Le Confinement qui Libère
Au milieu de l’ennui absolu du confinement, où rien ne se crée et rien ne se transforme, enfermé chez-soi, chaque jour à maudire ce virus qui nous a volé notre vie et nous a extrait d’une monotonie antérieure pour nous plonger dans une autre moins supportable, car quotidienne au lieu d’être diluée de façon hebdomadaire ou mensuelle. Difficile de faire un diagnostic quand la claustrophobie devient pandémique, traduite par des plaintes récurrentes de perte de la liberté. Mais quelle liberté ? Celle de ne plus ‘‘faire ce que je veux quand je veux” ?
D’abord, nous pouvons donner tort à ce constat par un désaccord, en s’appuyant sur Descartes, qui affirme être certain d’être libre quand il fait bouger son bras selon sa volonté et sur Mill, qui considère la liberté comme tout acte ne nuisant pas à autrui. Ensuite, nous pouvons lui donner tort en étant autrement d’accord. En effet, selon Kant, l’Homme libre est celui qui suit des lois qu’il s’est lui-même imposées, alors ceux qui se confinent sous une contrainte extérieure ne sont pas des Hommes libres, car être libre de faire quelque chose, c’est être libre de ne pas le faire. Aussi, Rousseau associe la liberté à la souveraineté des peuples. Devant la souffrance des puissances occidentales de l’absence de souveraineté stratégique en raison de leur dépendance vis-à-vis de la Chine, Rousseau considérerait aujourd’hui son pays comme non libre. Peut-on être libre dans un milieu dépendant ?
Vous l’aurez compris, la réponse importe moins que le chemin réflexif emprunté pour aboutir à elle. La pensée est si malade que la liberté s’est abâtardie en une conception dénaturée de “succession d’aventures et de caprices”.
Aussi, il sera question dans ce cinquième numéro (N°4) sous le thème de “In the Frontlines”, de la santé et des risques auxquels les médecins sont confrontés au cours de leur pratique quotidienne. La Rubrique ScienSea sera entamée par un mal-être qui touche à la fois les étudiants et les médecins à travers l’article intitulé “الاحتراق الوظيفي - tuonruB” qui propose un tour de la littérature scientifique. Il sera suivi d’un article sur les risques de Tuberculose chez les médecins ayant pour titre “Blouses Blanches & Caséum” puis d’un incontournable dossier spécial Covid-19.
Au-delà des concepts complexes tels que la liberté, il apparait que les éléments les plus insignifiants de la vie de tous les jours semblent échapper à notre raison, « Le familier n’est pas pour cela connu », disait Hegel. Sait-on faire le lien entre ce que nous sommes, ce que nous croyons être et ce que nous voulons ? Par exemple, en regardant par la fenêtre, un matin de confinement, un fermier qui laboure la terre à l’aide d’une machine. La plupart se croiront spirituels en décrivant les épousailles entre les rayons solaires et la brise du matin sur ses joues géographiques. Alors que ceci est symptomatique d’une impuissance intellectuelle qui ne fait aucune différence entre le fait de l’Homme et le fait de la Nature. On parle d’imaginaire, de merveilleux et d’irréel car on ne comprend pas la réalité ; on la fuit. Nous ne savons pas voir que le travail de ce fermier avec sa combinaison, ses bottes, son masque et ses gants, sont le résultat de siècles de lutte et d’évolution de sa condition de travailleur (horaires, protection, technique, etc). La première description serait parfaite dans un statut Facebook qui susciterait beaucoup de chœurs et de cœurs. La seconde désigne la réalité concrète du travailleur, de la possible injustice de sa situation, et conduit in fine à une révolte et une transformation du réel par la réflexion sur le réel.
Toutefois, il ne s’agit pas ici de faire le procès de la poésie, mais celui de la stratégie de l’autruche qui, en se réfugiant derrière les tromperies de l’imaginaire, abandonne la réalité, par un emploi superficiel de l’intelligence, pour créer une intelligence de la superficialité.
Dans un autre sillage de l’intelligence, il sera question dans la Rubrique Cultiv’art d’“Artificial Intelligence to Neuroscience”, dans l’interview accordée par A. N. Belkacem, PhD (Tokyo Institute of Technology). De plus, l’art sera au rendez-vous, avec l’article “Say It Out Loud”, qui ne décrit pas la musique qui crée de fausses réalités, mais celle s’insérant dans son espace et dans son temps pour participer au changement effectif.
La vie serait peut-être trop rapide pour l’esprit humain qui est constamment bombardé par un nombre incalculable d’informations contradictoires. Comme il est humainement impossible de les analyser toutes, la recherche active du vrai est inhibée, l’individu devient le récepteur passif d’un récepteur antérieur (personne physique ou média) et ne reconnait plus que l’instruction sensorielle. Cette passivité qui engourdit la réflexion, rend plus perméable aux prêts-à-penser les plus répandus et les plus accessibles (cinéma, stars, commerce – consommation en général). Avec une telle standardisation mondiale de l’imaginaire, si l’homme ne trouve pas du plaisir, du mystère, de l’extravagant, tout ce qui chatouille les émotions, et tout ce qui est spectaculaire, il se détournera de tout ce qui réel. Il se détourne de tout ce qui est humain. Ainsi, il devient un éternel insatisfait, car la connaissance, pour qu’il lui soit permis d’être instructive, doit passer par l’affectif. La réalité et la vérité perdent leur sens.
En outre, dès lors que l’idée est liée à l’affect, la séparation se fait dans la douleur, c’est pourquoi nous voyons souvent des personnes s’amouracher stupidement de leurs idées les plus superficielles, et s’y accrocher comme si leur survie et leur dignité en dépendaient.
Dans la même veine, l’article, “الجدلية التّاريخية في القرآن الكريــم”, de la Rubrique Livroscopie, propose une approche pour se réconcilier avec la vie réelle recourant à une philosophie de l’histoire inspirée du Saint Coran. Il sera suivi de l’article “Le Normal & Le Pathologique” qui tentera de délimiter la frontière qui sépare les représentations et la réalité concrète.
De même, lorsque se produit la scission entre une réalité double, une fantasmée et une autre concrète, la personne devient, selon Hegel, aliénée. Par exemple, en visionnant une série ou en écoutant une musique commerciale, l’aliéné fantasme sa vie au rythme de scènes totalement surréalistes. Il s’en suit une recherche constante de “nouvelles expériences”, appelées parfois, et à juste titre, des ‘‘délires’’, qui témoignent de la pensée mal équilibrée qui ne sait pas encore définir son objet, même si on est ingénieur, médecin ou homme d’affaires.
Quand il croit penser son existence en essayant d’accorder les deux, il ne fait, tout au mieux, que décrire car incapable de définir et de juger de façon effective. Au final, il se berne, comme illustré par Lefebvre, de deux illusions ; soit une représentation de sa vie comme réalisée (satisfaction morale vulgaire – l’essentiel c’est d’être heureux…), soit comme irréalisable (angoisse, déprime, désir d’une autre vie).
L’homme dit cultivé pense souvent héberger dans son for intérieur un potager où il cultive sa pensée propre, unique et originale. Libre, autodidacte et objectif, ne devant rien à personne, il adopte une philosophie et des principes pratiques sur mesure, qui respectent étonnement toutes les exigences de son affect… Au lieu de commencer par les raisons pour aboutir aux idées et aux convictions, l’esprit se réduit à la justification des pulsions intérieures, non pas parce que légitimes, mais parce que présentes. Ceci se produit tout en croyant détenir la raison parce qu’il invoque ou pense à elle très fort. Mais en réalité, il oublie que la pensée est sociale et non privée, il s’intègre, qu’il le veuille ou non, dans un milieu, dans un moment et dans un continuum d’idées et de représentations dont l’historicité lui est étrangère. Au moment même où il croit réfléchir intérieurement ce qui lui est extérieur, il intériorise toutes les hallucinations extérieures et se prétend paradoxalement incompris des autres… mais c’est sa personne même qu’il n’arrive pas à saisir et à dominer : « La liberté c’est comprendre son environnement », disait Krishnamurti.
En conclusion, nous aboutissons à la liberté absolue, défendue par Hegel, qui est celle de l’esprit. En effet, selon lui, il n’existe pas d’état de liberté permanent, la liberté est une activité de l’esprit, une action progressive. La pensée donne du sens au monde, par conséquent du pouvoir sur lui afin de se réaliser (état, droit, art…). La liberté ou l’action de se libérer se dépoloie dans le fait de retrouver, dans toutes les réalisations humaines, la trace de l’esprit, comme l’exemple du travailleur plus haut, car c’est la force de l’esprit qui libère le corps. De cette manière, nous pourrions peut-être atteindre le plaisir élevé de l’érudition, la Libido sciendi, à travers l’érotisation du savoir lui-même et non pas des artifices qui l’accompagnent et lui servent d’excipient.
En définitif, ces lignes n’ont pas la prétention d’apporter des réponses ou des solutions, encore moins une vérité. Ce ne sont que des questions et des idées car il ne s’agit pas tant de trouver quoi penser mais de chercher comment penser.
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Medpress-N°4-In-The-Frontlines