcet rattache à l’Etat la responsabilité de combattre les inégalités de richesse et surtout d’instruction, par les mémoires qu’il rédige sur l’enseignement public, qui fait partie de l’une de ses plus grandes gloires. En effet, il a prophétisé des décisions audacieuses dont certaines n’ont pas été appliquées jusqu’à nos jours, par exemple la mixité, le droit de vote des femmes, et le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne).

Remarque

La notion de progrès a été longtemps critiquée par les philosophes (cf article de A. ALLOUACHE – Technique & Civilisation – Medpress n°3 Janvier 2020), ou par la réalité des guerres et la déliquescence morale et éthique des nations des lumières. Nous tenons simplement à faire remarquer que son œuvre est loin d’englober « l’Humanité », tant son regard semble restrictif et exclusif à l’Occident, en incluant de façon anecdotique l’Orient, dont l’évolution se réduit à procurer un levier servant à propulser l’Occident pour accomplir sa mission civilisatrice, le despotisme religieux en moins.

Loin de soutenir les thèses euro ou ethnocentriques communément retrouvées chez les philosophes dits des lumières, nous tenons à préciser que cet article ne peut être que plus parcellaire que sa source, offrant une vision saltatoire et hémisphérique des transformations de l’Humanité.

En conclusion, nous espérons au lecteur de trouver dans le présent article au moins deux intérêts : le premier est celui d’apprécier le voyage en tant que tel, que nous propose Condorcet, au-delà de son interprétation idéologique. Le second est d’interagir de manière sereine et dépassionnée avec les idées qui nous sont hostiles et de chercher à extraire la part de vrai dans ce qui nous parait faux, car au final, l’histoire des hommes n’est qu’un continuum de changements oubliés.