De la Psychiatrie Coloniale à l’Ethnopsychiatrie – Conditions sociopolitiques de la genèse d’une discipline

Rayane GHARSALLAH

Si le colonialisme traditionnel, forme éminente de la confrontation culturelle entre les « deux mondes » ne se présente plus sous les mêmes formes, les expériences migratoires et la mondialisation demeurent pertinentes pour définir et soigner, s’il en est cas, les anomalies que peuvent rencontrer les études postcoloniales des sciences humaines. Cela exige a priori des processus normatifs entrepris il y a près de deux siècles au premier contact de la psychiatrie occidentale avec les espaces « eurocoloniaux » et dans de tout autres circonstances, résultant en une discipline communément appelée « ethnopsychiatrie ». Le présent article tente d’explorer les questions suivantes : quelles ont été les conditions de l’essor de cette discipline de « l‘Autre » ? Et le paramètre racial en est-il l’unique principe moteur ?

Avant de parvenir à sa configuration moderne, l’ethnopsychiatrie a naturellement dû se transformer selon les particularités de ses contextes historique, social et politique, mais il reste possible de trouver, parmi ses courants, une préoccupation commune : l’étude des différences socioculturelles à la fois comme le fondement de la normalité humaine et comme la source de modèles psychopathologiques distinctifs. L’usage commun du terme semble tout aussi bien englober les pratiques médicales que les théories psychanalytiques.

Problèmes historiographiques

L’une des principales épreuves de l’entreprise historique en général, et de celle des deux siècles derniers en particulier, est le déchaînement de plus en plus accéléré et documenté des idées, disciplines et évènements ; et où le premier besoin serait celui de classer, pour naviguer plus paisiblement à travers elles, ces excroissances idéologiques (ou contre-idéologiques), soit en paradigmes, soit de manière téléologique, ce qui nécessite parallèlement l’étude des procédés de sélection historique et d’attribution des valeurs. Or –et comme les évènements modernes nous le montrent souvent– il arrive que certains penchants ne se développent qu’extérieurement pour se conformer aux mœurs et institutions de leurs temps. Quoi qu’il en soit, il importe de distinguer la valeur de l’accès aux archives asilaires, aux revues psychiatriques et aux grandes lignes historiques, qui nous renseignent davantage sur les pratiques institutionnelles et discursives que sur la « psychologie africaine » ou, plus généralement, non occidentale per se. De la même manière, les théories développées par les psychiatres coloniaux ont plus à offrir à la politique du colonialisme et à ses manifestations sociales qu’à la psychiatrie, discipline qui, en bénéficiant de plus en plus des découvertes modernes des neurosciences, implique de moins en moins de présuppositions subjectives.

Une autre adversité, soulevée il y a plusieurs décennies par les études postcoloniales et celles des aires culturelles, ne semble pas pour autant près d’être dépassée : il s’agit de l’essentialisation des sujets étudiés, que ce soit par la surdétermination raciale ou culturelle. Une discipline qui prétend se pencher sur l’Autre ne peut donc dépasser des limites qu’elle s’est elle-même tracées et retombe dans l’incompréhension (nous allons voir à travers les différents espaces géographiques que cette erreur n’est pas caractéristique des médecins coloniaux mais qu’elle peut prendre des formes moins apparentes chez d’autres théories, comme le culturalisme, qui s’y opposent).

Enfin, étant incapables de reproduire la dynamique sociale avec toutes ses spécificités à partir d’un savoir majoritairement textuel (dont de nombreux aspects restent largement inexplorés), le décalage de ces significations serait plus avantageux, dans notre cas, pour tenter de penser à travers une grille de valeurs qui se rapproche le plus possible des époques étudiées, afin de mieux saisir ce qui sous-tend les théories et pratiques dites « ethnopsychiatriques » (car « [c]’est là sans doute une région incommode […] aucun des concepts de la psychopathologie ne devra, même et surtout dans le jeu implicite des rétrospections, exercer de rôle organisateur1 »).

Premières formes : La psychiatrie exotique et le cas de l’Inde britannique

A partir de la conquête des territoires indiens au milieu du dix-huitième siècle, les institutions « psychiatriques » n’occupèrent pas immédiatement de grandes fonctions correctionnaires. Elles ne se distinguaient pas des autres entreprises privées en ceci que les investisseurs n’étaient pas forcément de formation psychiatrique, et leur profit provenait plutôt du souci de l’ordre public. Le personnel, ainsi que les admis, étaient essentiellement européens, les institutions existant dans les centres coloniaux majeurs de Bombay, Calcutta et Madras avec, occasionnellement, l’aide financière de la Compagnie Britannique des Indes Orientales (East India Company).

Il faudra attendre l’amendement parlementaire britannique (Lunacy Act de 1845, dont l’une des principales provisions est le passage des sujets jusqu’alors dits aliénés au statut de véritables patients) pour l’établissement des asiles publics, qui se traduisit dans les colonies non pas par la généralisation des soins psychiatriques sur les « indigènes », mais par l’élargissement du contrôle institutionnel social : cela se manifeste à travers la restriction migratoire, l’internement puis, comme dernière mesure, le rapatriement des classes ouvrières, des individus marginaux de la société (alcooliques, vagabonds…) et, plus généralement, tout sujet européen amené à négativement altérer l’imago conventionnellement assignée à l’Européen. Cependant, et selon la thèse de l’historien W. Ernst, le nombre de personnes internées était trop insignifiant pour modifier directement les déviances sociales ; ces mesures agissaient plutôt par leur potentiel symbolique de contrôle social et, par extension, par la propagation du « mythe de la médecine», élément essentiel à la rhétorique extérieurement rationnelle, scientifique du colonialisme.

A partir de 1920, les mouvements de désobéissance civile arrivent graduellement à s’imposer à travers la participation des élites indiennes à la direction du pays ; évènements qui permettront, entre autres, l’émergence de sciences de plus en plus locales et particulières à l’identité indienne, parmi lesquelles les travaux de G. Bose et al. à la Société Indienne de Psychanalyse fondée en 1922, et qui se distinguent notamment par leur rupture partielle avec l’orthodoxie freudienne : c’est-à-dire la remise en cause de la théorie universaliste dans le contexte  révolutionnaire, et l’introduction des conceptualisations hindoues dans les processus de refoulement. Ces travaux sont toutefois restés généralement apolitiques et n’ont pas beaucoup apporté à l’analyse critique du colonialisme en psychopathologie.

Le cas de l’Inde se distingue donc d’une part importante par le support financier que fournissait La Compagnie et à laquelle il n’y avait pas d’équivalent dans les autres colonies. Mais d’autres éléments d’ordre sanitaire (les soins des épidémies en Afrique subsaharienne qui présentaient une menace plus immédiate que les maladies psychiques) ou épistémique (développement de la neuropsychiatrie) expliquent tout aussi bien le retard relatif de l’institutionnalisation psychiatrique en Afrique du Nord et Afrique subsaharienne.

Manifestation contre le règne britannique en Inde, circa 1930.
La psychiatrie exotique

Il faut commencer par noter le caractère orientaliste2 des débuts de la psychiatrie coloniale : nombre d’aliénistes (notamment E. Esquirol, 1838 et B. de Boismont, 1839) notaient, après leurs passages aux colonies, le manque général de maladie mentale parmi les natifs, suggérant ensuite que son existence était stimulée par le caractère « excessif » civilisationnel ; un désintéressement du futur serait une protection contre la maladie. En 1843, J. Moreau publie la première étude sur l’ « Aliénation en Orient » dans les Annales médico-psychologiques, entreprise dans les hôpitaux psychiatriques du Caire, Constantinople, Malte et Smyrne pour ajouter aux constats précédents celui de l’absence d’internement (pour des raisons traditionnelles) et l’absence de cas de paralysie générale, affection alors totalement psychique et non encore liée à la syphilis. Ces cas ont été reconnus beaucoup plus tard chez des patients d’origine arabe par des travaux sur l’asile du Caire, motivant une approche plus comparative à la symptomatologie.

Mais il existe un autre fait historique qui provoqua plus vivement le lancement de la « nosologie comparée » et qui prît naissance non pas dans les colonies mais dans les institutions psychiatriques françaises : à partir de la même année 1845 de la nouvelle loi britannique, le traitement psychiatrique se réduisait, en Algérie où le personnel médical colonial était très majoritairement militaire3, à des arrangements « temporaires » permettant l’évacuation des patients aliénés, européens et « indigènes », vers les asiles du sud de la France (contrat similaire pour le Sénégal en 1897 et la Tunisie en 1899), présentant amplement l’occasion d’éclairer de nombreuses erreurs de soins psychiatriques par les quiproquos linguistiques, culturels et religieux4 ; ces barrières semblent pour ainsi dire avoir réduit la symptomatologie au behaviorisme en déraisonnant les faits réactionnels. Cependant, il n’y a pas encore à cette période de véritable réflexion sur l’importance du vocabulaire traditionnel comme moyen d’expression reconnaissable par le groupe. Plus tard, les études sociologiques et culturelles en régions africaines ressortiront les inconvénients de la « médicalisation du vocabulaire » : « [e]lle produit la confusion des genres, elle conclut trop vite. Elle nous empêche de percevoir les enchaînements qui relient telle circonstance à telle autre pour conduire à des conclusions qui ne sont pas les nôtres5. »

D’autres paramètres comme la mortalité excessive ou le taux de guérison relativement faible des patients nord-africains6 étaient utiles, pour des psychiatres comme Meilhon et Levet, pour insister sur l’importance psychogénique du milieu, allant parfois jusqu’à exiger, à travers des corrélations avec les conditions climatiques, le retour à la vie traditionnelle comme important facteur de guérison. Au début du XXème siècle, une prise de conscience aigüe fera reconnaître le caractère pathogène de ces continuelles transportations des patients lors du XXIIème congrès des médecins aliénistes et neurologues de France et des pays de langue française.

Rapport sur les aliénés aux colonies (Tunis, 1912)

On pourrait grossièrement diviser l’évolution de la psychiatrie coloniale en deux périodes séparées par le congrès de 1912, dont l’argumentaire et les ambitions nous proviennent à travers le rapport d’E. Régis et H. Reboul7. L’essentiel de ce rapport se résume en une exposition des carences de l’empire français (en comparaison avec les empires anglais et hollandais) en matière d’assistance psychiatrique équitable aux aliénés des colonies, et des énoncés de projets d’hôpitaux psychiatriques locaux8.

La période suivant immédiatement le congrès connaîtra deux intervenants notables : A. Porot en Afrique du Nord, avec son projet d’élargissement de l’observation scientifique et la pathologie comparative, et F. Cazanove en Afrique Noire, qui voyait dans la rencontre entre la psychiatrie et l’ethnographie la voie des résultats les plus brillants et prolifiques. Bien que concernant a priori le domaine colonial français en général, ces projets institutionnels ne se concrétiseront que dans quelques territoires bien définis du Maghreb et de l’Afrique Noire. Ces inégalités sont largement dues aux différents régimes d’administration de l’empire colonial : contrairement à la Tunisie et au Maroc qui étaient des « protectorats » fiscalement dépendants de la France, et aux territoires de l’Afrique Noire où l’occupation était à objet majoritairement économique, l’Algérie était une colonie de peuplement. De plus, cette division est surtout valable sur le plan formel ; en réalité, la première guerre, les questions financières, les enjeux de pouvoir et la formation psychiatrique des étudiants en médecine, immobilisèrent tout plan institutionnel jusqu’à 1933. A partir de cette année, les territoires devenaient de plus en plus décentralisés et les services commencèrent enfin à s’établir à Rabat (1933), Oran (1933), Alger (1934) et Constantine (1935) (exception pour le service de Manouba en 1924). En Algérie, les patients chroniques seront par contraste internés à l’hôpital psychiatrique de Blida (aux techniques médicales relativement nouvelles entre thérapies de choc et psychochirurgie, souhaitant rompre avec la tradition asilaire de l’enfermement), officiellement inauguré en 1938, mais opérationnel dès 1933. En décembre 1938, l’hôpital contenait près de 1500 patients, dont 65% de patients arabes musulmans9.

Pavillon de l’Administration de l’Hôpital Psychiatrique de Blida-Joinville, 1933.

A cause d’inconvénients budgétaires, l’hôpital psychiatrique de Fann (Dakar) ne recevra ses premiers patients qu’en 1958, mais ce retard entraînera d’importants constats qui orienteront les fonctions du service: l’observation de symptômes secondaires liés à des étiologies toxi-infectieuses motivera une approche plus physiologique de la maladie psychique.

Le normal et le pathologique africains

« Une norme, en effet, n’est pas la possibilité d’une référence que lorsqu’elle a été instituée ou choisie comme expression d’une préférence et comme instrument d’une volonté de substitution d’un état de choses satisfaisant à un état de choses décevant. Ainsi toute préférence d’un ordre possible s’accompagne, le plus souvent implicitement, de l’aversion de l’ordre inverse possible. » (Canguilhem, 1966)

Ces variations institutionnelles s’accompagnèrent, par leur contribution à l’observation clinique, de définitions et réexamens théoriques de ce qui devait ou non faire l’objet d’une assistance thérapeutique ; comme la conception psychiatrique était alors plus extensible à des tendances idéologiques extra-médicales, ces théories prirent les formes les plus diverses, mais comportèrent toutes plus ou moins des erreurs méthodologiques de repérage comparatif10. En effet, l’originalité de la psychiatrie coloniale africaine est sa transition des études psychopathologiques vers l’exploration de l’ « Esprit Africain » ; or, au cours de ces évolutions théoriques, il demeure incertain si la comparaison du malade africain s’effectuait en référence au malade européen, au sujet « indigène » normal ou au sujet européen normal, auquel cas elle se rapproche davantage de l’ethnologie. Une telle ambiguïté est au cœur de l’entreprise de la psychiatrie comparée et semble la remettre fortement en cause.

Selon l’historien R. H. Prince, les systèmes politiques et moraux de ces époques affectent soit l’acceptation et la diffusion d’une hypothèse scientifique, soit un aspect plus basique de la méthode scientifique : l’observation et la dénomination (la deuxième possibilité, plus subtile, se retrouve surtout aux débuts des mouvements indépendantistes). L’exemple de la dépression parmi les sujets africains semble être très illustratif : sa rareté ainsi que celle du suicide étaient interprétées, avant 1960, par le manque du sens de responsabilité des Africains ; après l’indépendance du Nigeria à cette même année et l’’organisation de la première conférence psychiatrique panafricaine en 1961 par T. A. Lambo (considéré comme le premier ethnopsychiatre nigérien), le concept d’Esprit Africain fut de plus en plus déconstruit par les psychiatres africains et européens, à mesure que l’on rapportait davantage de cas de dépression et d’interprétations persécutives. Mais cette note sur les processus d’observation ne saurait à elle seule expliquer ces altérations psychiques et ne comprend pas le colonialisme comme facteur causal en psychopathologie. Nous verrons encore quelques exemples de défauts de contextualisation, avant de considérer plus loin et plus en détail les politiques de l’ethnopsychiatrie.

Primitivisme et criminalité

Malgré les multiples contributions et angles d’abord (notamment les travaux de S. Taïeb, Costedoat et Humann sur les croyances, les traditions et, en somme, la culture comme organisateur symbolique de la pensée du Nord-africain, et l’exploration du dynamisme sociopsychique par J. Sutter pour faire ressortir le débat de l’épilepsie de son organicisme), l’opposition Fanon/Porot demeure paradigmatique. Par conséquent, les écrits de ces deux figures essentielles ont souvent été décrits comme strictement antithétiques, reflétant simplement le racisme du colonisateur et le révolutionnarisme du colonisé. Toutefois, la grande importance qu’accorde Fanon dans ses écrits à la dénonciation du discours de l’ « Ecole d’Alger » renseigne bien sur son étendue hégémonique. Dès 1918, il y a des projets de systématisation de la psychologie du Nord-africain, qui prendront, suivant les travaux de l’anthropologue L. Lévy-Bruhl, les expressions de « primitivisme » et d’ « impulsivité criminelle » constitutive qui expliqueraient, selon Porot, les crises « excito-motrices » et, par un effet cyclique, le taux excessif de criminalité11 ; il en découle que le droit de punir se module « non seulement à partir de ce que font les hommes, mais de ce qu’ils sont ou de ce qu’on suppose qu’ils sont12 ». Il s’appuie plus tard, pareillement à Carothers (quoique dans un contexte différent), sur les découvertes neurologiques des fonctions des lobes cérébraux et arrive à la conclusion bien connue de la « paresse frontale », et qui marque clairement le passage du déterminisme culturel au déterminisme génétique. Il est toutefois important de noter que l’impertinence de ces théories, notamment celle de l’Africain lobotomisé, fût tôt signalée par des militants indépendantistes comme J. Kenyatta, ancien président de la république du Kenya (Kenyatta, 1938), T. A. Lambo (Lambo, 1955) et, bien-sûr, F. Fanon (Fanon, 1961), et perdirent peu à peu leur légitimité scientifique. La dénonciation de ce savoir psychiatrique est à inscrire dans un registre ambiant de résistance anticoloniale similairement entreprise par des intellectuels comme A. Memmi, K. Yacine, D. Chraïbi… etc.

F. Fanon à une conférence panafricaine à Accra, Ghana (1958).

La distinction entre maladie, criminalité et originalité culturelle dût également lever pour les autorités coloniales des questions sur certains aspects de la vie indigène, mais en pratique, cela eut peu d’importance et le critère d’internement était plutôt le degré de dangerosité des sujets13.

Les questions de genre et de classe en psychiatrie coloniale14

Si, d’un point de vue théorique, l’histoire de la psychiatrie coloniale est particulièrement instructive sur le rapport colonisateur/colonisé, moins évidente est la dynamique sociale interne qui conditionnait –au moins en partie– les aberrances psychiques individuelles. Il existe quelques statistiques (les asiles britanniques contenaient par exemple environ trois fois plus d’hommes que de femmes, et le nombre de laboureurs ruraux internés était négligeable par rapport à celui des travailleurs urbains ; de même, Carothers observait la grande prépondérance des membres de l’intelligentsia africaine parmi les patients internés), mais il n’y a pas d’originalité à ces proportions une fois inscrites dans la tradition théorique de la civilisation qui engendre la folie ; elles reflètent, encore une fois, mieux les systèmes d’internement que la répartition réelle des troubles psychiques. En revanche, ce type d’observations donna lieu à d’intéressantes contre-théories tentant d’expliquer la réorientation des préoccupations de la psychiatrie vers l’ « Esprit Africain » ; arrêtons-nous sur celle de M. Vaughan15.

Si les Africains ayant eu le plus de contact avec les Européens étaient en effet davantage sujets à la maladie, ils n’étaient pas suffisamment « Autre » dans le sens traditionnel de la rationalité ; ce n’est pas que leur déculturation les altérait complètement, mais qu’elle leur conférait des caractères plus complexes et insaisissables que l’altérité jusque-là bien définie des indigènes « normaux », éloignés des institutions européennes. Ces individus de la société africaine reçurent regrettablement moins d’attention que leurs homologues traditionnels (sinon pour confirmer les théories traditionnelles sur le contact avec la civilisation et la déculturation forcément pathogène, correspondant utilement à l’indirect rule qui, en maintenant les structures traditionnelles, était supposé maintenir, du même coup, l’ordre colonial), tout en portant eux-mêmes les manifestations les plus claires des effets culturels du colonialisme, et les théories sur le choc interculturel dans les colonies n’en connurent pas de grands progrès.

Politiques et psychiatrie de l’après-guerre

« Il s’agit […] d’une relation dialectique entre un système sociopolitique qui fournit les conditions de possibilité de l’essor de l’ethnopsychiatrie et un dispositif ethnopsychiatrique qui apporte les éléments de légitimation nécessaires à la perpétuation de l’ordre sociopolitique. » (Fassin, 2000)

Les années qui suivirent la seconde guerre mondiale connurent de grands bouleversements et redistributions des pouvoirs qui ne manquèrent pas d’affecter les diverses institutions et modes de pensée ; les mouvements indépendantistes et les grandes vagues de décolonisation des années 50 et 60 générèrent dans le continent africain de nombreux espaces particulièrement intéressants par leur potentiel communiste. Sous cette lumière, l’historiographie de la psychiatrie coloniale prend des significations nouvelles.

Notons qu’il n’est pas question de confondre complètement la résistance anticoloniale avec les affections psychiques ; seulement, si la première n’engendre pas strictement la deuxième (car il existe différentes prédispositions psychiques aux différentes affections), les modalités d’expression de la maladie représentent au moins les tensions et contradictions du milieu social. Pour renforcer cette thèse, J. Sadowsky16 s’appuie, dans son étude sur les institutions psychiatriques du Nigéria, sur la récurrence remarquable et bien reconnue des « délires de persécution », un diagnostic qui « colore toute la psychiatrie africaine17 » et qui est surdéterminé par la nature intrinsèque du colonialisme.

Le mouvement Mau Mau

Considérée comme la « scène inaugurale de l’entrée en politique de l’ethnopsychiatrie », la révolte «Mau Mau» est devenue un exemple classique des rapports entre savoir et pouvoir. Retraçons brièvement cet évènement historique tel que rapporté par D. Fassin dans « Les politiques de l’ethnopsychiatrie ».

En 1954, J. C. Carothers, alors directeur de l’hôpital psychiatrique de Mathari à Nairobi et figure essentielle de l’ethnopsychiatrie coloniale, est chargé par la jeune Organisation Mondiale de la Santé de rédiger une monographie sur la « Psychologie normale et pathologique de l’Africain » suite à la révolte nationaliste du peuple Kikuyu. Le mouvement, entamé au début des années 50 avait résisté à un état d’urgence en 1952 et à d’importantes pertes humaines. Or, pour expliquer ce mouvement, Carothers n’évoque pas l’idéologie nationaliste, les antécédents des leaders de la rébellion et les revendications sur les terres spoliées par les autorités, mais des traits psychologiques de dissociation de la personnalité, en favorisant un programme de « villagisation » (qui était à cette époque le « principal référentiel de pacification »), pour éviter l’expansion des rebelles sur l’ensemble de la population rurale. L’auteur effectue à partir de là un parallèle avec le dispositif ethnopsychanalytique moderne et son rôle dans l’administration des populations immigrées ou d’origine immigrée.

« King’s African Rifles », Kenya, circa 1950.

Même si l’ethnopsychiatrie s’oppose de plus en plus au racialisme comme modèle interprétatif, son adoption d’une approche strictement culturaliste est doublement désavantageuse : d’abord, elle considère la culture comme une substance statique, possiblement saisissable par l’observation des traditions, rapports et œuvres des peuples ; ensuite, l’insistance sur la culture comme unique source de modulation de la pensée remet au dernier plan les conditions sociales et économiques des sujets : « L’ethnopsychiatrie procède d’une double opération de culturalisation et de psychopathologisation qui s’effectue en dehors du monde social dans lequel les actes prennent sens pour les sujets et qui n’a donc besoin d’aucune épreuve de validation a posteriori puisqu’elle est fondée a priori. » (Fassin, 2000)

Théories et pratiques de l’après-guerre

Cette période se caractérise considérablement par l’intégration progressive de la psychanalyse et la modernisation rapide des outils d’observation et des domaines d’exploration : les cas hystériques furent étudiés de plus près en milieu militaire, les observations psychiatriques des cas dépressifs et des addictions devenaient plus précises et il y eut en général une nette régression du déterminisme en faveur de considérations plus multi-causales de la maladie ; les études furent grandement soutenues par l’implantation des services psychiatriques locaux. Les guerres semblent également avoir procuré d’importantes ressources en matière de troubles post-traumatiques.

Cela n’a pas empêché tout de suite la persistance d’une tradition intellectuelle extérieure aux réalités culturelles dans toute leur complexité. O. Mannoni, par exemple, emprunta à A. Adler les expressions d’ « infériorité » et de « dépendance » pour décrire les rapports coloniaux sur un plan individuel et les motifs d’action des Malgaches. Mais il y eut, en même temps et comme en Inde, des tentatives de conciliation entre la méthode psychanalytique et les données culturelles non-occidentales. Selon J. Bennani18, une telle approche transculturelle serait singulièrement capable de rompre les « attitudes normatives » du discours psychiatrique ; mais le cas du Maroc se distingue par une absence relative de contrôle institutionnel psychiatrique : il n’y eut pas d’« Ecole de Rabat» (par opposition à l’Ecole d’Alger de Porot) et que peu de propagation théorique uniforme, et l’établissement des institutions s’est effectué sans grandes implications politiques, ce qui a fait du Maroc peut-être l’unique région du Maghreb où l’implantation de la psychanalyse pouvait être envisageable.

Bouchta El Baghdadi, Si Kaddour Ben Ghabrit, le général Lyautey et le général Moinier, Rabat, 1912.

La plus notable des théories de cette époque (sans doute par sa réalisation pratique et les engagements politiques de Fanon) reste toutefois l’expérience de la « Social Therapy » de J. Azoulay et F. Fanon19, inspirée par l’Occupational Therapy britannique et plus communément appelée « Psychothérapie institutionnelle », dans le projet d’interrompre le monologue savant sur la maladie. L’hôpital psychiatrique de Fann a connu une expérience similaire, avec la contribution de chercheurs en sciences sociales.

Conclusion

Pour ce qui est de notre temps, les problématiques auxquelles se confronte l’ethnopsychiatrie ont beaucoup changé : les transformations politiques des espaces postcoloniaux et l’évolution des sciences naturelles et humaines ont permis l’écoulement d’une grande part des inconvénients méthodologiques, notamment par les travaux de recherche scientifique, la renonciation aux prénotions culturelles et raciales et le complémentarisme psychologie-sociologie. Or, ces changements se sont effectués corrélativement à un « nouvel ordre mondial », où les identités individuelles sont d’une complexité inédite20. Avant d’en entreprendre l’étude, les éléments qu’offre l’histoire de la psychiatrie coloniale pourraient être singulièrement éclairants pour établir l’importance du dialogue et la nécessité d’une approche plus pluridisciplinaire des sciences humaines, car « le désir d’objectivité est parfois trompeur ; on oublie que l’objectivité scientifique n’est qu’une vertu négative : c’est la possibilité d’être réfuté par l’observation. On n’y parvient généralement qu’en contrôlant les résultats d’une méthode par l’autre […]. Quant aux vertus positives de l’hypothèse, à sa fécondité, on n’en peut juger qu’à long terme21 ».


Notes 

1Foucault, M. « Dits et écrits », Gallimard, 1966, collection Quarto, 2001, tome I : 1954-1975, p. 187.

2Cf. E. W. Saïd, « Le style, la compétence, la vision de l’expert : l’orientalisme dans-le-monde » in « L’Orientalisme », Seuil, 1980.

3Jusqu’à la création de L’assistance médicale indigène en 1905 et les recrutements et formations des civils (Collignon, 2006).

4En 1910, le nombre des patients algériens évacués a été estimé à environ 5000 (Keller, 2000) et, en 1914, celui des sénégalais à 144 (Collignon, 2006).

5Ortigues & Ortigues 1966, p. 237.

6Un taux de guérison de 5% pour les nord-africains vs. 30% pour les patients français, et un taux de mortalité de 49% pour les patients musulmans vs. 13% pour les patients européens (Keller 2001).

7Régis, E., Reboul, H., « L’Assistance aux aliénés aux colonies », Masson, Paris, 2013.

8Pour un résumé plus approfondi du Rapport Reboul-Régis, se référer à R. Collignon, « La psychiatrie coloniale française en Algérie et au Sénégal. Esquisse d’une historisation comparative », Revue Tiers Monde, n°187, 2006/3, 527-546.

9Bégué, 1996.

10Cf. H. Laggoun, « Le Normal et le Pathologique », Medpress, n°4, 2020, 64-68.

11Pour la liste exhaustive de ce système sémiologique initial, voir A. Porot, « Notes de psychiatrie musulmane », Annales médico-psychologiques, 1918, vol. 74, 377-384.

12Foucault, M. « L’évolution de la notion d’ « individu dangereux » dans la psychiatrie légale du XIXe siècle » in « Dits et écrits », Gallimard, 1994, collection Quarto, 2001, tome II : 1976-1985, p. 462.

13Pour une analyse des systèmes d’internement psychiatrique et de leurs rapports avec les détentions politiques pendant la guerre d’Algérie, voir P. Marquis, « Du camp à l’asile : Les hospitalisations psychiatriques d’internés et de détenus politiques pendant la guerre d’indépendance algérienne », L’Année du Maghreb [En ligne], 20, 2019, 179-194. URL : http://journals.openedition.org/anneemaghreb/4796

14Pour un compte rendu plus détaillé de la société algérienne pendant la révolution, voir N. Guerboukha, « La révolte d’un peuple », Medpress, n°3, 2020, 57-60.

15Cf. M. Vaughan, « Curing Their llls: Colonial Power and African lllness », Stanford, 1991.

16Cf. J. Sadowsky, « Imperial Bedlam: Institutions of Madness in Colonial Southwest Nigeria », Berkeley, 1999. Pour un exposé détaillé des manifestations culturelles des délires de persécution, voir également E. Ortigues, M.-C. Ortigues, « Les interprétations persécutives » in « Œdipe Africain », L’Harmattan, Paris, 1984.

17Diop, M., Martino, P. & Collomb, H. « Signification et valeur de la persécution dans les cultures africaines », Congrès de psychiatrie et de neurologie de langue française, septembre 1964.

18Bennani, J. « La psychanalyse au pays des saints. Les débuts de la psychiatrie et de la psychanalyse au Maroc », Le Fennec, Casablanca, 1996.

19Cf. Fanon, F. & Azoulay, J., « La Socialthérapie dans un service d’hommes musulmans. Difficultés méthodologiques », L’information psychiatrique n° 30, 1954, 349-361.

20Cf. A. Appadurai, « Ethnoscapes globaux : jalons pour une anthropologie transnationale » in « Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation », Payot & Rivages, Paris, 2001.

21Ortigues, E. & Ortigues, M.-C. « L’individualité humaine » in « Œdipe Africain », L’Harmattan, Paris, 1984, p. 297.


Références

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Fanon, F. « Le nègre et la psychopathologie » in « Peau noire, masques blancs », Seuil, Paris, 1952.

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