Discours sur la Première Décade de Tite-Live – Nicolas Machiavel
Yanis AFIR
Philosophe de génie, fondateur de la rationalité politique pour les uns, écrivain bassement opportuniste et suppôt des tyrans pour les autres, rarement un penseur n’aura déchainé les passions et nourri les controverses comme le fit Nicolas Machiavel. En tentant d’avoir une lecture détachée et affranchie des préjugés, nous nous attaquons dans ces modestes lignes à ce qui semble être son oeuvre la plus importante : Les Discours sur la première décade de Tite-Live.
Les Discours, ou de leur titre original Discorsi sopra la Prima Deca di Tito Livio, furent rédigés en 1531, alors que Machiavel s’était retiré en campagne, contraint de fuir les vicissitudes de sa ville, Florence. Il n’était cependant pas sourd aux tumultes de la Cité-État et tenait souvent de longues discussions sur l’histoire et la politique dans les jardins Oricellari en compagnie d’autres intellectuels florentins. C’est de ces débats houleux et de ce bouillonnement cérébral qu’est né l’ouvrage de Machiavel ; il y a inscrit ses méditations les plus profondes et son raisonnement le plus accompli.
Le Florentin déplore qu’au début de la renaissance italienne, on se plaisait à redécouvrir les « Anciens », et à imiter leur art, leur littérature et leur théâtre, mais qu’on négligeait outrageusement leurs enseignements historiques et politiques. C’est donc pour y remédier qu’il entreprit de rédiger un commentaire des dix premiers livres de l’Ab Urbe condita libri, la célèbre oeuvre de Tite-Live sur l’histoire de Rome.
Pour lui, cette première décade dépeint la période historique où la civilisation romaine atteignit son apogée. Ce n’est pas un hasard si cette phase correspond à l’ère républicaine de Rome. En cela, Machiavel laisse peu de doute sur son idéal politique.
Le commentateur de Tite-Live marque une rupture totale avec le moyen-âge par le caractère rationnel et pragmatique de ses réflexions. Son oeuvre est divisée en trois livres, le premier étant consacré à la législation de Rome, le deuxième à sa politique étrangère et le troisième à la stabilité de l’État et l’évolution des institutions. Son interprétation de l’histoire romaine n’est pas une promenade languide dans le ciel des idées mais un ensemble de conceptions tangibles, convergeant vers la théorisation d’un projet politique concret et réaliste pour sa Cité. Sa lecture n’est pas muette et passive, il s’entretient véritablement avec l’Historien. Il ne se contente pas de se pencher sur l’Histoire, il la triture pour en faire un substrat à ses réflexions et un socle pour son système de pensée. « J’ai dit dans cet ouvrage tout ce que je sais et ce que j’ai appris des choses du monde par une longue pratique et une lecture assidue. »
Rome, anacyclose et fondements de l’État
Machiavel pose avec beaucoup de clarté et de conviction les fondements de sa pensée et défend son adoration de l’exemple romain. Il croit fermement en la permanence de la nature humaine. Pour lui, l’Homme, est tel un astre, toujours en mouvement mais toujours le même, mû par les mêmes désirs, les mêmes convoitises et les mêmes craintes ; le passé doit donc être naturellement le conseiller du présent.
Il fait fi d’ignorer les interrogations, pourtant légitimes, des sceptiques concernant l’obsolescence des exemples historiques et les problèmes méthodologiques liés à l’étude d’un récit partiel et partial ; il se contente de proclamer dédaigneusement « si la vertu qui régnait alors et le vice qui règne aujourd’hui n’étaient pas plus clairs que le jour, je serais plus prudent dans mon propos, en craignant de tomber dans l’erreur que je reproche à certains autres. Mais, comme les choses sont si manifestes que tout le monde les voit, je n’hésiterai pas à dire ouvertement ce que je pense du passé et du présent ».
Inutile d’insister, sa conviction est inébranlable : Rome est, selon ses propres mots, un état parfait. Et ce n’est nul autre qu’à son système politique qu’elle doit sa grandeur ; c’est grâce à ses lois qu’elle resta libre et échappa longtemps à la corruption, grâce à sa puissance qu’elle tint ses ennemis en respect. Cet alliage de liberté politique à l’intérieur et de domination militaire à l’extérieur fit que Rome « conserva des vertus dont ne furent jamais autant ornés ni cités ni États ».
À partir de ce postulat, Machiavel dissèque la décade livienne à sa guise et entreprend, avec cette finesse qui lui est propre, un va-et-vient continuel entre l’Antiquité et la Renaissance, tantôt en convertissant l’exemple ancien pour l’accommoder à son temps, tantôt en contemplant le présent à travers le prisme du passé. Il faut souligner ce caractère original de l’oeuvre du Florentin, qui, en transcendant le simple commentaire historiographique, amorce un véritable acte philosophique : sous sa plume, Rome n’est plus simplement un exemple mais un exemplum.
Il n’est pas surprenant que ça soit encore dans la Philosophie de l’Histoire que Machiavel puise les bases de sa théorie pour la fondation des États. Il reprend, sans le nommer, la conception de Polybe sur la nature cyclique de l’Histoire pour expliquer la dégénérescence des régimes politiques traditionnels. Selon lui, les trois formes classiques de gouvernance, monarchie, aristocratie et démocratie, qui ne sont pas mauvaises en soi, sont irrémédiablement vouées à s’avilir, donnant lieu à des formes de gouvernement qu’il qualifie d’exécrables : « la monarchie devient facilement tyrannique ; l’aristocratie devient aisément l’État de quelques personnes ; l’État populaire tombe aisément dans le désordre. » La corruption des gouvernements plonge les cités dans des tumultes permanents qui s’amplifient incessamment et qui aboutissent in fine à l’implosion des États. Ces derniers, las de leur système, et tentant d’apporter du changement, optent pour une nouvelle forme de gouvernance, sans se rendre compte que celle-ci est tout aussi vouée à se corrompre et à être remplacée par une autre. Ainsi de suite, les États parcourent continuellement ce cycle, du moins pour les plus pérennes, car la plupart ne survit même pas à la première corruption qui les plonge dans une décadence sempiternelle.
Machiavel remarque alors que l’État romain eut la brillante idée de ne pas choisir une forme unique de gouvernement mais d’adopter plutôt une combinaison des trois, avec un système alliant consuls, sénat et tribuns. Le concept est simple : les inimitiés entre les classes sociales ne sont pas une mauvaise chose, ce sont au contraire un inconvénient nécessaire pour maintenir l’équilibre des forces dans l’État et le prémunir contre les prémisses de la corruption qu’il porte nécessairement en lui-même.
Pour le Florentin, la résilience de Rome résulte de son ébullition. En greffant les luttes sociales au sein même de l’État, les Romains faisaient du peuple le garde-fou des puissants, et inversement les dirigeants encadraient les débordements et empêchaient le désordre. « On n’ôta jamais toute son autorité au roi pour la donner aux optimates et l’on ne diminua jamais l’autorité des optimates pour la donner au peuple. Restant mixte, ce fut un État parfait, qui atteignit sa perfection grâce à la désunion de la plèbe et du sénat. »
Machiavel se moque éperdument du désir utopique d’établir par quelque subterfuge institutionnel une harmonieuse collaboration entre les classes. Pour lui, l’Homme, naturellement mauvais, agressif et brutal, enclin aux querelles, à la domination et à la cruauté, ne peut faire le bien que par nécessité et n’obéit à la morale et à la loi que par force ou par intérêt. Et c’est paradoxalement ce caractère belliqueux, commun à tous les hommes, quel que soit leur rang social, qui est la clé pour instaurer la vertu au sein des États. Il n’a que faire de l’idéalisme moral ; il ne cherche pas à calmer ou à étouffer les luttes intestines mais plutôt à les institutionnaliser afin de canaliser l’énergie qu’elles procurent en vue d’affranchir l’État de la corruption. Son système n’est certes ni tempéré ni pacifique, mais il s’appuie sur une puissante dynamique sociopolitique, garantie par une égalité conflictuelle à même de contenir les pulsions dépravantes.
Le cynique républicain
Il est difficile de cacher sa stupeur et sa perplexité lorsqu’on lit l’auteur du Prince proclamer fièrement que le service de l’intérêt général et la recherche de la liberté doivent être les vocations suprêmes de la politique.
On ne sait pas par quelle acrobatie intellectuelle Machiavel a substitué le peuple au prince au coeur de ses Discours, mais il n’hésite pas à affirmer que le bien général doit être la seule quête des dirigeants ! C’est au peuple, sage et constant, qu’il confie la tâche de prendre les décisions nécessaires au maintien de l’État. En conséquence, il ne jure que par le régime républicain ! Il écrit : « Ce n’est pas le bien individuel, mais le bien général qui fait la grandeur des cités. Le bien général n’est certainement observé que dans les républiques. Car on met en oeuvre tout ce qui convient à ce propos. Quoiqu’il soit contraire à tel ou tel particulier, le nombre de ceux à qui il est profitable est si grand qu’ils peuvent toujours passer outre à l’attitude du petit nombre qui peut en être lésé. Il advient le contraire lorsqu’un prince gouverne. Le plus souvent, ce qui lui est profitable lèse la cité, et ce qui est profitable à la cité le lèse. »
Toujours en prenant à revers ses propres écrits, il montre une étrange adversité, quasi-haineuse, pour toute forme de tyrannie. Il refuse d’y voir une quelconque vertu, puisse ce tyran être le plus héroïque et le plus patriote des hommes : « aussitôt que naît une tyrannie dans un régime libre, le moindre mal qui peut arriver à de telles cités est de ne plus progresser, de ne plus gagner en puissance et en richesse. Mais le plus souvent, et même toujours, elles reculent. Si le hasard faisait qu’y naisse un tyran énergique, qui par son courage et ses capacités militaires augmente son pouvoir, seul ce prince en tirerait un profit, et non pas l’Etat. »
La liberté, semble donc occuper une place fondamentale au centre du système machiavélien. Il en fait même un critère majeur pour juger du caractère florissant ou décadent des cités. Il dit : « toutes les villes et tous les pays qui vivent totalement libres, comme je l’ai dit ci-dessus, font de grands progrès. On y voit, en effet, de plus fortes populations, parce que les mariages y sont plus libres et plus désirés. Car chacun met volontiers au monde les enfants qu’il pense pouvoir élever, sans crainte de se voir enlever son patrimoine. Non seulement il sait qu’ils naissent libres et non pas esclaves, mais qu’ils peuvent atteindre au sommet de l’État grâce à leurs vertus. On voit les richesses s’y multiplier en plus grand nombre, qu’elles proviennent de l’agriculture ou de l’artisanat. Car chacun développe volontiers ces choses et tâche d’acquérir les biens dont il pense qu’une fois acquis il pourra jouir. Il en découle que les hommes pensent à l’envi à leurs profits privés et publics et que les uns et les autres croissent de façon étonnante. »
Pour Machiavel, cette liberté se matérialise par la toutepuissance de la loi, gardienne des droits et bouclier protégeant des pouvoirs arbitraires. Car ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est l’incohérence et l’imprévisibilité des pouvoirs discrétionnaires qui subordonnent à leurs humeurs et leurs bourrasques le sort de la Cité entière. L’atmosphère d’incertitude et de perpétuelle menace qui y règne est telle qu’il est insensé, ne serait-ce que d’envisager l’établissement d’une quelconque justice ou d’une quelconque dynamique sociale. L’absence de loi suprême et souveraine est si épouvantable aux yeux du Florentin qu’il préférerait l’assujettissement à une puissance illégitime, pour peu qu’elle veuille bien respecter la loi, que de se plier aux lubies versatiles d’un despote.
À bien y regarder, de multiples perversions peuvent se cacher dans cette nuance qu’annexe Machiavel à la notion de liberté, sans que l’on puisse être certain qu’il ne le fit exprès. Faisant preuve de son cynisme légendaire, il instrumentalise ces subtiles différences entre le pouvoir concentré dans les mains d’un seul, agissant toutefois dans les limites de la loi, et le pouvoir suprême et vicieux d’un autocrate, pour justifier la possibilité de recourir à la dictature en temps de péril. Pour lui, paradoxalement, une république doit pouvoir recourir à ce moyen si elle veut se maintenir libre, et ce pour une raison simple : dans une situation de danger, il faut pouvoir prendre des décisions efficaces très rapidement, on ne peut avoir le luxe de consulter l’avis de tout le monde. C’est alors que les pleins pouvoirs doivent être mis entre les mains d’un seul homme, digne de confiance.
D’habitude si soucieux d’équilibrer les pouvoirs, le Florentin s’obstine à ignorer les abus et usurpations qui peuvent découler de celui-ci. Il justifie sa bénignité par son caractère éphémère et encadré par la loi : « C’est l’autorité dont les citoyens s’emparent qui nuit à la liberté, et non celle qui lui est conférée par les suffrages libres du peuple. »
Plus surprenant encore, il consent à admettre que la perpétuation de la dictature peut être gravement nuisible ; il affirme même que la conversion de la république romaine en empire fut sa principale cause de décadence ! Malgré cela, il persiste à appeler les États à se munir de ce pouvoir et à l’inscrire dans leur constitution en prévision de périls urgents. Pour lui, il adviendra toujours que quelqu’un tente de s’accaparer le pouvoir pour lui seul, il est alors préférable d’encadrer celui-ci par la loi, en espérant compter sur la fermeté des institutions et la vertu du peuple, plutôt que de le laisser à la merci du destin : « Ce ne furent, en effet, ni le titre ni la charge de dictateur qui asservirent Rome, mais l’autorité acquise par les citoyens du fait de la durée de leur pouvoir. Si le titre de dictateur n’avait pas existé à Rome, ils en auraient pris un autre, car c’est la puissance qui crée le titre et non le titre qui crée la puissance. »
La guerre et la puissance
La guerre occupe une place centrale dans la pensée du Florentin. D’innombrables chapitres des Discours sont dédiés à l’organisation des conflits armés et de leur mise en oeuvre tactique. Bien que ces questions intéressent davantage les amateurs de stratégie militaire, il y a beaucoup d’enseignements à tirer de la philosophie de la guerre telle que perçue par Machiavel et du rôle qu’il lui donne dans la gestion de la politique internationale de l’État.
Les rapports entre les nations sont des rapports de force. Seule la puissance d’un État est à même de lui garantir son indépendance et sa mainmise sur son destin ; un État faible ne peut agir que par contrainte, dans les limites étroites auxquelles il est restreint par sa faiblesse.
En termes de puissance, Machiavel ne jure que par la force militaire brute. Selon lui, on ne peut s’affirmer qu’en croisant le fer, tout comme le firent les Romains qui soumirent leurs ennemis par le courage de leurs soldats et le génie de leurs généraux. À ce titre, il prend nettement ses distances par rapport au facteur économique. Pour lui, « l’argent n’est pas le nerf de la guerre », mais plutôt un simulacre de puissance, donnant l’illusion de pouvoir dompter les appétences et acheter des alliés fidèles, en oubliant que le métal des épées est plus résistant que l’or.
De même, il porte un grand mépris pour ces cités dotées d’armées imposantes, mais dont les dirigeants n’ont pas le courage de faire combattre leurs soldats, faisant passer leur pusillanimité pour de la sagesse et croyant que le seul fait d’exposer leurs forces suffit à dissuader les ennemis : « Lorsque les princes oisifs ou les républiques efféminées envoient un de leurs capitaines en campagne, l’ordre le plus sage qu’ils pensent lui donner est de lui interdire de toute manière de combattre et de se garder surtout de se battre. »
Fidèle à lui-même, Machiavel attache une grande importance à la figure du commandant. Il préfère avoir un bon général à la tête d’une mauvaise armée plutôt qu’une bonne armée mal commandée. Le chef de guerre se distingue par son courage et sa ruse ; charismatique et dévoué à la défense de sa patrie, ses hommes le suivent aveuglément et ont en lui une confiance inébranlable. Encore une fois, il ne cache pas son mépris pour ces généraux insolents qui croient que les vertus guerrières leur sont conférées par la position qu’ils occupent, à cela il répond que « ce ne sont pas les titres qui honorent les hommes, mais les hommes qui honorent les titres ».
Le commentateur de Tite-Live ne rate pas une si belle occasion d’étaler son cynisme. Il laisse entendre que les États désireux de maintenir leur cohésion doivent songer à faire la guerre fréquemment, et ce pour porter à l’extérieur leurs dissensions internes, quitte à inventer de faux prétextes. La paix et l’oisiveté sont propices à la désunion, et un État qui n’a pas d’ennemis à l’extérieur en trouvera alors chez lui, telles sont les maximes de Machiavel !
Nous profitons de ce passage pour souligner le fait qu’il assigne ce même rôle à la religion, avec la même importance. Sans surprise, l’auteur des Discours n’a que faire de la foi et de la spiritualité, son rapport avec la religion est très pragmatique, celle-ci n’étant indispensable que parce qu’elle réfrène les moeurs et pose l’autorité des lois. Il importe peu que le discours religieux soit factice tant qu’il est efficace, après tout « la masse se satisfait autant des apparences que des réalités », et tant que la religion jouera son rôle de garde-fou, il sera impératif de la préserver de la corruption. Le déclin de la religion ne peut qu’entrainer la chute de la Cité : « Les princes ou les républiques qui veulent se maintenir à l’abri de toute corruption doivent, sur toutes choses, conserver hors de toute corruption les cérémonies religieuses et en entretenir la vénération, parce qu’il n’y a pas de signe plus assuré de la ruine d’un pays que d’y voir méprisé le culte de Dieu. »
Le Florentin décrit à quel point Rome était une république « pieuse » : « Pendant plusieurs siècles il n’y eut, en aucun lieu, autant de crainte de Dieu que dans cette république. » Il admire avec quelle aisance les Romains, usaient de ce puissant catalyseur pour galvaniser leurs guerriers et exalter l’amour de la patrie dans le coeur de leurs citoyens. À l’inverse, il est ulcéré par l’usage de la religion chrétienne telle que pratiquée par ses contemporains ; il l’accuse tout bonnement d’être l’une des principales malignités de son temps. Il s’insurge contre cette morale qui glorifie la douceur et la faiblesse et qui croit élever les hommes en condamnant leurs instincts les plus primitifs. Il appelle activement à revenir aux anciennes valeurs : à l’humilité doit succéder l’orgueil, à la tempérance l’ambition et au pacifisme amolli la vaillance !
« Nous ayant montré la vérité et la juste voie, notre religion nous a fait accorder moins d’estime à l’honneur du monde. Les païens, l’estimant fort et ayant placé en lui le bien suprême, étaient plus acharnés dans leurs actions. On peut l’observer dans nombre de leurs institutions, en commençant par la magnificence de leurs sacrifices, par comparaison avec l’humilité des nôtres, où la pompe est plus délicate et magnifique, mais où rien n’est féroce ni violent. Chez eux ne manquaient ni la pompe ni la magnificence dans les cérémonies, mais il s’y ajoutait le sacrifice, sanglant et horrible, puisqu’on y tuait quantité d’animaux. Ce spectacle terrible rendait les hommes pareils à lui. Outre cela, la religion antique ne récompensait que les hommes couverts de gloire terrestre, tels les généraux et les chefs d’État. Notre religion glorifie davantage les hommes humbles et contemplatifs que les hommes d’action. Elle a ensuite placé le bien suprême dans l’humilité, la soumission et le mépris des choses humaines. L’autre le plaçait dans la grandeur d’âme, la force du corps et toutes les autres choses aptes à rendre les hommes forts. Si notre religion exige que l’on ait de la force, elle veut que l’on soit plus apte à la souffrance qu’à des choses fortes. Cette façon de vivre semble donc avoir affaibli le monde et l’avoir donné en proie aux scélérats. Ceux-ci peuvent le dominer sûrement, car ils voient que, pour aller au paradis, l’ensemble des hommes pense davantage à supporter leurs coups qu’à s’en venger. Bien qu’il semble que le monde se soit efféminé et le Ciel désarmé, cela provient sans aucun doute davantage de la lâcheté de ceux qui ont interprété notre religion en termes d’oisiveté, et non en termes d’énergie. »
Du Prince aux Discours, d’un Machiavel à un autre
Deux oeuvres rapprochées par le temps, séparées par les circonstances, deux oeuvres si différentes et pourtant si similaires. Les Discours commencés avant le Prince, entrecoupés par l’écriture de celui-ci, et achevés par la suite, sont écrits de manière plus détendue et moins percutante ; on n’y retrouve aucunement l’allure d’un texte rédigé dans l’urgence, désireux d’apporter des solutions immédiates, et calibré pour plaire au lecteur et exciter en lui ses passions impétueuses. Bien au contraire, ils sont l’aboutissement d’une doctrine longuement mûrie, un traité qui s’adresse uniquement à la raison et qui se veut le substratum d’un dessein long et périlleux pour espérer délivrer Florence de son agonie.
Malgré l’évidente divergence des idées et des opinions exposées dans les deux oeuvres, parfois diamétralement opposées, les principes fondamentaux du système machiavélien demeurent inchangés, notamment ses réflexions sur la nature humaine ou sa conception du monde comme une perpétuelle lutte entre la fortuna, c’est-à-dire les nécessités de l’Histoire, et la virtù, à savoir le libre choix des hommes et leur capacité à prendre leur destin en main.
Au final, qui est Machiavel ? C’est cet esprit curieux, capable de nous subjuguer par son intelligence fine et sa clairvoyance, puis de nous plonger subitement dans le doute face à une logique obscure par laquelle il statue plus qu’il ne commente et devine plus qu’il n’observe. C’est cette personnalité étrange, qui préconise les usages les plus ignobles au service des fins les plus nobles, qui maudit l’ignominie et la cruauté individuelles et les applaudit lorsque accomplies collectivement. C’est cet humaniste de pacotille qui encense la droiture, la justice et la pitié dans la politique intérieure et qui s’en affranchit pour peu que l’on dépasse les frontières de son pays. Enfin, c’est cet être espiègle qui peut déclarer fièrement son amour pour la liberté dans un chapitre, puis ficeler une stratégie pour orchestrer une conspiration dans le chapitre suivant.
Machiavel est tout cela à la fois ; une pensée confuse et capricieuse, une raison « qui se déploie en se contredisant », qui éleva son géniteur au rang de personnage de la mythologie intellectuelle, qui n’a de cesse de diviser ses lecteurs entre adeptes et détracteurs et qui ne les rassemble finalement que dans la fascination unanime qu’il leur inspire, de par son machiavélisme, qui n’est autre que la traduction de son amour inconditionnel pour sa patrie.